Dans toute la littérature conservatrice américaine actuelle une date revient sans cesse, jusqu'à provoquer une sorte de vertige : celle du 11 septembre[1]. Il se pourrait bien en effet que nous passions plusieurs décennies à essayer d'assimiler toutes les implications qu'un tel événement a produit dans le pays le plus puissant de la planète, et à partir de cet épicentre qu'est la ville de New York, dans tout l'Occident.

Entre la chute du Mur de Berlin en 1989 et les attentats du 11 septembre 2001, nous sommes passés d'une opposition idéologique, entre un Ouest capitaliste et un Est communiste, à une opposition d'ordre spirituel entre l'Occident et l'Orient. Plus précisément, entre un Occident chrétien (États-Unis) et post-chrétien (Europe) d'une part, et, d'autre part, un Orient musulman.

Cette période lourde de menaces peut s'avérer paradoxalement un moment propice d'unité entre ces deux aires sociologiques définissant l'Occident, tout en préservant dans le même temps sa diversité et sa richesse. Cela n'ira pas de soi car les intérêts de chaque région peuvent différer à cause de leur ambition respective et de leur histoire récente. En effet, l'Europe est sur le déclin, elle est même en voie de suicide démographique, alors que les États-Unis demeurent la seule hyperpuissance de la planète[2]. D'où un défi majeur pour les Occidentaux, en particulier pour les intellectuels chrétiens qui peuvent jouer un rôle clé : celui d'empêcher un nouveau schisme, comme celui qui s'est produit entre l'Empire romain d'Occident et l'Empire romain d'Orient. Ce schisme fut la cause directe de deux types d'invasions : les invasions barbares et l'expansion du colonialisme arabo-musulman.

Ce défi est avant tout de nature religieuse ; afin de le relever, nous devons réaliser deux "grands travaux" en ce début de XXIe siècle : l'un de nature intellectuelle, l'autre de nature spirituelle. Il s'agit dans un premier temps de mener une critique systématique du "progressisme transnational". Celui-ci affaiblit aussi bien l'Europe que les États-Unis, au profit d'autres civilisations comme les civilisations islamique et chinoise. Cette critique une fois achevée, la réévangélisation des intelligences en Europe, seule région de la planète avec la Chine à rejeter Dieu dans la conduite de ses affaires, en sera facilitée.

UN "REGIME HYBRIDE"

Le premier de ces "grands travaux" a été largement identifié dans l'œuvre d'un grand théoricien conservateur américain. Dans un article de référence [3], John Fonte, malheureusement peu connu en France, a défini le "progressisme transnational" comme une sorte de "régime hybride " menaçant directement la démocratie libérale, et dont l'Union européenne en serait l'illustration la plus achevée.

On peut résumer les principales caractéristiques de cette idéologie qu'énumère brillamment John Fonte.

1/ La prédominance du groupe sur l'individu. Ce dernier ne choisit plus en opérant librement des choix mais se détermine en fonction d'un groupe auquel il s'identifie. La conscience individuelle cède la place à une conscience de groupe, ce qui veut dire que l'individu ne peut plus se retrouver avec tous les autres membres de sa communauté nationale dans une volonté commune de faire prospérer cette dernière, mais qu'il s'arrête aux intérêts de son groupe.

2/ La compréhension du fonctionnement des groupes humains à partir de la pensée marxiste, en particulier gramscienne. Celle-ci pose comme principe que les groupes se divisent en "opprimés" et "oppresseurs". John Fonte rappelle qu'aux États-Unis, mais on pourrait tout aussi bien dire dans tout le monde occidental, les oppresseurs sont invariablement présentés comme des hommes blancs, hétérosexuels. En revanche, les "idéologues multiculturalistes" [4] répandent activement l'idée selon laquelle les opprimés sont les immigrés provenant d'anciennes colonies, les homosexuels subissant des préjuges infondés, en particulier des préjugés religieux, et les femmes, qui revendiquent de nouveaux droits ("les droits de la femme avant ceux du fœtus et avant les devoirs de la mère", tel que le rappelle Élisabeth Badinter [5]). En somme, des phénomènes considérés, il y a encore peu de temps, comme des phénomènes d'inversion dangereux, sont jugés comme parfaitement normaux de nos jours.

De cette typologie des groupes humains foncièrement trompeuse découlent plusieurs idées typiques de l'idéologie progressiste transnationale :

La première, c'est l'importance que l'on doit accorder à la trop grande représentation ou la sous-représentation de chaque groupe. En effet, si ce dernier en vient à dominer l'espace publique et privé, au détriment de l'individu et de ses qualités propres, il importe que le groupe soit représenté en fonction de son importance numérique, aussi bien dans le marché de l'emploi que dans les différents postes de la fonction publique. Cette corrélation entre les différents groupes et leur représentation est supposée rétablir une certaine justice, profitant aux victimes (de ce point de vue, la femme serait une victime de l'homme par exemple). C'est ainsi qu'on en vient à justifier la discrimination positive.

