La démarche du patriarche de Moscou Alexis II venant, après des années de repli, rendre visite, sinon au chef de l'Église de Rome, du moins aux pasteurs de sa fille aînée l'Église de France, est porteur d'un grand espoir pour tous ceux qui souhaitent un rapprochement du catholicisme romain et de l'orthodoxie.

Le chef de l'Église russe n'a cependant pas caché, dans ses déclarations, la persistance de difficultés entre Rome et l'orthodoxie, la principale étant selon lui le prosélytisme de catholiques, latins ou uniates, au sein de ce qu'il considère comme le territoire canonique de l'Église orthodoxe.

La théorie du territoire canonique est simple : un évêque, dès lors qu'il est un véritable évêque (et Rome considère que les évêques orthodoxes le sont) a le monopole de l'action pastorale et de l'évangélisation sur le territoire de son diocèse. Si d'autres veulent y exercer une activité, ils doivent le faire avec sa permission et sous son autorité.

Une théorie que bien des évêques français qui ont reçu le patriarche Alexis II ne récuseraient sans doute pas, s'ils le pouvaient, comme l'illustrent les résistances de certains d'entre eux à accepter l'installation dans leur diocèse de sociétés autonomes de prêtres dédiées au rite de saint Pie V : Fraternité Saint-Pierre, Institut du Bon Pasteur, etc. Quelle autorité d'ailleurs, civile ou religieuse, en Orient comme en Occident, ne veille-t-elle pas jalousement sur son territoire, canonique ou pas ?

La question du monopole de la hiérarchie locale sur le territoire canonique n'est pas seulement une divergence juridique contingente et donc surmontable à court terme. Elle se trouve au cœur de la divergence des destinées des Églises d'Orient et d'Occident au fil des siècles.

Des Églises martyres

Les Églises orthodoxes ont eu au cours du dernier millénaire à affronter des épreuves considérables, beaucoup plus lourdes que les Églises latines. L'islam, pour les Églises d'Égypte et du Proche-Orient, pour l'Église de Grèce jusqu'à l'indépendance, fit peser partout le poids de la dhimmitude. Le patriarcat de Constantinople s'est trouvé réduit au fil des ans à l'état de petite paroisse [1]. Le communisme pour les Églises de Russie, d'Ukraine, de Roumanie, de Bulgarie, de Serbie, de Georgie et d'Arménie fut encore plus terrible.

Saluons au passage la résistance héroïque, spirituelle et militaire, durant quatorze siècles, de l'Église d'Éthiopie à la poussée de l'islam, résistance d'un peuple chrétien campé sur ses traditions millénaires mais aussi terriblement aguerri.

Il serait donc déplacé de faire grief à ces Églises d'avoir eu au cours des derniers siècles une position surtout défensive, de n'être presque nulle part parvenu à rayonner chez d'autres peuples [2]. Redoutables combattants de la foi, les Éthiopiens n'ont jamais réussi, jusqu'à l'arrivée des missionnaires occidentaux, à évangéliser les peuples noirs de l'Afrique de l'Est qu'ils côtoyaient pourtant depuis longtemps. L‘expansion de l'orthodoxie en Sibérie au cours du XIXe siècle fut d'abord celle du peuplement russe.

Cette situation contraste vivement avec le dynamisme des chrétiens d'Occident en direction de l'Amérique (devenue le premier continent chrétien), de l'Afrique subsaharienne ou de l'Asie.

On dira certes que les catholiques (et aussi les protestants) ont profité d'une situation plus facile à domicile. C'est plus ou moins vrai : le catholicisme français ne fut jamais autant missionnaire qu'à l'époque où la IIIe République lui était hostile (encore qu'il ne faille pas mettre sur le même plan le petit Père Combes et Lénine).

On dira aussi que les chrétiens d'Occident ont tiré parti de l'expansion coloniale et donc de l'avance technique acquise par cette partie du monde à partir de la Renaissance : c'est incontestable.

On dira enfin que ce bel élan s'essouffle du fait de l'appauvrissement spirituel considérable l'Europe occidentale à partir du dernier tiers du XXe siècle : ce n'est que trop juste.

Il reste qu'on doit poser une question : malgré la paix intérieure relative, malgré l'élan colonial, peut-on penser que l'élan missionnaire des cinq derniers siècles aurait pu se déployer comme il l'a fait, si avait prévalu chez les catholiques la théorie du territoire canonique ?

Une action missionnaire en dehors des structures ordinaires

Car une réalité s'impose : cette expansion missionnaire ne fut nulle part le fait des structures diocésaines classiques de l'Europe occidentale mais de congrégations plus ou moins déterritorialisées dépendant directement de Rome qui ont nom : les franciscains, les dominicains, les jésuites, les lazaristes, les maristes, les pères blancs, etc. S'y ajoutent aujourd'hui l'Opus Dei ou certaines communautés charismatiques (dont le niveau théologique et scientifique n'est cependant pas comparable à celui des grands ordres de la période classique). Et on ne saurait passer sous silence l'œuvre immense, aussi discrète qu'efficace, de congrégations de femmes encore plus nombreuses [3].

