Les peuples sont oublieux. Il y a vingt ans, chutait un régime qui menaçait le monde et maintenait sous sa coupe des pays d’Europe centrale dont le seul recours était l’immolation par le feu face aux chars soviétiques.

Aujourd’hui, ces pays entrent libres et souverains dans une Europe libre.

Gaudemus ! - réjouissons-nous - de leur entrée dans une Europe réunifiée, réjouissons-nous avec eux du fait que leur nouvelle allégeance ait été librement acceptée et choisie, qu’ils soient reconnus et respectés en son sein, et combattons la sinistrose ambiante et ses arguments.

L’argument des adversaires de l’Union européenne qui consiste à dire qu’ils troquent une dépendance contre une autre est fallacieux et démagogique. Les ministres des pays satellites se réunissaient-ils à Moscou pour participer aux décisions ? La Douma était-elle composée de députés des pays de l’URSS élus librement dans un pluralisme partisan ? Peut-on comparer la Commission européenne au politburo du PCUS ?

À propos de l’abstention…

L’argumentaire défaitiste des médias de gauche comme de droite au lendemain de l’élection n’est pas non plus exempt de mauvaise foi et de démagogie.

Si la moitié des électeurs ont boudé les urnes – taux habituel d’abstention pour toute élection ne comportant pas un enjeu clair – il reste que 150 millions d’électeurs se sont déplacés pour élire des gens qu’ils ne connaissaient pas, et leur donner des pouvoirs dont ils ne mesurent pas la portée, au sein d’une assemblée dont ils ignorent à peu près tout.

Il me semble au contraire qu’il y a là une preuve incontestable d’un désir d’Europe qui s’exprimera mieux lorsque deux conditions se trouveront réunies : 1/ l’ émergence de vrais partis européens – pour l’heure seuls les Verts ont constitué un parti européen au sens qu’il faut donner à ce terme (1) – et 2/ un enjeu personnalisé.

Il en sera ainsi quand chaque parti se prononcera à l’avance sur le choix du futur président de la Commission, choix qui dépendra donc du résultat des élections. Cela suppose bien sûr une information plus importante lors des campagnes électorales. Qui connaît aujourd’hui le Luxembourgeois Jean-Claude Junker, l’actuel favori ? Qui sait qu’il est " chrétien-démocrate " ? Qui sait ce que ce terme veut dire en France où ce parti n’existe pas ? Qui connaît les autres candidats potentiels ?

…et de la " victoire " de la gauche

Le triomphe affiché par les médias et les commentateurs de gauche est largement infondé.

Au plan français d’abord. Le PS français fait un bon score, certes, mais il n’y a rien là que de très normal. Le " peuple de gauche ", traumatisé depuis le 21 avril 2002, a voté " utile ". Trotskistes, altermondialistes, radicaux et Verts se sont vus au pire réduits à rien, au mieux à la portion congrue.

À droite en revanche, les électeurs, peu conscients de former un " peuple de droite " du fait de la division de leurs chefs de partis, peut-être aussi plus mûrs que l’électorat de gauche et se prononçant sur les choix européens des rares dirigeants s’étant exprimés sur ce point (Bayrou, Villiers) ont divisé leurs voix en trois. Il n’y a pas besoin d’être un génie des mathématiques pour comprendre que dans ces conditions, le PS l’emporte avec 28 % des voix, le PC étant à 5,2, les verts à 7,4 % et LO-LCR à 2,6.

Cependant, même ainsi, la balance reste favorable, de peu certes, mais tout de même, à la droite. L’addition des voix – si on y inclut aussi les extrêmes des deux côtés - est en effet

de 7,3 (Villiers ), 9,8 (FN), 11,9 (UDF) et 16,6 (UMP), soit 45,6 % alors que la gauche ne totalise que 44,1 %.

De plus, au Parlement européen – et c’est ce qui compte en l’espèce – le nombre de députés français de droite va passer de 20 à 28 au PPE (droite) tandis que le nombre de députés de gauche va passer de 18 à 31 seulement au PSE et que ceux du GUE (gauche unie : communiste) passent de 15 à 3, les Verts de 9 à 6.

Alors, y-a-t-il de quoi pavoiser ?

