Le livret A et le livret bleu sont les symboles de l'épargne populaire. Comme ceux de quelques autres livrets, notamment le Codevi, devenu le Livret développement durable, et le livret jeune, les intérêts versés aux titulaires ne sont pas imposables.

À leur simplicité, s'ajoutent des possibilités de paiement : les ménages peuvent y faire prélever automatiquement diverses factures périodiques, comme le gaz et l'électricité. Problème au niveau européen : seuls la Banque postale et l'Écureuil peuvent proposer des livrets A ; et le Crédit mutuel détient le monopole du livret bleu (pour lequel il paye une redevance au fisc en compensation de l'exonération fiscale des intérêts perçus par les épargnants).

En juin 2006, suite à la plainte formulée par plusieurs banques, la Commission européenne demanda au gouvernement français de fournir les raisons des privilèges accordés à ces établissements. Apportée fin septembre 2006, la réponse ne convainquit pas Bruxelles : le 10 mai 2007, la Commission exigea la banalisation des livrets A et bleus. Le gouvernement français a choisi de contester cette décision devant la Cour de justice des communautés européennes ; il a déposé un recours le 23 juillet. A-t-il bien fait ?

Simplifier le petit monde des livrets d'épargne

En dehors de ce recours destiné à essayer de maintenir le statu quo, le gouvernement avait deux solutions : obtempérer en autorisant toutes les banques à proposer livret A et livret bleu ; ou bien profiter de cette exigence européenne pour réformer et simplifier le petit monde des livrets d'épargne, c'est-à-dire en fait la fiscalité de l'épargne liquide, compliquée par l'empilement de dispositions spécifiques. De puissants arguments militent en faveur de cette dernière option.

Premièrement, la multiplicité des livrets génère des coûts à la fois pour les établissements et pour les ménages. Un client aisé du Crédit agricole y détiendra, en sus de son compte de chèques, un livret développement durable (défiscalisé, maximum 6 000 €) et un livret ordinaire (non défiscalisé, sans plafond) ; il aura en outre un livret A (défiscalisé, maximum 15 300 €) à la Poste ou à la Caisse d'épargne ; plus éventuellement quelques livrets aux noms de ses enfants, utilisés pour défiscaliser l'épargne parentale : cela fait trois comptes ou davantage à gérer au lieu d'un, que ce soit pour les établissements ou pour le client.

Deuxièmement, l'exonération fiscale ne présente aucun intérêt pour les personnes non imposables — plus de la moitié du total : il y a quelque abus à la présenter comme une mesure en direction des petits épargnants . Elle sert en fait surtout aux classes moyennes, et accessoirement aux riches. Aucun argument social ne la justifie donc en ce qui concerne l'épargne.

Troisièmement, deux arguments sociaux généralement avancés n'ont rien à voir avec la défiscalisation : il s'agit du service non rentable rendu à des personnes pauvres ayant de très petits soldes créditeurs, et du financement du logement social. Il faut effectivement un service minimal bancaire, et le livret d'épargne en fait partie. La Banque postale est spécialiste en la matière. Elle est actuellement défrayée par les pouvoirs publics sous forme d'un confortable pourcentage pour la mise à disposition des fonds collectés grâce au livret A. Rien n'empêcherait de remplacer cela par une prise en charge du coût spécifiquement imputable aux livrets faiblement créditeurs et fortement mouvementés, prise en charge valable pour tous les établissements. La transparence aurait tout à y gagner.

Le second argument social est celui du financement des HLM à taux préférentiel. Mais on voit mal en quoi il serait nécessaire d'affecter à ces organismes une ressource spécifiquement définie, qui n'a aucune raison d'évoluer parallèlement à leurs besoins (et qui, de fait, ne le fait pas). Si l'État veut aider les HLM, des subventions pures et simples, ou des bonifications d'intérêt, auraient l'avantage d'être plus claires. De toute façon, lorsque les HLM obtiennent du crédit à un taux inférieur à celui du marché, c'est le contribuable qui supporte la différence ; ce peut être comme actuellement par des circuits compliqués, obscurs, rendant difficile le calcul du prélèvement opéré — ou bien de façon claire et transparente. La seconde solution, liée à la suppression du livret A, est plus démocratique.

Nominalisme

Mais, dira-t-on, si l'on supprime les privilèges fiscaux des livrets A et de quelques autres, ne va-t-on pas pénaliser les épargnants en imposant de faux revenus — des intérêts qui ne font guère plus que compenser la diminution du pouvoir d'achat du principal ? Cette question, très importante, et tout à fait pertinente, fournit la raison la plus puissante pour procéder à une réforme de la fiscalité des livrets d'épargne, et de l'épargne financière en général.

De fait, il est immoral d'imposer la partie d'un intérêt, ou d'une plus-value, qui ne fait que compenser l'érosion monétaire. Vous prêtez 100 €, un an plus tard il faut 102 € pour acheter ce que vos 100 € permettaient d'acquérir lors du prêt, et vous touchez 2 € d'intérêt : avez-vous gagné quelque chose ? Absolument pas : si vous n'épargnez pas les 2 € d'intérêt, pour porter votre capital à 102 €, vous ne conservez pas votre pouvoir d'achat : vous vous appauvrissez. Aucun économiste sérieux ne dira que ces 2 € d'intérêt constituent un revenu : ils indemnisent la dépréciation du capital prêté. Les imposer est aussi inique que le serait l'inclusion des dotations aux amortissements dans le bénéfice imposable des entreprises.

L'affaire du livret A devrait donc, pour un gouvernement de rupture constructive , fournir l'occasion d'abandonner le nominalisme qui prévaut en matière d'imposition des revenus de placements. Pour l'épargne liquide, et pour bien d'autres formes d'épargne, l'informatisation de la tenue des comptes rend facile de calculer chaque année la portion des intérêts nominaux qui compense la dévalorisation du capital, et celle qui correspond à un revenu réel. La loi

fiscale devrait être réformée de façon à ce que seule cette dernière soit agrégée au revenu

imposable. Bien entendu, pour un revenu réel négatif — cela arrive, même si c'est moins fréquent que dans les années 1970 et 1980 — l'agrégation au revenu imposable se traduirait par une diminution de celui-ci.

Mettre en place cette règle générale d'imposition des revenus de placements permettrait d'alléger le code fiscal de dizaines d'articles qui concoctent des régimes différents selon que le produit a eu ou non l'heur de retenir, à un instant donné, l'attention d'un gouvernement. C'est en procédant de la sorte que l'on pourrait combattre l'inflation normative dénoncée par le Conseil d'Etat dans son rapport 2006 [1].

Hélas ! l'immobilisme prévaut, le gouvernement français allant, pour le maintenir, jusque devant le juge de Luxembourg. Encore une occasion de manquée...

*Jacques Bichot est économiste, professeur à l'Université Jean-Moulin (Lyon 3).

[1] Voir aussi notre étude France : l'inflation législative et réglementaire , Futuribles, n° 330, mai 2007.

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