Pour réaliser une exposition blockbuster , c'est-à-dire un événement controversé propre à attirer la curiosité, la polémique dans les médias et la foule au musée, il faut un préjugé à détruire.

Le "concept" de l'exposition au Centre Pompidou Traces du sacré (7 mai -11 août) est que l'art "moderne" et "contemporain" n'est pas, comme on le croit communément, athée, matérialiste, révolutionnaire et rationnel mais spirituel, métaphysique et sacré.

Première salle : une gravure de Goya. Un mort revient à la vie et témoigne de ce qu'il a vu : Nada. Une toile tailladée de Lucio Fontana et son titre la Mort de Dieu (1963), une phrase au néon de Brice Nauman : Le véritable artiste vient en aide au monde en révélant des réalités mystiques. Le parti-pris de l'exposition est énoncé : Dieu est mort, l'homme est libre enfin ! Il va se révéler à lui même ! Le sacré est sans doute spirituel et métaphysique, mais n'a plus l'aura du transcendant et du divin. Il émane du cosmos et de l'homme. C'est la bonne nouvelle annoncée par les commissaires dans le catalogue, les interviews et conférences et dossiers de presse.

L'exposition commence historiquement avec un tableau romantique daté de 1831 de Gaspard David Friedrich, une église gothique en ruines, en hiver. La notice commente : Ce monument était debout quand l'énergie païenne innervait encore la nouvelle foi.
La sacralisation de l'ego

Les Lumières, la Révolution française, ont brisé le monopole du sacré que détenait jusque là l'Église en Europe. Il était canalisé par la liturgie, les rites et le dogme catholique. Une génération a suffi pour que le sacré, l'imaginaire lié à l'invisible et au métaphysique se débride et prenne mille formes contenues jusque là. Le romantisme est la première manifestation esthétique de ce défoulement : le moi n'est plus haïssable. Désormais subjectivité, épanchements intimes, affirmation de l'ego, sont à l'honneur. C'est le "génie" de l'homme qui intéresse et particulièrement de l'artiste. Alors que les derniers recoins de la planète sont découverts, commence l'exploration des profondeurs de l'inconscient humain. La folle du logis devient la muse des poètes, les formes académiques volent en éclats et libèrent des expressions nouvelles.

Les commissaires Jean de Loisy et Angela Lampe nous entraînent dans un parcours de 350 œuvres et deux cents artistes, allant de 1830 à 2008 : on passe du sacré transcendant au sacré de l'effroi éprouvé devant la mort irrémédiable, revisitant les sacrés païens antiques, archaïques et primitifs. Puis, on aborde les sacré modernes et postmodernes : immanents, numineux, new age, chimiques et convulsifs... Ils veulent prouver au passage que le christianisme n'est plus qu'une forme morte servant de terreau à un nouveau sacré fondé sur la disparition de Dieu et l'affirmation de l'homme. L'art devient le sanctuaire de ce nouveau culte. Selon Jean de Loisy, l'artiste ne s'intéresse pas à un Dieu transcendant qui dépasserait l'homme, il recherche l'absolu seulement , et croit le trouver en lui même, car l'inventeur du monde c'est l'artiste [1] ! N'est-ce pas là un symptôme fort connu de la pensée totalitaire, si bien analysé par Hanna Arendt ?

L'exposition ne manque pas d'ambition. Elle se veut "historique", exhaustive et récapitulative des métamorphoses du sacré dans l'art, tout en étant aussi thématique, philosophique, théologique, anthropologique et sociologique... C'est une exposition à caractère total , comme aurait ironisé Ionesco dans la Cantatrice chauve. Ses finalités multiples et contradictoires lui donnent l'aspect d'un labyrinthe... Il ne faut pas y voir le reflet de l'histoire de l'art, mais une création d'art en soi ou Jean de Loisy serait le chef d'orchestre dirigeant deux cents artistes morts ou vifs. Avec cette matière picturale, Loisy crée une réalité symphonique, emportant le public de suites chronologiques en reprises thématiques, d'images en déclarations "duchampienne", inscrites en bas à gauche des œuvres à extraire pieusement des ténèbres avec une lampe de poche.