Certes, M. Bayrou a annoncé son intention de créer un parti " libéral " de type ELDR (libéraux, démocrates et réformateurs), ce dernier parti étant jusqu’ici composé essentiellement d’Anglais, d’Italiens,et de Danois. Et même de voter de temps à autres avec les libéraux de gauche, les Verts de Daniel Cohn-Bendit notamment… Certes l’alliance, même ponctuelle de l’ex-leader libertaire de Mai 68 et du catholique père de famille nombreuse Bayrou peut ne pas plaire. mais il faut se souvenir que l’UDF par le passé a souvent voté avec la gauche, que la droite libérale n’est pas la droite gaulliste ni la droite nationaliste, et qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil d’un pluralisme assumé.

Au plan européen ensuite. 90 " eurosceptiques " - bien utile par ailleurs pour freiner les ardeurs intégrationnistes des absolutistes - et 90 " libéraux " - utiles aussi pour rappeler que l’Europe est une grande et bonne chose – ne modifieront pas essentiellement les équilibres politiques d’un parlement composé de 732 députés.

Or la droite y reste majoritaire.

En effet le PPE passe pour l’heure de 232 députés à 276, ce qui est comparable avec le " bond "du PSE de 175 à 201, ELDR de 52 à 66, UEN (Europe des nations, droite) de 23 à 27. Certes EDD (Europe des démocraties et des différences, droite eurosceptique) – passe de 20 à 15 — les députés français danois et autrichiens n’ayant pas été réélus, mais cela ne peut se comparer avec la chute de la GUE. Les non inscrits, il est vrai, sont nombreux (66 contre 27 auparavant) et des recompositions sont à prévoir, mais l’équilibre général sera préservé.

Les pourfendeurs du " déficit démocratique "

Parler de " déficit démocratique " pour stigmatiser la nouvelle assemblée ou dénoncer le système politique européen est un argument démagogique qu’on retrouve du reste souvent dans la bouche de ceux qui n’ont aucune estime réelle pour la démocratie, à droite comme à gauche. Cela montre surtout une phénoménale incompréhension de la philosophie politique de ce " prototype " qu’est l’Union européenne.

Il faut oublier Montesquieu, Rousseau, Locke et les autres. Il faut quitter l’atmosphère empoisonnée par le soupçon et la revendication qui entravent la gestion de nos pays depuis deux siècles. Il faut se laisser porter sur les hauteurs enfin atteintes – et avec quelle patience et prudence depuis 1951 – d’une union d’États politiquement matures, ayant réglé au mieux leurs conflits politiques et sociaux par des règles assumées par tous à l’exception de quelques dinosaures cégétistes et néo-communistes – qui mettent en commun leurs idées au sein d’une direction collégiale – le conseil européen des chefs d’État et de gouvernements -, d’un conseil des ministres transnational - le Conseil des ministres - et les soumettent à un organe chargé uniquement de la préservation des intérêts de l’Union (la Commission) afin de prendre ensemble une décision commune à laquelle le Parlement sera ensuite associé, pour " ratification " — ou veto. Il s’agit d’une machine juridique fine, sensible, moderne au bon sens du terme, celui de l’ordinateur et du téléphone portable, que la Cour de justice régule jusqu’ici avec sagesse.

Que les électeurs ne comprennent pas et de ce fait refusent de voter (2), c’est bien naturel et cela prouve leur sagesse et leur prudence plus que leur désintérêt. Mais que les leaders politiques qui connaissent très bien à la fois le système et son fonctionnement, soit renoncent à l’expliquer, soit le déforment sciemment pour récolter des voix que leur apportent la peur ou l’inquiétude, voilà qui n’est pas acceptable. Même si c’est, hélas, la face noire de la démocratie dénoncée depuis vingt-cinq siècles par les penseurs du politique et qu’ils appellent " démagogie ", qui revient à conduire le peuple non pas là où il peut arriver pour son bien, mais là ou il doit arriver pour son propre bien, c’est-à-dire son élection.

