Les vrais économistes le savent : parmi les facteurs qui dépendent de la puissance publique, aucun n'a un effet aussi déterminant sur l'économie que le taux de change de la monnaie.

 

Un pays peut survivre à un grave déficit budgétaire, à une inflation excessive, à une politique sociale trop généreuse, à des nationalisations inopportunes mais une mauvaise politique monétaire peut avoir pour lui des effets catastrophiques.

Les erreurs monétaires ne pardonnent pas

Les exemples abondent : quand l'Angleterre, avant et après la Deuxième Guerre mondiale, a voulu défendre à toute force le cours de la livre, tant pour des raisons de prestige que pour éviter qu'on lui demande de rembourser les balances sterling [1], elle l'a payé d'un demi-siècle de croissance ralentie et d'un grave déclin ; elle n'en est sortie que quand cette hypothèque a été levée, au début des années quatre-vingt : plus qu'aux réformes libérales, le redressement de l'époque Thatcher est l'effet de l'affaiblissement délibéré de la livre.

Le dogmatisme d'Antonio Salazar, professeur d'économie et dictateur qui prétendit faire de la monnaie portugaise, l'escudo, la monnaie la plus forte du monde, a contraint à l'émigration des centaines de milliers de travailleurs portugais victimes du chômage et de la faible croissance que cette politique absurde avait entraînés.

L'extrême sensibilité de la variable économique s'observe encore aujourd'hui : la baisse du dollar intervenue depuis quelques années a déjà remis en équilibre la balance commerciale américaine.

Comment en irait-il autrement ? Le taux de change n'est rien d'autre que le prix de vente moyen des produits d'un pays. Quel commerçant ignore combien son chiffre d'affaires est tributaire de ses prix de vente ?

À condition de maîtriser l'inflation qui risque d'en résulter, un pays a donc toujours intérêt à tirer sa monnaie vers le bas, comme un commerçant à tirer ses prix. Il risque sinon de perdre sa substance économique. Si le Massif central avait eu autrefois son autonomie monétaire, nul doute qu'il eut pu garder son tissu industriel, comme l'a fait la Suisse. Mais prisonnier d'un étalon monétaire national peu adapté à ses handicaps, il a peu à peu perdu, comme on le sait, sa substance.

Ce rôle décisif de la variable monétaire doit être gardé en perspective dans le débat actuel sur l'euro fort.

Raisonner à la marge

À tort, on dit que ce débat ne porte que sur une fourchette de dix à quinze pour cent alors que les salaires de nos concurrents asiatiques sont dix ou vingt fois plus faibles, qu'une dévaluation de l'euro de 10 % n'apporterait donc pas de solution au problème que rencontrent nos industries en voie de délocalisation . Les questions monétaires, comme presque toutes les questions économiques, doivent faire l'objet d'une approche marginaliste : notre problème n'est pas de multiplier par dix ou vingt notre emploi : l'augmenter de seulement 5 % (ou empêcher qu'il s'affaiblisse de la même proportion) suffirait à rétablir le plein-emploi : une baisse de notre monnaie, même modeste, fait passer au dessus du seuil de compétitivité un certain nombre d'entreprises qui sans cela seraient au dessous. À quoi s'ajoute l'effet du multiplicateur qui, à partir d'un certain nombre d'emplois directement tributaire de l'exportation démultiplie les emplois intérieurs créés.

Une question de braquet

Un autre mauvais argument consiste à déplacer la question sur un terrain qui n'est pas le sien, celui de la morale, à dire d'un air pincé : le taux actuel de l'euro convient aux Allemands, les Français doivent s'y adapter aussi, mais il faut pour cela qu'ils soient plus disciplinés, qu'ils acceptent des réformes, qu'ils fassent moins grève, qu'ils se serrent la ceinture etc.

Raisonnement simpliste : un taux de change est comme le braquet avec lequel un cycliste monte un col au Tour de France (ou toute autre compétition). Selon son gabarit, le coureur utilisera pour arriver à la même performance que les autres, un gros ou un petit braquet. Le coureur qui prend un braquet trop élevé pour son tempérament risque de s'effondrer alors qu'en le réduisant, il irait plus vite que son concurrent. La société allemande et la société française présentent des différences sociologiques et culturelles profondes. Ce qui convient à l'une ne convient pas forcément à l'autre. Rien de honteux à cela. De 1958 à 2000, le mark s'est réévalué d'environ un facteur trois par rapport à toutes les autres monnaies dont le franc. Dans cette histoire, c'est le mark qui a eu un comportement aberrant par rapport au courant dominant. Le franc a, lui, sur cinquante ans, avec des hauts et des bas, vogué de conserve avec le dollar, ce qui somme toute n'est pas si mal.

