Si d'un côté l'ordinateur nous a habitués à des procédures rigoureuses (ô combien !), de l'autre nous voyons s'effriter dans la vie sociale tous les usages qui structuraient nos relations avec nos semblables : les enfants n'appellent parfois plus leurs parents papa ou maman, mais François ou Nathalie, ils interpellent le voisin qui passe d'un bonjour ! qui faisait dire à mon père : bonjour mon chien ! Sur les enveloppes, on se dispense souvent de préciser si le correspondant est Monsieur, Madame ou autre chose.

Les formules de politesses des lettres sont souvent réduites à leur plus simple expression : bonjour ! écrivent les jeunes en tête de leur missive à leur professeur, etc.

On pourrait se dire que tout cela n'est pas bien grave et que l'absence de formule protocolaire n'empêchera pas la terre de tourner, ni les affaires de se faire. Chaque époque a eu ses usages, une génération nouvelle aura d'autres manières de faire et puis c'est tout... Pourtant, à y regarder de près, l'absence de forme est certainement préjudiciable à nos échanges et dérive d'un défaut plus grave qui est la difficulté à sortir de l'immédiateté pour accéder à des relations adultes. Cela fait partie d'une adolescence que nous avons tous traversée, mais dont nous sommes heureusement sortis, parce que nos parents nous ont fait la guerre pour nous tirer de l'indistinction dans laquelle nous naissons. C'est particulièrement le rôle du père de poser, comme on dit, l'interdit, d'ouvrir l'enfant à une communication adulte, en l'aidant à sortir du tout fusionnel.
Et c'est là que la forme est irremplaçable. Nous ne nous définissons pas à chaque instant par l'imprévu d'une relation personnelle, les gens que nous rencontrons exercent vis-à-vis de nous un rôle plus ou moins durable, ils ont une fonction, un rapport de parenté, un métier, un ministère, etc. qui nous concernent, notre relation avec eux en est marquée. Ne pas le reconnaître, traiter un homme comme une femme, un supérieur comme un camarade, un parent comme un ami, c'est aussitôt ramener la relation à ce qu'elle a de plus superficiel, ne voir que le résultat cherché, ce que nous voulons obtenir. La reconnaissance de l'autre suppose qu'on y mette les formes , et qu'on prenne soi-même sa place dans la constellation des relations, là où se déploie toute une gamme d'attitudes allant du respect à la camaraderie, de la déférence à l'affection fraternelle.
Mais nous ne serons libres jusqu'au bout, capable d'orienter nos choix, qu'en reconnaissant la place qui est la nôtre et en acceptant de nous y inscrire de façon réaliste, pour porter du fruit. Et cela passe par l'acquisition d'un certain formalisme. Il ne s'agit pas de l'exagérer, en un temps où beaucoup de règles sont devenues de fait caduques. Mais ne perdons pas ce qui existe. Et surtout, dans l'éducation, ne capitulons pas devant le laisser-aller. L'apprentissage des codes de bienséance est une tâche que nous devons mener pour le bien de ceux qui nous sont confiés.
A l'Eglise aussi
Notre vie en Église et d'abord la liturgie pourraient être le premier terrain où ceci se vérifie. Nous sortons heureusement d'une époque où le seul critère de la valeur d'une célébration était l'authenticité et où le cérémonial était honni. On sait mieux aujourd'hui que le contact avec Dieu s'inscrit dans un jeu symbolique, où la vérité n'est pas l'expérience brute, mais qu'elle passe une éducation. La liturgie est faite d'une quantité de détails, dont aucun n'est essentiel, mais dont l'oubli est le signe d'un manque d'attention à l'invisible autour duquel s'organise le rite. Ça ne rendra pas la messe invalide , me disait un jour un prêtre, qui n'avait pas envie de fouiller dans ses tiroirs pour me sortir une chasuble. Évidemment ! Mais le respect de la règle est plus qu'une question de validité juridique, c'est une politesse avec le Bon Dieu, qui n'est pas facultative, si on peut.
Là-dessus, certains ne se privent pas de nous rappeler l'enseignement de saint Paul et de Jésus lui-même qui ont l'air de nous porter dans une toute autre direction :

Maintenant que vous connaissez Dieu, ou plutôt que vous êtes connus de lui, comment pouvez-vous retourner encore à des éléments faibles et pauvres, dans la volonté de vous y asservir de nouveau ? Vous observez religieusement les jours, les mois, les saisons, les années ! (Galates 4,9-10).
Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui versez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, alors que vous négligez ce qu'il y a de plus grave dans la Loi: la justice, la miséricorde et la fidélité ! (Matthieu 23,23).

Acceptons d'entendre la leçon, qui vise un défaut très précis, dans lequel les hommes religieux tombent facilement : l'oubli du contenu au profit de la forme, le primat du geste extérieur sur l'intention du cœur. Mais avouons que notre époque pèche plutôt par le défaut inverse qui est de croire trop facilement qu'il suffit de bonnes intentions et d'une vie convenable pour que nous soyons en règle avec Dieu. Le Christ n'omet pas de dire à la fin de la phrase que nous venons de citer : Il s'agissait de faire ceci, sans négliger cela. Lui-même n'a pas donné l'exemple de négligence avec les rites du judaïsme, qu'il a sûrement respectés scrupuleusement (Cf. par ex. Mc 6,56 ; 14,15 etc...). Et saint Luc n'a pas manqué de remarquer que son premier acte public, alors qu'il était encore tout enfant, s'est déroulé dans une stricte obéissance aux préceptes cérémoniels de la Loi de Moïse (Lc 2, 22.23.39).
Il se pourrait que le formalisme tant décrié soit le premier bienfait que nous apporte notre héritage juif. C'est lui qui a permis au peuple d'Israël de se détacher d'une fréquentation du divin passablement trouble, telle qu'elle était vécue dans les cultes païens. Là l'enthousiasme religieux et le sentiment de communier avec les forces de la nature tenaient souvent lieu de piété. Il a fallu tout l'effort des prophètes, mais aussi la législation tatillonne du Lévitique, pour arracher la pratique des sacrifices à l'immédiateté d'un culte naturiste. Il s'agissait de donner corps à la conviction que c'est l'obéissance qui donne son prix au sacrifice (1S 15,22) et que l'exacte application des rites valait mieux que le ressenti des fidèles. Nous avons peut-être à en garder quelque chose pour notre époque.
*Michel Gitton est recteur de la basilique Saint-Pancrace de Provins.

 

 

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