" Raffarin change de cap sur les baisses d'impôts ", titrait le journal Le Monde dans son édition du 28 août 2002. " Nous mettrons le curseur sur les priorités qui nous paraîtrons les plus importantes dans les circonstances économiques de 2003, expliquait le Premier ministre.

Il va de soi qu'aujourd'hui, compte tenu de la situation de l'emploi, le dossier des charges sociales paraît prioritaire. " Le lendemain, le porte-parole du gouvernement était chargé de rectifier le tir et de convaincre que les objectifs de baisse des impôts et des charges sociales seraient menés de front. Le nouveau gouvernement de droite n'est pas à une cacophonie près et ces " hésitations " (E.-A. Seillière) accroissent l'impression qu'il mène une " tactique de louvoiement ", comme l'a dénoncé avec habileté M. Hollande. Certes la critique est aisée mais l'art est difficile.

Baisse des charges sociales ou baisse des impôts ? Quel est l'enjeu du débat ? La première mesure vise à diminuer le coût du travail pour l'entreprise et accessoirement à augmenter le salaire net des employés peu qualifiés, la seconde à augmenter le revenu disponible de tous les consommateurs. Le choix d'agir sur l'offre ou la demande est d'abord un choix idéologique, la droite préférant plutôt l'offre car elle favorise la libre entreprise, et la gauche plutôt la demande. En termes économiques, on peut s'attendre à des effets bénéfiques de quelque façon qu'on agisse, la diminution du coût du travail devant inciter les entrepreneurs à embaucher davantage et la hausse du revenu disponible à stimuler l'appétit de consommation des ménages.

Le problème est que cette analyse est trop sèchement rationnelle et a-temporelle. L'on sait aujourd'hui que les hommes ne se comportent pas comme le chien de Pavlov. La dimension supplémentaire à intégrer à l'analyse est le temps, pris en compte à travers le passé d'une part et les anticipations d'autre part (c'est-à-dire l'avenir).

Qu'en est-il du passé proche (disons les 12 derniers mois) ? Une avalanche de mauvaises nouvelles venues de toutes parts et principalement de l'Amérique dont dépend peu ou prou la croissance mondiale. L'éclatement de la bulle spéculative qui s'était formée autour de la nouvelle économie a provoqué à la bourse de Wall Street une chute considérable des actions des sociétés NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication). Puis sont arrivées les affaires Enron et Worldcom qui ont fait perdre durablement la confiance des investisseurs dans la sincérité des comptes des entreprises et dans l'honnêteté de leurs dirigeants. Par un effet de contagion bien connu, la chute de Wall Street a entraîné celle des autres places financières, Tokyo (qui n'en finit pas de se remettre de la crise de 1998), Londres, Paris, Francfort... La chute de la maison Messier (Vivendi Universal) n'a rien fait évidemment pour arranger le climat délétère national et mondial.

La confiance est tellement entamée que même les valeurs des sociétés " traditionnelles " (celles qu'on appelle les " blue chips " et qui sont le refuge des investisseurs institutionnels) sont touchées à leur tour. L'indice français de référence est à 3100 points (contre 6000 il y a un an environ) et certains experts s'attendent à un plancher de 2800 points. Tout cela serait moindre mal s'il ne s'agissait que de valeurs virtuelles. Le malheur est que la crise financière a des conséquences désastreuses sur l'économie réelle. Celles-ci n'ont pas été perçues tout de suite car il arrive parfois (comme en 1987) qu'une crise financière n'ait pas les effets que la théorie économique prévoit, en particulier l'effet de richesse négatif analysé cher à Friedman. Confiants dans leur bonne étoile – car ils sortent d'une période de croissance la plus longue de leur histoire – les États-Unis ont hésité longtemps à reconnaître qu'ils étaient entrés dans la phase baissière du cycle, ce qui a retardé d'autant les mesures interventionnistes nécessaires à la reprise. Et par un processus à la René Girard, on a cherché un bouc-émissaire... et on l'a trouvé en la personne de celui que tous les marchés adulaient il y a seulement trois mois, Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine, qui aurait favorisé par le laxisme de sa politique monétaire (taux d'intérêt bas) le développement d'une bulle spéculative d'une ampleur sans précédent.

Quoi qu'il en soit, la crise financière a laissé des traces de type patrimonial que les conjoncturistes occultent souvent, parce qu'obsédés par la dynamique des flux, mais qu'il est indispensable de prendre en compte si l'on veut asseoir les prévisions sur un scénario réaliste : à savoir, du côté des entreprises, un surendettement rendu nécessaire pour financer des investissements (et des fusions) qui sont devenus des surinvestissements (et des mammouths), c'est-à-dire concrètement des capacités de production excédentaires qui vont peser lourdement sur les bilans (et les profits) et donc sur la rentabilité des entreprises. Du côté des ménages, même scénario car, pour spéculer, il faut emprunter ; la chute de la bourse laisse les porteurs avec des dettes qui sont bien réelles (et qui représentent en moyenne 110 % de leur revenu disponible) mais des actions qui ne valent plus grand chose et que l'on ne va pas brader car l'on sait qu'un jour elles retrouveront leur valeur d'achat.