Quand on est en difficulté à mi-pente, il est plus facile de changer de braquet que de jambes. C'est la monnaie que l'on ajuste d'abord, pas l'économie. L'ajustement d'une monnaie a des effets immédiats, l'ajustement d'une économie peut prendre des années et se trouver même lourdement entravé si le taux de change demeure artificiel.

Si l'économie allemande tient, pour le moment, le choc d'un euro fort, c'est un peu parce que l'Allemagne a, sous le gouvernement Schröder, réduit ses salaires réels, c'est surtout parce qu'elle se trouve pour quelque temps encore en quasi-monopole mondial sur les machines-outils [2]. Tant que la Chine qui lui en achète beaucoup n'aura pas entièrement assimilé sa technique, elle a donc plutôt intérêt à vendre cher. Nos productions phare (aéronautique, automobiles, agriculture) sont au contraire directement exposées à la concurrence de la zone dollar. Il y a toujours dans une zone monétaire des secteurs ou des régions qui tiennent mieux le choc que d'autres, mais si l'on veut employer toute la population active, il faut aussi protéger les plus faibles. Si l'Île-de-France était indépendante, elle pourrait peut-être, comme l'Allemagne ou l'Irlande, s'accommoder d'un euro fort, mais la France ne se réduit pas à la seule région parisienne. Pas davantage l'Europe ne se réduit à la seule Allemagne.

On aura compris que la zone euro recouvre des économies qui ne sauraient toutes rouler avec le même braquet . Alors pourquoi l‘euro, dira-t-on ? La création de l'euro aurait dû reposer sur un pacte implicite : le comportement de l'euro serait la moyenne du comportement des monnaies auxquelles il s'est substitué. Mais l'euro tel qu'il fonctionne aujourd'hui, c'est le mark élargi à tous. De graves tensions mettant en cause sa pérennité ne peuvent pas, dans ces conditions, ne pas apparaître.

Ces considérations montrent ce qu'avait de déplacé la morgue du ministre des Finances allemand qui, lors du dernier sommet de Bruxelles, répondait à son homologue français que pour sa part, le taux actuel de l'euro lui convenait très bien. La France critique le taux de l'euro— et par là la politique de M. Trichet — mais les autres pays en dehors de l'Allemagne souffrent au moins autant que nous, si ce n'est plus, quoique, subjugués, ils ne disent rien.

Mme Christine Lagarde, notre ministre des Finances a fait presque toute sa carrière aux États-Unis mais il n'est pas sûr qu'elle sache qui est Robert Mundell. Dommage ! Si Mme Lagarde connaissait Robert Mundell, elle aurait pu clouer le bec à son homologue allemand. Mundell, professeur à l'Université de Columbia et prix Nobel d'économie, est le théoricien des zones monétaires optimales, lesquelles selon lui supposent un minimum d'homogénéité économique et culturelle. L'Europe, au regard de cette théorie, se trouve à la limite de l'optimum, ce qui justifie une politique prudente de la Banque centrale européenne tenant compte des intérêts de tous. Avec M. Trichet qui se comporte comme s'il était aux ordres de l'Allemagne [3], nous sommes loin du compte.

On a également tort de dire que le taux de l'euro n'affecte que la compétitivité extra-européenne de l'économie française puisque tous les pays d'Europe (hors le Royaume-Uni et les Nordiques bien entendu) sont logés à la même enseigne : avec le temps, les économies européennes ont divergé quant à la hausse des prix et des salaires, quant aux politiques de crédit et budgétaires. Ils se sentent plus ou moins à l'aise dans le corset commun. Là aussi, pour que l'enveloppe ne craque pas, il faut que tout le monde y trouve son compte.

Le jeu des chaises musicales

Mais comment, dira-t-on, définir le bon taux de change d'une monnaie ? Depuis que l'étalon-or n'existe plus, les grandes monnaies du monde se définissent les unes par rapport aux autres. Si globalement chacun des grands blocs monétaires a intérêt à dévaluer sa monnaie pour trouver un avantage compétitif, comment éviter l'anarchie des dévaluations compétitives en cascade ?

