Le rapport de la Commission Thélot a mis la barre très haut, il a surtout mis des barres partout. Synthèse du grand débat national sur l'école lancé par Luc Ferry pour réformer le système éducatif, ce rapport offre au ministre de l'Éducation nationale les matériaux d'un projet de loi d'orientation.

François Fillon en a présenté les grandes lignes le 18 novembre. Tout le monde convient de l'urgence d'une réforme fondamentale de notre système éducatif ; moins nombreux sont ceux qui jugent de cette nécessité à travers le prisme des libertés scolaires, pour en sceller la validité et l'efficacité.

La commission Thélot comptait quarante membres, dont huit parlementaires associés (deux PS n'ont pas siégé, un député PCF a démissionné) et sept membres de droit, anciens ministres de l'Éducation nationale, notamment Claude Allègre, François Bayrou et Jean-Pierre Chevènement. Les autres membres représentaient la société civile. Les grandes organisations syndicales, politiques et associatives ont été consultées ainsi que de nombreuses personnalités. Trois membres étaient issus des réseaux de l'Enseignement catholique. Plusieurs membres ont démissionné : en particulier Jacques Julliard, Elisabeth Altschull et le philosophe Alain Finkielkraut.

" Ni dans le royaume élevé des grands principes, ni dans le maquis des dispositions précises " (Lettre de Claude Thélot au Premier ministre, 12 octobre 2004 ), l'objectif est un compte rendu du grand débat national assorti des réflexions des membres de la Commission. Parmi les trois domaines de réflexion proposés pour le grand débat national, " faire réussir tous les élèves " a été préféré à " définir les missions de l'école " et " améliorer le fonctionnement de l'école ". Les grandes lignes en sont les suivantes :

" - une nouvelle architecture des enseignements et du cursus selon deux axes : 1/ acquisition du " socle commun des indispensables " et personnalisation de la pédagogie et des filières.

assurer la protection et l'équilibre des élèves et les préparer à l'exercice de la citoyenneté ; 2/ une redéfinition du métier d'enseignement résumée en deux termes : professionnalisation (?) et collégialité.

- une volonté d'autonomie plus grande pour les établissements scolaires tout en maintenant la sectorisation dans un but de mixité sociale.

- la création d'une Haute Autorité Indépendante chargée d'élaborer le socle commun, les programmes et les outils d'évaluation.

- renouveler les partenariats entre l'école, les familles, les divers acteurs institutionnels et sociaux.

La présentation de son projet de loi d'orientation par François Fillon le 18 novembre semble un peu en retrait par rapport au texte précédent. Il veut remédier à la panne du système éducatif en lui assignant un nouvel objectif : amener 100% des élèves à la réussite scolaire et 50% à un diplôme d'enseignement supérieur.

Un "un agrégat de propositions"

Tel que présenté par le ministre, le projet apparaît comme la déclinaison technique des principales propositions Thélot : inclusion de la grande section de maternelle dans le cycle d'apprentissage de la langue, apprentissage de l'anglais dès le primaire et de la deuxième langue dès la 5e, socle commun des connaissances et compétences sur les cycles primaire et collège validé par l'obtention d'un diplôme du Brevet renouvelé et rendu obligatoire, soutien individualisé, valorisation du contrôle continu au bac, promotion des formations par alternance dès la 4e.

On sent la volonté de restaurer l'autorité magistrale et de stimuler l'excellence des élèves par la reconnaissance de leurs mérites, et voilà qui est encourageant. En revanche, la Haute autorité n'aurait qu'un rôle de conseil et non plus de décision. La proposition d'augmenter le temps de présence des enseignants dans les établissements passe à la trappe. Pas question non plus de revenir sur le collège unique. Ce dispositif technique ne laisse guère flotter le souffle refondateur espéré et on peut craindre que passés la moulinette syndicale et le laminoir parlementaire, les avancées s'avèrent des plus modestes, d'autant que Claude Thélot lui-même présente désormais son texte comme " un agrégat de propositions indépendantes les unes des autres ", une sorte de catalogue sans cohérence interne(2).

Discipline...

