En 2004, le cardinal Ratzinger a demandé à la Commission théologique internationale d'examiner les voies d'une plus grande pédagogie de la loi naturelle. Les théologiens viennent de rendre leur copie, sous le titre : À la recherche d'une éthique universelle ; nouveau regard sur la loi naturelle [1]. La grande nouveauté du document porte sur l'importance de la motion du bien comme "donnée immédiate de la conscience".

L'ALTERNATIVE est brutale : le relativisme général ou la loi naturelle. Soit les normes éthiques sont le fruit de choix personnels, soit elles ont un fondement universel.
Si elles sont variables en fonction du temps, des lieux et des mœurs, et plus ou moins harmonisés dans chaque société, elles ne sauraient être que provisoires, incertaines et relatives. Mais relatives à quoi et imposées à quel titre ? Au titre d'un impératif procédural de discussion ? Cet impératif même, au nom de quoi lui conférer valeur ultime de déterminant ? En dépit des habillages, si tel est le cas, seuls comptent les rapports de force et d'intérêt.
Soit les aspirations humaines au bien, les déclarations universelles et les grands principes dégagés au fil de l'histoire ne sont ni provisoires, ni incertains, ni relatifs, mais ont une substance intangible par delà le temps, les lieux et les mœurs. Comme les bons sentiments et les arguments d'autorité n'ont plus cours mais révulsent tant la rationalité que la liberté de l'homme, il est impératif de déterminer si les normes éthiques ont un fondement universel, et si oui lequel !
L'Église n'ignore pas que la gravité des enjeux moraux du monde moderne ne peut différer cette recherche. Si elle a toujours estimé qu'un tel fondement existait dans ce qu'on appelle la loi naturelle , encore fallait-il en vérifier les raisons, éventuellement corriger certaines dérives du concept, et surtout en reprendre la formulation pour la rendre intelligible à un monde au mieux imperméable, sinon hostile.
La CTI vient de conclure. Ce n'est pas tant la confirmation de la réponse positive, dont on ne doutait pas, qui importe, que les trois articulations majeures de la justification et de la présentation qui en est faite. Elles ne surprendront sans doute pas les spécialistes. Le grand mérite du document est de les synthétiser de façon argumentée, claire et accessible : 1/ l'appel intérieur à faire le bien ; 2/ la loi morale s'articule avec une métaphysique ; 3/ la loi naturelle est une loi ouverte.
I- Il faut faire le bien , premier précepte de toute éthique
La question-clé est la suivante : la reconnaissance de la loi naturelle comme une loi, et une loi inscrite dans la nature, dépend-elle d'une révélation divine préalable et ressortirait-elle donc d'une forme élaborée de l'argument d'autorité, voire d'un acte de foi ? Ou bien est-elle directement accessible à l'intelligence humaine qui saura ensuite la référer à son auteur divin ?
La CTI a adopté une démarche proprement expérimentale et inductive. Elle part d'une constatation préliminaire : dans les grandes sagesses qui ont marqué l'histoire de l'humanité, elle discerne une convergence sur un impératif immanent à tout homme en tant qu'il se dit et se conçoit comme homme : la règle d'or selon laquelle on ne doit pas faire à autrui ce que l'on ne voudrait pas qu'il nous fasse. À partir de cette convergence empirique, elle dégage une vérité essentielle qui n'avait peut-être pas été perçue dans sa plénitude jusqu'à présent. Cette vérité se trouve dans le parallélisme fondamental qu'elle opère entre 1/ le principe de non-contradiction qui se trouve au fondement de tout raisonnement spéculatif, et [qui] est saisi intuitivement, naturellement, par la raison théorique (n. 41), et 2/ le premier précepte de toute éthique : il faut faire le bien et éviter le mal , sur lequel se fondent tous les autres et notamment la règle d'or précitée, précepte connu naturellement et immédiatement par la raison pratique (id.), avant même de déterminer le contenu concret de ce bien.