De fait un équilibre s'établit entre les grands blocs, mais il n'est pas également avantageux à tous. Pour le définir on utilisera une autre image : le jeu des chaises musicales. Pour que la majorité des joueurs soit avantagée, il faut qu'au moins un des partenaires soit, en termes relatifs, désavantagé. Comme dans le jeu où il n'y a que cinq sièges pour six joueurs, l'un des joueurs reste debout.

Dans le monde actuel, le joueur debout, c'est manifestement l'Europe, qui, à ses dépens, laisse les autres grandes monnaies du monde se dévaluer par rapport à la sienne.

Situation d'autant plus remarquable qu'avec M. Trichet à la tête de la Banque centrale européenne, elle est une victime consentante. Trichet tient, comme Salazar autrefois, que l'optimum économique, c'est la monnaie la plus forte possible. En se tenant à cette ligne, davantage fondée sur l'idéologie que sur une véritable expertise économique, le grand argentier de Francfort facilite la tâche de ceux qui régissent les autres grandes monnaies, dollar en tête. L'Europe le paye d'un taux de croissance plus faible que le reste du monde : peu lui en chaut.

Face au couple dollar-yuan

Reste un dernier argument en faveur de l'euro fort auquel il nous faut faire un sort : la balance commerciale des États-Unis a été jusqu'à une date récente la plus déficitaire du monde et leur balance des paiements l'est toujours alors que celle de la zone euro demeure (au moins jusqu'ici) excédentaire. On sait que les États-Unis peuvent s'offrir ce luxe en raison du privilège du dollar, monnaie internationale. Il reste que tout économiste orthodoxe contestera à juste titre que la monnaie d'un pays excédentaire puisse être tenue pour surévaluée par rapport à celle d'un pays déficitaire.

Ce raisonnement tiendrait sans aucun doute si l'Europe avait pour seul partenaire les États-Unis, si l'euro n'avait en face de lui que le dollar stricto sensu. Mais derrière le dollar, se trouve toute la zone dollar, c'est-à-dire toutes les monnaies alignées en droit ou en fait sur le dollar par un taux de change fixe, la principale et de loin étant le yuan chinois.

Ce que l'Europe a en face d'elle, ce ne sont donc pas les États-Unis seuls, c'est le couple Etats-Unis/Chine (et quelques autres pays dans une situation analogue). Couple assurément fort dissymétrique, sado-masochiste diront certains. En accrochant le yuan au dollar à un taux très faible, les Chinois pratiquent un dumping monétaire aux effets dévastateurs pour les vieux pays industriels dont nous sommes [4]. Au taux de 1,40 dollar pour 1 euro, si l'économie américaine n'est devenue que moyennement compétitive, celle de la Chine est, elle, ultra-compétitive. La Chine casse les prix, notamment dans toute une série de produits manufacturés que l'Europe fabriquait naguère en abondance. Entre la Chine et les États-Unis, la situation est certes très déséquilibrée : la première travaille dur et consomme peu, elle accumule des dollars qui ne lui servent à rien mais qui perdraient leur valeur si elle demandait à les changer brutalement. Les États-Unis produisent de moins en moins (en dehors du secteur de l'armement et des secteurs connexes) et accumulent des dettes qu'ils n'auront jamais à rembourser. Les produits manufacturés traversent le Pacifique d'Ouest en Est, le papier-monnaie (ou son équivalent) fait le chemin inverse.

Combien de temps durera cette situation ? Il s'agit là d'un vrai problème mais qui n'est pas directement le nôtre, à nous Européens : le fait est que par rapport au couple dollar-yuan, l'euro est bien surévalué et que notre continent se trouve durablement dans la position du joueur qui, au jeu des chaises musicales, s'est fait couillonner .

[1] Les balances sterling étaient les avoirs libellés en livres sterling détenus par un certain nombre de banques centrales, notamment du Commonwealth ou par des particuliers, reste de l'époque où la livre avait été une monnaie de réserve.

[2] Il s'en faut de beaucoup que l'Allemagne ait cherché à partager sa compétence dans les domaines où elle était en tête alors que la France n'a pas été avare des siennes dans des domaines où elle surclassait l'Allemagne comme l ‘aéronautique ou l'espace.

[3] M.Trichet dira qu'il ne fait que respecter les statuts de la banque centrale européenne qui lui assignent la : mission prioritaire de lutter contre l'inflation. Cet accent unilatérale sur la stabilité fut une condition exigée par l'Allemagne pour entrer dans l'euro, dont, au départ, elle n'était pas demandeur.

[4] On estime que le yuan est sous-évalué d'environ 50 %.

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