Il est un peu tôt pour dire qui des " républicains ", partisans de la transmission des savoirs, ou des " pédagogistes ", sectateurs du grand-tout éducatif en vogue dans les IUFM, sera vainqueur.

On se souvient de la consultation auprès des lycéens sur la définition des savoirs à transmettre, lancée par Philippe Meirieu, qui en a recueilli une heure de gloire inoxydable : contre lui de la tyrannie, les standards du savoir républicain étaient levés ; on entendait dans nos campagnes lire, écrire et compter au galop des hussards noirs... mais les sillons de la démocratie scolaire s'abreuvèrent de leur sang. L'heure de la revanche a-t-elle sonné ? C'est ce qu'indiquerait le " socle commun ", de facture très chevènementielle, et le retour de l'autorité, celle du chef d'établissement et celle de l'enseignant. " La discipline n'est pas un tabou ", a dit François Fillon.

Le rapport Thélot note d'ailleurs la priorité de l'instruction sur l'éducation tout en insistant sur l'encadrement éducatif des établissements, et le ministre a indiqué sa volonté de réancrer les IUFM sur les universités : l'art d'apprendre à apprendre pourrait désormais s'enrichir sans nuisance excessive d'un savoir disciplinaire. Le ministre demande d'ailleurs un cadrage national des IUFM sous sa responsabilité. Cela ira-t-il jusqu'à la remise en cause de méthodes dont la nocivité est reconnue ou tout au moins jusqu'à la possibilité de choix de méthodes éprouvées, notamment en primaire pour l'apprentissage de la lecture et de l'écriture ?

... et liberté très formatée

À cette question, ni le rapport Thélot, ni le ministre n'apportent de réponse. Une indication toutefois : François Fillon a dit sa volonté d'inscrire dans la loi " la liberté pédagogique ". Cette proposition pourrait être une avancée importante pour la reconnaissance de la souveraineté du professeur dans sa classe, garantie par sa compétence et son autorité. Mais tout dépendra des dimensions concédées à cette liberté et de la définition qu'on en donnera. En France, l'autonomie pédagogique d'un professeur se résume souvent au choix de son manuel ; elle est très éloignée de sa liberté d'action et d'expression bridées par la sacro-sainte neutralité qui rend inutile le choix du maître par les familles : comment comprendre alors que la première liberté d'enseignement est la liberté d'enseigner ?

La liberté de choix des méthodes pédagogiques ne peut se concevoir que dans le cadre d'un projet d'établissement et dans ce domaine, le rapport Thélot suggère des pistes décevantes pour "renforcer la capacité d'action et la responsabilité des établissements scolaires"(2). Il s'agit principalement de "mobiliser" les établissements au moyen d'une charte et de faire "émerger de nouvelles responsabilités au sein des établissements" sans que soit évoquée la possibilité pour le chef d'établissement de choisir son équipe pédagogique et éducative ni envisagée son autonomie financière. Le modèle de charte (3) précise les rubriques : rappel des principes républicains et humanistes que le fonctionnement de l'Ecole de la République doit incarner, les missions et objectifs de l'Ecole, les engagements en termes de règles et d'usage que prennent enseignants, parents et élèves pour garantir le respect mutuel et les conditions de l'acte éducatif. On ne voit guère comment affirmer un projet éducatif original dans un cadre aussi préformaté.

On restera donc d'autant plus paisiblement installé dans le giron fusionnel du mammouth que rien ne laisse entrevoir le réchauffement climatique qui hâterait sa disparition. Pas même l'évocation en filigrane " d'inscrire l'école dans la construction européenne " où pourtant le manteau de fourrure du pachyderme apparaît comme passablement démodé (4).

Le chapitre 7 du rapport s'inquiète de la place des parents dans le système éducatif. Ce qu'il préconise est positif mais on se trouve là face à la carence fondamentale d'une vraie perspective politique. Comment en effet garantir les droits des parents dans le système éducatif sans l'articuler sur une politique familiale qui les reconnaisse pleinement comme les premiers responsables de l'éducation de leurs enfants ?