Partant donc de l'expérience d'un appel intérieur à accomplir le bien, [l'homme] découvre qu'il est fondamentalement un être moral , quelles que soient les circonstances contingentes dans lesquelles il se trouve. Cet appel au bien correspond au désir profond de la personne humaine qui, comme tout être, tend spontanément, naturellement, vers ce qui la réalise pleinement, vers ce qui lui permet d'atteindre la perfection qui lui est propre (n. 41). Pour l'homme, il s'agit du bonheur ; car le précepte moral n'est pas ordonné au devoir, faut-il le rappeler, mais au bonheur.
Si l'on est fondé à poser parallèlement ces deux principes, c'est précisément parce qu'entre la réalité dans laquelle nous sommes immergés et où nous devons nous mouvoir, et notre intelligence qui s'avère capable de la lire et d'en inférer ce qu'il faut faire ou ne pas faire pour être en harmonie avec elle, il n'y a pas de hiatus, ni sur le plan ontologique, ni sur le plan épistémologique.
II- Le précepte moral s'articule avec une métaphysique de l'être
Ce n'est pas suffisant : une seconde question surgit qui concerne l'être du monde. D'où un autre point majeur, mis en lumière par la CTI : la nécessité de se fonder sur une métaphysique de l'être pour avancer.
Fonder la loi naturelle de façon universelle exige en effet de recourir à un outil philosophique adéquat qui lui-même reconnaisse et rende compte de l'unité et de l'intelligibilité du monde, et qui sache ensuite, et parallèlement, remonter à sa source unique qu'est Dieu ; faute de quoi, toute quête d'universalité est vaine. On ne saurait donc reprocher à la CTI, comme l'on fait certains commentateurs, de s'en tenir à la métaphysique aristotélico-thomiste comme si la pendule de la pensée s'était arrêtée : c'est le seul outil métaphysique qui s'avère pleinement opératoire. Tous les autres, précisément parce qu'ils inversent le sens de la relation entre la pensée et la réalité à appréhender, et qu'ils partent de la pensée de l'homme, butent sur la question de l'universalité qu'ils sont incapables de fonder.
En discernant un précepte moral premier, et en se fondant sur une métaphysique de l'être qui décèle et garantit la connaturalité de l'esprit avec les valeurs (n. 44), la CTI s'est ainsi donné les moyens 1/ de fonder rationnellement une éthique universelle, 2/ en préservant l'unité du monde dont l'homme est partie intégrante, et 3/ en plaçant la nature dans un juste rapport avec la grâce (ou la sur-nature), qui n'est pas un rapport de servilité ou d'anéantissement, mais un rapport de rédemption et de plénitude.
En effet, la CTI n'élude ni la question de la liberté qui confère à l'homme la faculté de refuser les moyens du bonheur auquel il aspire ou d'en dévoyer le sens et les conditions, ni celle du péché qui blesse la nature et rend nécessaire sa rédemption pour qu'elle déploie sa plénitude.
La liberté, dans son exercice concret, doit affronter deux difficultés. D'abord, elle est limitée en elle-même et les biens qui se présentent à elle sont des biens particuliers, dont aucun ne peut satisfaire pleinement le cœur de l'homme. Il revient à la raison du sujet d'examiner si ces biens particuliers peuvent s'intégrer à la réalisation authentique de la personne (n. 41). Ensuite, cette liberté est affaiblie par le péché qui obscurcit la raison et affaiblit la capacité à choisir le bien. Mais le péché, aussi grave soit-il, n'éteint jamais complètement la lueur du vrai et du bien dans le cœur de l'homme (sinon la rédemption elle-même serait impossible), pas plus que la grâce n'abolit la nature. C'est ce qui permet à l'Église d'entrer dans le débat moral et d'invoquer la loi naturelle sans en faire une question religieuse.
III- Une loi ouverte, non un code fermé
Dernier point, non moins important : celui du contenu de la loi naturelle. La CTI reconnaît que le modèle rationaliste moderne a dévoyé le concept en l'enfermant dans une rigidité abusive où, à la limite, la liberté de l'homme serait abolie. La loi naturelle n'est pas un code de règles et de préceptes qui se déduirait de façon géométrique et enfermerait l'agir moral dans un déterminisme auquel l'homme devrait se contenter d'obéir aveuglément. Cette présentation erronée a lourdement contribué au rejet dont elle est victime aujourd'hui.
Extrayant la loi naturelle de la gangue moralisatrice où elle avait fini par être enfermée, elle entreprend de la recentrer sur l'essentiel, c'est-à-dire sur les trois grands ensembles de dynamismes naturels qui sont à l'œuvre dans la personne humaine (n. 46 sqq) :