On peut critiquer et désirer améliorer. On peut légitimement se plaindre d’un enchérissement de la vie consécutif au passage à l’euro qui la rend insupportable à beaucoup. On peut se battre contre un fédéralisme uniformisant érigé en idéologie – qu’on trouve plutôt à gauche -, on peut souhaiter en finir avec les réglementations trop nombreuses et tatillonnes, on peut regretter cyniquement l’entrée de nouveaux pays qui vont monopoliser à terme les aides que nous avons, nous, monopolisées pendant cinquante ans. Mais on n’a pas le droit, me semble-t-il, de lancer des slogans fondés sur des contre-vérités du type " l’Europe des technocrates et des fonctionnaires ", (surtout quand par ailleurs on défend un " service public a la française " qui aboutit a ce que la moitié des cinq millions de fonctionnaires que compte notre pays se trouvent affectés à des tâches bureaucratiques au lieu d’être des agents du service public, Éducation ou Santé proprement dits !) ou encore le " déficit démocratique ", alors qu’on a caché sciemment aux électeurs les enjeux du vote.

L’euroscepticisme des médias

Le problème bien sûr ne touche pas que la classe politique – il y a du reste des exceptions : M. Bourlanges, ou M. Barnier - il touche au premier chef les médias audiovisuels.

Les impératifs d’audience nécessaires au financement ont fait de nos deux chaînes principales des relais de Paris Match et des annexes de l’Armée du salut. Faire pleurer sur les malheurs innombrables de nos concitoyens et s’attarder complaisamment sur procès et scandales est certes productif sur le plan de l’audimat. Mais on est alors bien loin du souci d’informer. Bravo à LCI et Euronews, qui seules ont rempli leur rôle avant les européennes. Mais honte à la " vitrine de la France " dont rêvait De Gaulle pour le " service public de l’audiovisuel ". Encombrée de gadgets lacrimogènes, elle a relégué à l’arrière-plan la véritable information.

Plus inquiétant ; les journaux dits " d’opinion " communient dans un euroscepticisme de bon ton cette saison, négligeant l’impact négatif sur l’opinion. Or il y a au contraire urgence à montrer à ceux qui se sacrifient pour construire l’Europe – les citoyens des pays " riches " ou les gens ne le sont pas toujours, surtout quand on " délocalise " dans les pays de l’Est nouveaux entrants …- que leur sacrifice sert a construire un grande, belle et neuve chose, une union d’États ou règne le droit et non la force, la liberté et non l’asservissement, dont leurs enfants et petits enfants recueilleront les fruits.

Le devoir de mémoire ne doit pas se limiter aux atrocités passées. Il doit aussi anticiper celles de l’avenir. Pour ce faire il est important de faire aimer l’œuvre de paix, de justice, de liberté qu’est l’Europe. Une Europe qui tolère monarchies et républiques, fédérations et États unitaires, libre concurrence et service d’intérêt général. Une Europe de pays anciennement ennemis et dominateurs qui ont sagement accepté de fixer leurs frontières puis de les effacer autant que possible pour constituer un plus vaste espace commun. Une Europe profondément chrétienne quoi qu’on en dise.

Mais pour ce faire il est aussi important de lui donner les moyens de nous défendre. C’est pourquoi il ne faut pas freiner le processus de traité unique dit " Constitution pour l’Europe " (et non de l’Europe, la nuance est importante) qui va permettre la mise en œuvre de politiques européennes autres que purement économiques.

Or c’est a cette œuvre pernicieuse que s’attèlent dès aujourd’hui des partis attachés à leur seule revanche sur un Jacques Chirac qu’ils ont élu malgré eux, et qui ne songent qu’à obtenir un " non sanction " au référendum sur la Constitution comme ils obtinrent en 1969 un " non sanction " à celui que De Gaulle organisa sur la réforme du Sénat.

Une partie de la droite, hélas, va se prêter au jeu. Certes, ses intentions sont à l’opposé de celles de la gauche. Mais en politique, ce qui compte, ce ne sont pas les intentions mais les résultats. Or le résultat de la conjonction de ces deux oppositions à l’avancée européenne sera, qu’on se le dise, tout au bénéfice de la gauche, française et européenne, qui pourra alors tenter de substituer à l’actuel projet institutionnel, respectueux des pouvoirs nationaux au sein des institutions, un projet fédéraliste uniformisant et rétrograde. Qu’on se le dise.

Notes

(1) Je renvoie à la conclusion de la réédition de mon manuel Sociologie politique, Litec, 2004.

(2) Cf. sondage Louis-Harris du 13 juin à 21 h 30 fait par téléphone selon la méthode des quotas auprès de 1511 personnes, paru dans Libération du 15 juin.

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