Une fois de plus, par la vertu du monopole d'État et du socialisme qui demeure son soleil idéologique, le principe de subsidiarité est subverti : les parents, dépossédés d'un véritable droit de choisir leur école, sont sollicités pour adapter leur demande à l'offre de l'État. Pas la moindre ouverture suggérant l'assouplissement de la carte scolaire, marqueur principal du monopole éducatif : la sectorisation est maintenue "mais repensée et justifiée par une politique de qualité contrôlée" dans un but de discrimination positive pour favoriser la mixité sociale(5). Dans ce système verrouillé et dépersonnalisé, la liberté d'enseignement ne se conçoit pas plus pour l'élève et sa famille comme celle de choisir un maître que pour le maître de choisir son établissement.

Largement hors sujet

On pourra enfin s'étonner du silence total sur la culture religieuse. Le rapport de Régis Debray était le signe d'une importante inflexion de la laïcité scolaire, "de la laïcité d'incompétence à la laïcité d'intelligence" (Régis Debray)(6). On est surpris de n'en pas trouver trace, et peut-être est-ce à mettre en rapport avec la démission de Régis Debray de l'Institut européen en sciences des religions qui tarde à voir le jour.

On touche là aux limites du travail de la commission Thélot qui n'avait pas mandat pour une réflexion de fond sur le pourquoi de l'école. Les modifications de son fonctionnement ne remettent donc pas en cause l'architecture générale du système ni surtout son idéologie, et c'est la raison d'une autre démission, pour désaccord avec les conclusions de la commission, celle d'Alain Finkielkraut, partisan d'une école "substantielle" en charge de transmettre les savoirs et opposé à l'école "procédurale" chargée d'éduquer à tous les bricolages "d'humanités différentes" qui a mené au chaos pédagogiste (8). Si l'éventuelle loi sur l'homophobie entrait dans le champ scolaire, on peut trinquer d'avance à la santé de l'école procédurale.

 

Disciplinée, l'école de la République reste petit doigt sur la culture du Panthéon. Le monopole d'État demeure son horizon indépassable, bordé par une police de la pensée qui rogne méthodiquement la liberté d'expression en légiférant tous azimuts contre le voile, les sectes, les négationnistes, les homophobes et le vin rouge. Or la liberté d'enseignement est intimement liée aux libertés d'opinion et d'expression. Le déni de ces libertés nous met en face d'un paradoxe mortel pour la démocratie : celui de l'État-éducateur. Avec son attirail d'opinions brevetées, de sujets prohibés et de discours pasteurisés, il ne s'adresse plus qu'à un public d'ilotes conditionnés pour leur niche sociale par la grande peur des bobos bien-pensants.

Faute de la réflexion fondamentale dont le grand débat national fournissait l'occasion, la reddition de l'école à la société civile et le pluralisme scolaire ne sont toujours pas d'actualité. Le rapport Thélot est donc largement hors sujet et le projet de loi d'orientation, malgré les aspects positifs qu'il faudra encourager, sera voté a minima. Much ado for nothing ? Faisons crédit aux libertés nouvelles proposées par le ministre, élargissons-les et comme sur les principes, appuyons-nous sur le monopole : il finira bien par s'effondrer !

Notes

(1) Pascal Balmand, directeur de Saint-Michel de Picpus, membre de la commission, Fiches syndicales du SNCEEL, novembre 2004.

(2) Pour la réussite de tous les élèves, rapport de la commission présidée par Claude Thélot, La documentation française, ch. 5, 2004.

(3) Ibidem, p. 94.

(4) Notons par exemple cette injonction de la Commission européenne : "Les structures actuelles des institutions éducatives et de formation doivent s'adapter pour faire face à la diversité des publics et des besoins. Faites pour éduquer et former le citoyen ..., elles sont encore trop rigides... C'est bien sur la voie de la flexibilité qu'il leur faut s'engager pour s'adapter à une demande sociale à la fois toujours plus forte et plus diverse. " Commission européenne, Enseigner et apprendre. Vers la société cognitive. Livre blanc sur l'éducation et la formation. p. 28, Bruxelles, 1995.

(5) Rapport Thélot, p. 87.

(6), Régis Debray, L'enseignement du fait religieux dans l'école laïque, Odile Jacob 2002.

(8) ...Et la raison de la démission d'Elisabeth Altschull, auteur de L'école des ego(Albin Michel, 2002).

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