Le sacré chatoyant et libéré

L'exposition est du plus grand intérêt. Le fil rouge du sacré nous fait traverser le XIXe siècle, passionné de mythologie antique, d'occultisme et de gnose, exprimant un rationalisme appliqué aux choses de l'invisible. Ce siècle foisonne de belles images d'un sacré chatoyant, gothique, antique, orientalisant, fastueux et poétique, dont le caractère apollinien s'usera à son tour pour laisser place à un débridement dionysiaque au tournant du siècle.

L'exposition montre bien, contrairement à ce qui est communément admis en France, que Manet et Cézanne ne sont pas les seuls pères de la Modernité. Celle-ci ne découle pas seulement de l'esprit scientifique, de l'application de la théorie des couleurs, de l'intérêt pour la vision "rétinienne" du réel, mais aussi des théories gnostiques. Sar Péladan fut l'auteur d'un manifeste proclamant la suprématie des mondes intérieurs dont l'expression ne devait pas s'embarrasser de métier et de virtuosité académique, obstacles à la création.

Les mouvements symbolistes, spirituels et initiatiques sont en effet à l'origine de la plupart des avant-gardes qui se déclenchent au cours de la décennie qui précède la Première Guerre mondiale : abstraction, cubisme, constructivisme, suprématisme, fauvisme, etc. et même le conceptualisme. Duchamp, comme Kandinsky et bien d'autres, à fait le voyage à Munich qui était, avant la guerre de 1914, la capitale de l'occultisme [2].

Cette gnose et son art croit encore au génie et au progrès. Alors même que l'on atteint la fin de l'exploration du monde, l'artiste explore les puissances intérieures de l'être et les contrées inconnues de l'inconscient. Il trouve un miroir chez les hommes primitifs qui peuplent encore la Terre pour y reconnaître des formes du sacré plus originelles encore et chargées d'une énergie nouvelle dont il a besoin pour renouveler sa création.
La grande régression

Une guerre puis l'autre, la marche fatale des totalitarismes ont mis au cœur de l'Occident l'interrogation métaphysique. Dieu est déclaré mort... mais le problème du mal reste entier, les utopies ne prennent pas chair, la croyance dans le progrès et le génie s'effondre. Le sacré chatoyant devient noir. Le surhomme est impuissant, les dégâts collatéraux s'avèrent multiples... La prédiction de Hegel se réalise : Dieu a entraîné l'art dans sa chute. La Modernité aussi a une fin, et la post-modernité est bien différente.

Duchamp entre en scène, suivi de Cage et de Wahrol. Le grand système de l'AC s'enclenche : déclaratif et médiatique, fonctionnant en réseau, créant ainsi sa valeur. L'art est mort, vive l'AC [3] !

L'art sera désormais la cote, reflet du réseau fondateur. L'arbitraire et le cynisme de ce nouveau système vont entraîner l'art vers la célébration des abîmes pour compenser sa vacuité et son asservissement mercantile absolu. L'aura d'un sacré terrible le cachera aux yeux de tous et empêchera le commun des mortels de constater de l'évidence : seul l'État et la fabrication financière en réseau fermé peuvent imposer un tel art aux hommes.

Jusqu'en 1990, il y avait encore des différences d'une rive à l'autre de l'Atlantique... En Amérique, de 1960 à 1980, on expérimente le dernier sacré paradisiaque avec la beat generation et son utopie Peace and Love. On croit une dernière fois aux "possibilités illimités de notre esprit"> en communion avec le cosmos. Un art psychédélique naîtra, puisé aux sources du LSD aux visions planantes et angéliques. La drogue devient le sésame de la création. L'artiste va chercher la dernière énergie dans le dérèglement chimique des sens et les états dépassés de la conscience artificiellement obtenus.