  1. l'inclination de tout être vivant à conserver son être et à développer son existence, assortie de ses corollaires que sont la fuite devant la menace de mort et la recherche de meilleures conditions de vie ;
  2. la survie de l'espèce qui se réalise par la procréation : elle s'inscrit dans le prolongement de l'aspiration à persévérer dans l'être, avec les dimensions propres, individuelles et collectives, de tout ce qui touche à la génération ;
  3. l'inclination à vivre en société, spécifique à l'être humain parce qu'il est un être spirituel et relationnel, doté de raison, apte à la vérité et capable d'entrer en un dialogue conscient et réciproque avec les autres, caractère spirituel et relationnel qui le conduit également à rechercher la communion avec Dieu : d'où découle l'exigence de justice dans les rapports avec autrui, laquelle implique la reconnaissance de l'égale dignité de tout individu et le respect dû à chacun, en particulier aux plus petits.

C'est cette dernière inclination qui explique la formulation négative de la règle d'or : ne fait pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse , formulation négative qui lui permet de transcender les contingences historiques ou culturelles et en garantit l'universalité.
Sur le contenu concret de la loi naturelle, la CTI n'entend pas aller plus loin : faisant sien l'appel à la modestie et à la prudence qu'elle lance, et prenant acte de la complexité des données empiriques, des conditionnements culturels qui imprègnent les comportements, et des progrès que l'homme accomplit dans la connaissance du monde, elle rappelle que la morale s'occupe de réalités contingentes qui évoluent dans le temps , que plus on entre dans le détail, plus l'indétermination augmente , et que en morale la pure déduction par syllogisme n'est pas adéquate . La morale relève en effet de la sagesse pratique, qui implique une capacité particulière de discernement au terme de laquelle l'homme se rend capable d'adapter les préceptes universels de la loi naturelle aux conditions concrètes de l'existence dans les contextes culturels divers (n. 55-56).
D'où la conclusion est tirée que la loi naturelle n'a rien de statique dans son expression. Elle ne consiste pas en une liste de préceptes définitifs et immuables. Elle est une source d'inspiration toujours jaillissante dans la recherche d'un fondement objectif à une éthique universelle . Là se trouve précisément le terrain du dialogue à entretenir avec tous les hommes, d'un dialogue fondé sur l'intelligence apte à appréhender la réalité du monde et sur la volonté libre orientée vers le bien, lorsqu'il s'agit d'expérimenter et de dire ce qu'il y a de commun à tous les hommes doués de raison et de dégager les exigences de la vie en société (113-114).
Puisse chacun lire ce document qui offre une synthèse éminemment précieuse dans les débats actuels, en le plaçant dans une double perspective : celle qu'ont ouverte Jean-Paul II et le cardinal Ratzinger, le premier par ses grandes encycliques sur la défense de la vie, le second par sa Note doctrinale sur l'engagement politique des chrétiens, et, on est en droit de le supposer, celle que va ouvrir Benoît XVI avec l'encyclique sociale annoncée : Caritatis in veritate.

 

 

[1] À la recherche d'une éthique universelle ; nouveau regard sur la loi naturelle, publié aux éditions du Cerf avec une préface de Mgr Minnerath, archevêque de Dijon, membre de le sous-commission de travail, et un guide de lecture rédigé par le Fr. Serge-Thomas Bonino o.p., directeur de la sous-commission.

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