Cette analyse n'est pas valable seulement pour les États-Unis mais pour tous les pays, développés ou non. Chacun agissant comme son voisin (mimétisme) avec une vitesse de plus en plus grande (par le biais des NTIC), les trois grands pôles de développement (États-Unis, Europe, Japon) sont dans la même phase cyclique, ce qui contribue à amplifier les effets négatifs de la récession dont il est à craindre qu'elle ne dégénère en dépression.

Ce détour par le passé récent n'est pas inutile pour comprendre la représentation que les agents économiques se font de l'avenir et dont dépendent leurs anticipations et leurs comportements futurs. Or l'avenir n'est pas rose : en plus des phénomènes d'endettement qui obèrent durablement la capacité de financement des entreprises et la propension à consommer des ménages, les prévisions de croissance sont particulièrement pessimistes. Selon une procédure bien connue des prévisionnistes (que les esprits espiègles aiment à comparer aux météorologistes), chaque jour apporte son lot de démentis et de révisions à la baisse des taux de croissance : pour la France l'Insee vient d'annoncer 1,3 % pour 2003 au lieu des 3 % prévus au moment de la campagne présidentielle, puis des 2,5 % prévus durant les vacances d'été. Cette annonce a fait l'effet d'un coup de tonnerre car elle remet en cause les promesses de campagne du candidat Chirac et la pertinence du budget prévisionnel de l'État construit sur une hypothèse de croissance de 3 %.

C'est là que la cacophonie commence. Les suppressions d'emplois de la fonction publique, considérées comme souhaitables dans un contexte d'amaigrissement du mammouth et de croissance des emplois privés, ne sont plus acceptables dans un contexte de chômage croissant. Les promesses de baisse d'impôt sur le revenu, bien venues dans un contexte de croissance du revenu national, ne sont plus tenables quand la conjoncture se retourne à cause du diktat européen du pacte de stabilité. Même chose pour la baisse des charges sociales dont on se demande comment elles seront financées, alors que le budget de la Sécurité sociale est prévu en déficit. Peut-on attendre de ces mesures qu'elles stimulent la croissance, ce qui permettrait de récupérer de l'autre main (recettes fiscales et/ou sociales en plus) ce que l'État donne d'une main (impôts et cotisations sociales en moins) ? Rien n'est moins sûr, pour les raisons indiquées. Le salut ne peut non plus venir du commerce extérieur puisque la crise est mondiale et que les prévisions de croissance de nos partenaires privilégiés (Allemagne et Etats-Unis) ne sont pas meilleures que les nôtres.

Alors y a-t-il une solution ? Qu'on le veuille ou non, il nous faut revenir à la bonne vieille éthique keynésienne qui prévoyait la faillite d'une économie dont la bourse fonctionne comme un casino. Il nous faut aussi revenir à Sen (prix Nobel d'économie) qui n'a cessé de défendre l'idée que l'économie devait être soumise à des principes éthiques clairs. La crise actuelle n'est pas celle du capitalisme en général, dont on ne doit jamais oublier qu'elle est une extraordinaire machine à produire des richesses, mais celle de la finance mondiale et des marchés-rois. Il y a donc urgence pour mettre en place une " gouvernance mondiale ", contester le droit absolu des propriétaires d'actions et mettre en place des règles de transparence des comptes (loi Sarbanes-Oxley de juillet 2002 aux Etats-Unis).

À court terme, étant donné le climat d'incertitude généralisé et de " crise de confiance extrême " (A. Orléan), il faut bien reconnaître que l'on n'est pas sûr du tout de l'efficacité des mesures classiques de politique économique : savoir qu'on ne sait rien est déjà savoir, disait à peu près Socrate. Trois raisons militent pour une action par les charges sociales :

1/ agir avec pragmatisme : la mesure a déjà été utilisée avec succès, essayons à nouveau (bien que le contexte ne soit plus le même),

2/ soulager les comptes des entreprises, car la crise actuelle est davantage une crise de l'offre que de la demande (voir ce qui a été dit plus haut),

3/ éviter d'arbitrer entre la France d'en haut et la France d'en bas, dialectique marxiste s'il en est : favoriser l'emploi peu qualifié, les entreprises de main d'œuvre et les ménages pauvres après avoir favorisé les ménages payant des impôts apparaît équitable.

L'avenir dira si ces mesures incitatrices sont efficaces pour consommer et embaucher davantage. Beaucoup d'autres chantiers attendent le gouvernement qui, au début de sa législature, doit donner rapidement des signaux forts aux Français : assouplir le carcan Aubry des 35 heures, supprimer les lois inutiles, libérer les énergies et les initiatives créatrices par des simplifications administratives, continuer à décentraliser et à recentrer l'État sur ses missions régaliennes (avec cependant un mauvais point pour la baisse de 1,31 % du budget recherche), commencer à réduire le nombre de fonctionnaires " de façon différenciée " et ne pas mollir sur les privatisations : comment l'État peut-il, 57 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, produire encore des voitures ? Tant pis pour le déficit budgétaire, l'équilibre n'est pas un dogme scientifiquement établi et la marge de 3 % du PNB que le pacte de stabilité autorise n'est pas épuisée. Et surtout... que les politiques ne fassent pas de promesses à trois ans et évitent les effets d'annonce ! Qui vivra verra.

Nicolas Brejon de Lavergnée est professeur à l'université de Tours, vice-président de l'Association française des économistes catholiques.