La France et l'Allemagne viennent de conclure un compromis sur l'avenir de la Politique agricole commune (PAC), actuellement au cœur des difficultés financières liées à l'élargissement de l'Union. Pas de réforme immédiate et plafonnement des dépenses agricoles communes après 2006 : fut-il maintenir ce régime de subventions publiques ? L'avis de l'économiste Alain Buzelay, directeur au Centre européen universitaire de Nancy II.

 

SIGNE EN 1957, le Traité de Rome précisait que l'activité agricole devait échapper aux règles du Marché commun qu'il venait de mettre en œuvre entre les six États membres d'alors. Proche du cours mondial, le prix d'équilibre qui en aurait logiquement résulté aurait été trop faible pour encourager la culture de produits en quantité insuffisante à l'époque, soutenir l'évolution du revenu des agriculteurs, à la traîne de celle des autres catégories socioprofessionnelles, enfin dégager l'épargne nécessaire au financement de l'investissement permettant de concilier à terme la baisse des coûts et prix avec des revenus d'exploitation restant élevés.

En vertu de ce principe, les prix agricoles furent réglementairement fixés à des niveaux artificiellement élevés (prix de soutien) en référence à ceux qui se seraient dégagés du jeu de l'offre et de la demande. Puis, pour mieux soutenir le revenu des producteurs, dans le domaine des céréales notamment, le Conseil, jusqu'au milieu des années quatre-vingts, a sans cesse augmenté ces prix de soutien. Il devait en résulter une augmentation considérable des subventions versées pour racheter les surplus produits, afin que les prix de vente ne chutent pas au-dessous du prix de soutien en cas d'excédent, également pour restituer aux exportateurs la différence entre le prix européen et le prix mondial, de manière à maintenir leur compétitivité prix à l'échelle internationale.

Outre l'explosion des dépenses agricoles communes, l'augmentation des prix de soutien — en particulier pour les céréales — eut pour effet d'en détourner les fabricants d'aliments pour animaux, au profit de produits de substitution en provenance de l'étranger (manioc, caroube...) et d'augmenter de façon cumulative les stocks européens de céréales. D'où l'idée centrale des grandes réformes intervenues dès mars 1984, puis en avril 1992, de baisser le prix de soutien des céréales et de compenser la perte à gagner des exploitants par des aides directes à leur revenu, conditionnées par des seuils quantitatifs de production. Pour éviter un déplacement des cultures vers les céréales, et pour maîtriser les dépenses budgétaires, la baisse du prix de soutien a été élargie aux plantes oléagineuses et protéagineuses, à la production bovine, aux produits laitiers...

Face aux risques de dérapages financiers accentués par les perspectives d'élargissement, le Conseil de Berlin des 24 et 25 mars 1999 a décidé de nouvelles réductions de 15 à 20 % des prix de soutien en même temps qu'une réduction de l'aide directe au revenu qui, désormais, ne compense que partiellement le manque à gagner provoqué par les baisses successives des prix de soutien. Une partie des économies ainsi réalisées devrait financer – avec la participation de chacun des États membres – le développement rural, c'est-à-dire la qualité et la sécurité des produits alimentaires plus que leur quantité, le respect de l'environnement, etc.

La PAC, fleuron de l'édification européenne commune qui pendant longtemps fut la seule politique véritablement communautaire, est aujourd'hui très contestée, en dépit des réformes engagées et déjà bien avancées. On lui reproche, à juste titre, de n'être restée qu'une politique de redistribution – aussi indispensable soit-elle –, au détriment de la politique de véritable restructuration tant attendue. Le système des prix de soutien et, à sa suite, celui des subventions ne furent conçus, rappelons-le, qu'à titre transitoire. Or lorsque la transition tend à s'éterniser, il est fréquent que les effets pervers l'emportent sur les effets positifs normalement attendus. On reproche également aux réformes en cours de réduire des subventions pour en créer d'autres, leur maintien provoquant des réactions souvent plus passionnées que raisonnées.

Il est toutefois normal que l'opinion publique, qui a accompagné et jusqu'à présent soutenu le remarquable effort de solidarité communautaire que représente la PAC, exige maintenant des comptes, aussi bien sur la façon dont les aliments sont produits que sur les méthodes de soutien public à l'agriculture. Cette lame de fond de l'opinion publique a entraîné, comme on le sait, des réactions parfois hostiles, ainsi en Allemagne (principale contributrice au budget agricole communautaire). De son côté, la France, principale bénéficiaire des aides communautaires, ne veut pas être la seule à payer pour l'élargissement en supportant seule une remise en cause de la PAC.

Il n'en demeure pas moins que la pérennité du modèle agricole européen, fait essentiellement d'exploitations familiales, implique un soutien des pouvoirs publics pour au moins trois raisons.

1/ La production agricole européenne accuse par rapport à ses grands concurrents mondiaux – États-Unis Canada, Australie, Brésil – un handicap structurel très important pour sa productivité lié à l'étroitesse relative de l'espace cultivé et à la taille des exploitations.

2/ La production agricole européenne doit faire face aux stratégies de subventions de ceux-là même qui lui demandent d'y renoncer. Après avoir défiscalisé leurs exportations de céréales, notamment via des filiales installées dans des paradis off shore conformément à une législation toujours en vigueur (Foreign Sales Corporations), les États-Unis, par la voix du président Bush, viennent d'annoncer en 2002 une aide considérable au profit de leurs agriculteurs.

3/ La production agricole européenne – la première à avoir été véritablement communautarisée – illustre le principe de solidarité chrétienne qui a guidé les pères fondateurs de l'Europe. C'est cette même solidarité politique, économique et financière qui devra – sous peine d'échec – dynamiser le processus d'élargissement de l'Union, et non l'entraver.

Alain Buzelay est professeur à l'université de Nancy II où il dirige le Département de sciences économiques et gestion au Centre européen universitaire. Il est responsable du D.E.S.S. " Gestion financière et espace européen " et du Pôle Jean-Monnet Nancy–Metz– Luxembourg. Il enseigne à l'université de Paris I – Panthéon-Sorbonne.