En Europe au même moment, le sacré a déjà des formes plus sombres. À partir des années soixante, l'art est marqué par l'image insurmontable du mal. Les œuvres ressemblent à des monuments funèbres érigés à la mémoire du grand massacre. L'art est dénonciateur, critique et pénitentiel. L'artiste prend la place du Christ et s'offre en sacrifice pour renouveler le monde: L'ascèse de l'artiste est de parvenir à cette parole dépouillée de tout ce qui n'est pas lui explique Jean de Loisy [4]. Qui donne à l'ego la monumentalité du sacré. La foi en l'artiste est nécessaire, précise -t-il, la confiance est la condition de la transsubstantiation de l'œuvre . Le regardeur en communiant à l'oeuvre accède à un monde nouveau . Il devient lui aussi, grâce à la médiation de l'artiste, vraiment contemporain : Vous les amateurs d'art, vous êtes contemporains, c'est-à-dire témoins d'un monde élargi. Voilà comment l'AC devient l'art sacré d 'aujourd'hui

Quelques semaines avant l'ouverture de l'exposition, c'est ainsi que Jean de Loisy avait, sous les voûtes de Notre-Dame de Paris, brossé le portrait de l' artiste contemporain en idole postmoderne. C'était une conférence de carême... (Cf. Décryptage, 14 mars 2008.) Catherine Grenier, autre conservateur de Beaubourg, prononça elle aussi en chaire en 2007, un "sermon" analogue [5].

Ce nouvel "art sacré" est décrit comme une liturgie inverse, qui puise visibilité et puissance dans l'effet sidérant du blasphème et de la malédiction. Plusieurs formes ont cours : une école minimaliste attachée à la pureté, rejetant matière et forme, proclamant l'impeccabilité du vide, l'absolu du rien dont l'inconvénient est de programmer à court terme la disparition de l'art (Klein, Rotkho, Soulages, Ad Reinhardt). Une école scatologique avec souillure, sueur, sang, urine (Journiac, Herman Nitsch, Marina Abramovic, Andreas Serrano, etc.), expérience de la douleur et automutilation (Orlan, Gina Pane...).

Jean Clair note : L'artiste contemporain se réfère à son corps et en particulier à cette production de son corps que sont les excreta, comme une preuve immédiate de son existence à l'instar du nourrisson qui trouve en lui les premières frontières qui délimitent son identité [6]. Cette régression est en quelque sorte l' extinction du corps chrétien [7] . .

L'"artiste contemporain" va plus loin encore que l'homme primitif et le nourisson : Il recherche la vérité dans le corps et la pulsion , selon une expression de Jean de Loisy [8]. Est-ce le dernier sacré ? Pas encore... L'extrême fin du siècle et les début du millénaire voient apparaître encore une autre forme, celle qui exprime l'étape qui suit la mort : quand l'arbre est abattu, les organismes saprophytes se nourrissent du cadavre et le recyclent. La post-post modernité crée encore, en coupant, collant et mixant tous les sacrés du monde et surtout le sacré catholique, ce sacré qui n'a pas que des sacramentels mais aussi des sacrements, pour en recueillir la dernière énergie. En France, les fonctionnaires de l'art en font la théorie et s'adonnent à l'élaboration d'une théologie créative qui font de l'artiste un défroqué de l'art , termes que Marcel Duchamp a employé pour se désigner lui même.

L'exclusion de la spécificité du sacré chrétien

Malgré la prétention exhaustive de l'exposition, une forme très spécifique du sacré n'y figure presque pas : l'art chrétien, qui a pourtant connu deux grands siècles de création...

Jean de Loisy s'explique : il a délibérément exclu de son propos les artistes qui font de l'art religieux pour ne s'intéresser qu'aux artistes spirituels (Cf.Mounir Fatmi, Tête dure, 2005). L'énonciation de ces deux concepts aux contenus peu rigoureux, l'autorise, selon lui, à ne pas en tenir compte. L'ambition historique de cette exposition en prend un coup...

La forme spécifiquement chrétienne de relation au sacré n'est jamais décrite tout au long de l'exposition, quoique partout détournée et déformée. Jamais n'est évoqué la nécessité théologique et formelle d'exprimer un sacré transcendant et incarné. La conjonction de l'esprit et de la matière est le travail de l'artiste. Il doit assumer dans la forme la réalité du mal, de la souffrance et de la mort — mais à leur place, c'est-à-dire vaincus. Il doit par le moyen de la forme laisser transparaître la dimension noble de la matière et glorieuse de la chair promise à la Résurrection. Ce n'est pas une affaire de style, de forme établie, d'intention ou de foi de la part de l'artiste, mais de correspondance mystérieuse entre le fond et la forme, défi toujours nouveau, sans recette.