La deuxième idée, qui lui est liée, est que les institutions traditionnelles ont tendance à refléter les intérêts des groupes oppresseurs. Il faut donc les changer de manière à ce qu'elles reflètent d'abord la "perspective des groupes de victimes".

"L'IMPERATIF DEMOGRAPHIQUE"

Enfin, on pourra regrouper opportunément trois autres caractéristiques de ce "progressisme transnational" car ils reposent avant tout sur la notion "d'impératif démographique" :

1/ La promotion d'un paradigme de la diversité réfutant l'idée même d'intégration, au détriment d'un paradigme de la citoyenneté nationale, jugée rigide parce que cette dernière pousse justement à l'intégration.

2/ Une redéfinition des idéaux démocratiques qui ne seraient plus "une organisation politique dans laquelle les citoyens exercent la souveraineté" [6] et se gouvernent en formant des majorités plus ou moins stables, mais "le partage du pouvoir parmi les différents groupes ethniques composés à la fois de citoyens et de non citoyens".

3/ Enfin, et peut-être surtout, la "déconstruction" des symboles nationaux, lesquels ne peuvent plus avoir leur place dans une société proprement multiculturelle. On en vient ainsi à penser que chaque pays n'a plus le droit de se définir par rapport à un passé, forcément scandaleux, et à des hommes providentiels, par définition brutaux et injustes, mais en tant que "communauté de communautés". Si la critique qu'adresse Fonte vise surtout les dysfonctionnements de la société américaine, on peut voir quels bénéfices peuvent en tirer les Européens dans leur critique de la bureaucratie de l'Union. D'autant que le "transnationalisme" est considéré comme l'étape avancée du "multiculturalisme", et qu'il vise en premier lieu à réfuter "l'idée de citoyenneté nationale". À ce titre, il mérite toute notre attention.

LE TERREAU LAÏQUE

On pourrait ajouter à la thèse générale de Fonte que le "progressisme transnational", qui est tout simplement une forme de suicide collectif, a pu trouver un écho favorable dans nos sociétés parce que ces dernières ont rejeté leur héritage religieux. À partir du moment où s'est élaborée en Europe une philosophie de l'autonomie humaine, l'Européen s'est trouvé dans l'impossibilité de formuler des vérités absolues dans la mesure où tout être est, par essence, limité. Toute vérité étant considérée comme relative, celle-ci est devenue en fait une simple information : dès lors, elle peut se révéler tour à tour utile pour tel groupe ou odieuse pour tel autre. C'est ainsi que dans certaines villes britanniques, on ne célèbre plus Noël dans les écoles publiques car la célébration de la naissance du Fils de Dieu est considérée comme une fête religieuse parmi d'autres. Par conséquent, sa seule célébration n'est plus justifiée, et du reste elle est susceptible d'incommoder les membres d'autres communautés.

À l'ère de la mondialisation et de la société de l'information — on serait tenté de dire de l'inflation de l'information, souvent superflue — l'Européen se trouve ainsi démuni lorsqu'il est obligé de choisir entre tel ou tel système de croyances, à la différence par exemple du musulman qui les rejette toutes, sauf celles de l'Islam. D'où le fait que le Moderne occidental a tendance à penser de manière quantitative plutôt que qualitative, ce qui est un des symptômes de la culture de masse.

L' "impératif démographique", mais on pourrait tout aussi bien dire l'impératif du nombre, devient le nouvel impératif catégorique. Il est sans doute le symptôme majeur de cette tyrannie du relatif dans laquelle se perd avec une certaine jubilation morbide l'Occidental.

Th. G.

Notes[1] Cf. Hélène Bodenez, à propos du film "Vol 93, la tragédie du vrai et de l'invraisemblable", Décryptage, 21 juillet 2006 (Ndlr).

[2] Cf. Mary Ann Glendon, "L'immigration en principes", Liberté politique n° 34, août 2006 (Ndlr).

[3] John Fonte, "Liberal Democracy vs Transnational Progressivism : The Future of the Ideological Civil War Within the West", article publié originellement dans la revue Orbis, été 2002.

[4] John Fonte, ibid. Toutes les citations ultérieures sont tirées de cet article, à moins qu'il n'en soit indiqué autrement.

[5] Elisabeth Badinter, L'un est l'autre, Editions Odile Jacob, 1986, Le livre de poche, page 240.

[6] Définition classique de la démocratie telle que la donne le Robert.

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