C'est la raison pour laquelle la distinction que fait Jean de Loisy entre artiste spirituel et artiste religieux est sans pertinence. L'Église n'a jamais exigé la foi, ni les bonnes intentions, ni les bonnes moeurs des artistes à qui elle passait commande, ni un style particulier, mais la réalisation d'un programme iconographique, laissant d'ailleurs une place à la subjectivité, au talent singulier. Ce qui explique le perpétuel renouvellement de l'art sacré tout au long de deux mille ans de création et ses expressions différentes dans chaque culture. Comme quantité d'artistes au XIXe et XXe siècle, un Delacroix incroyant a peint des chefs d'œuvre profondément chrétiens. C'est un fait effacé dans cette exposition.

La mise en scène de l'abbé Couturier

Pour compenser la faiblesse de l'argument, Jean de Loisy met en scène dans son exposition le dominicain Alain Couturier et se réfugie derrière ses prises de positions pour éluder, à part quelques Matisse, Manessier, Richier, Rouault et un Maurice Denis de 10cm x15cm, tout l'art sacré du XXe siècle (à droite, Maurice Denis, Procession sous les arbres, 1892).

Dès 1944, le religieux avant dans ses Cahiers d'art sacré , condamné en bloc, sans faire de détail entre petits et grands talents, l'art pratiqué dans les "ateliers d'art sacré". Il s'appuyait pour cela sur une théorie : si l'art est génial, il est forcément sacré, s'il est médiocre, il est une insulte à l'art et au sacré. Il faut donc faire appel aux génies , figures magnifiées au XIXe siècle par le romantisme, aux contours mal définis, idée qui a connu des fortunes diverses, dont certaines à l'origine de certains totalitarismes du XXe siècle.

L'Église avait résisté à ces idéologies mais comme il est fréquent, quand la chose est obsolète, ceux qui ont le plus résisté finissent par se rendre. Avec cette idée simple, le dominicain prenait le dernier wagon du dernier train. Il sera le dernier dans le siècle à magnifier le génie . Cette condamnation historique, simplifiée et instrumentalisée de façon contestable, servira par la suite à condamner tous les artistes, croyants ou non, travaillant dans l'esprit d'un sacré chrétien. On dira simplement d'eux qu'ils ne sont pas des artistes et qu'ils ne sont pas modernes.
Nouveau clergé, nouvelle censure, nouveau culte

La méthode d'exclusion pratiquée dans cette exposition est typique du fonctionnement du système de l'AC : Est de l'art tout ce qui est agréé par le "milieu de l'art" , en l'occurrence le réseau fabriquant la valeur, et les institutions élaborant la théorie et la légitimation.
Les commissaires ont décidé ce qui est de l'art sacré et ce qui ne l'est pas, comme ils décident tous les jours ce qui est de l'art et ce qui ne l'est pas.

Depuis trente ans, toutes les grandes commandes d'art sacré sont décidées au ministère de la Culture et ses annexes. Tout le monde sait que l'Église ne prend plus la peine d'imposer un programme iconologique et d'en suivre la conformité théologique. De nouveaux clercs s'en chargent.



*Aude de Kerros est graveur, essayiste. Dernier ouvrage paru : L'Art caché. Les dissidents de l'art contemporain (éditions Eyrolles, Paris, 2007).



[1] Conférence de Jean de Loisy à l'École Cathédrale du 5 juin 2008.
[2] Lire à ce sujet de Jean Clair, Sur Marcel Duchamp et la Fin de l'art, Ed. Gallimard, 2000, p. 30-61.
[3] AC : acronyme de art contemporain , employé par Christine Sourgins dans Les Mirages de l'art Contemporain (La Table ronde), afin d'éviter de confondre ce concept, qui désigne un genre, avec tout l'art d'aujourd'hui.
[4] Publication des conférences de carême aux Éditions du Cerf, Paris, mai 2008.
[5] Catherine Grenier auteur d'un livre qui fait la théorie sur ce sujet : L'Art contemporain est-il chrétien ?, Éd. Jacqueline Chambon, 2006.
[6] Op. cit., Sur Marcel Duchamp..., p.58 (voir aussi de J. Clair, De Immundo - Apophatisme et apocatastase dans l'art d'aujourd'hui, Éditions Galilée.
[7] Idem, p. 58.
[8] Conférence de Jean de Loisy à l'École Cathédrale, 4 juin 2008.






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