Or que sont ces congrégations ? Au départ des petits groupes que l'on qualifierait d'exaltés, de fous de dieu , souvent mal vus par leur hiérarchie locale. François d'Assise, Ignace de Loyola eussent-ils pu fonder une œuvre durable s'il leur avait fallu en tout ce qu'ils entreprirent l'autorisation de l'évêque du lieu ? On peut en douter. Ils n'y réussirent que parce que le Saint-Siège, après mise à l'épreuve, approuva leurs constitutions et leur permit de dépendre directement de lui, les exemptant des juridictions épiscopales, bravant la théorie de territoire canonique.

Les moines de l'ordre de Saint-Benoît jouissent depuis le VIe siècle d'une autonomie analogue.

Contrairement aux idées reçues, la force de l'Église catholique ne réside nullement dans une hiérarchie rigoureuse et centralisée : pape, évêques, curés, fidèles, dont les initiatives partiraient toutes du sommet, mais au contraire dans la capacité qu'eut de tous temps l'autorité centrale de libérer les énergies locales de la pesanteur des structures intermédiaires, des féodalités territoriales diverses, de permettre aux initiatives individuelles de s'exprimer en dehors des structures organiques.

Libérer les énergies

Cette capacité de libération des initiatives par rapport aux pesanteurs de toutes sortes qui tendent à les étouffer, c'est ce qui manqua assurément à l'orthodoxie et qui risque de lui manquer aussi longtemps qu'elle fera du territoire canonique exclusif un absolu. Au sein des Églises d'Orient, seuls les moines disposent d'une autonomie comparable à celle des grandes congrégations catholiques mais ils n'ont pas d'abord une vocation missionnaire.

Il s'en faut de beaucoup que toutes les initiatives de la base reçoivent l'appui du siège romain. Certaines, jugées hérétiques, sont censurées. Les initiatives autorisées le furent non seulement en raison de la sainteté constatée de leur fondateur mais aussi de leur orthodoxie et de leur déférence envers les autorités ordinaires, évêques et prêtres, dont en principe ils ne détournaient pas les fidèles. Si une activité missionnaire extérieure se trouvait un jour légitimée au sein du territoire de l'orthodoxie, ce ne pourrait être qu'à la condition de tourner les convertis (ou reconvertis) vers leur hiérarchie canonique. Telle est par exemple l'attitude de l'Aide à l'Église en détresse (AED) dont la présence en terre orthodoxe ne pose pas de problèmes.

Ajoutons que les ordres religieux classiques n'ont pas eu un pouvoir émancipateur seulement vis-à-vis des pesanteurs locales mais aussi vis-à-vis des pouvoirs séculiers. C'est ce qui les rendit parfois si insupportables à ceux-ci, notamment au temps où s'affirma le principe de la souveraineté exclusive des États : l'expulsion des jésuites de la plupart des pays d'Europe au XVIIIe siècle n'eut pas d'autre motif. La IIIe République s'en prit surtout aux congrégations. On sait qu'aux sombres heures de l'Occupation, les jésuites passèrent assez vite à la résistance alors que la majorité des évêques encensait le pouvoir vichyste.

En terre orthodoxe, au contraire, faute de ce ferment d'universalisme que représentaient, tant le rattachement au siège romain que l'existence d'ordres religieux à caractère international, l'Église, non contente de se trouver, bon gré mal gré, étroitement subordonnée à l'État, s'enlisa parfois dans l'ethnicité [4], paraissant dans des pays comme la Grèce ou la Serbie, avoir pour principale raison d'être de cimenter la nation.

Serait-ce donc par exception à ses structures normales que l'Église catholique serait missionnaire ? Tout dépend de savoir ce que l'on tient pour normal. Oui, si l'on considère comme seule normative la hiérarchie épiscopale. Non, si l'on remonte à l'Église des origines.

L'exemple de saint Paul

Qui ne voit que le principal évangélisateur de la génération apostolique, saint Paul, se trouvait dans une position analogue à celle que devaient occuper plus tard les congrégations missionnaires ? Sans doute le texte qui décrit le partage du monde entre les douze apôtres (sous les auspices de Marie-Madeleine !) est-il un apocryphe. On peut se demander quand même sur quel territoire canonique opérait l'apôtre des Gentils. Les problèmes qu'il rencontra ne furent guère différents de ceux des missionnaires du deuxième millénaire : difficultés avec les autorités régulières à Antioche, appel à Pierre, arbitrage favorable de ce dernier, travail en dehors de la hiérarchie des apôtres mais dans le plein respect de celle-ci, à commencer par l'autorité de Pierre.

La question du territoire canonique est ainsi essentielle. Ce n'est que par une réflexion approfondie sur l'histoire de l'Église et sur son rapport au territoire que le rapprochement nécessaire entre catholiques et orthodoxes pourra continuer de progresser.

*Roland Hureaux est essayiste, historien. Il a publié notamment Jésus et Marie-Madeleine (Perrin, coll. Tempus )

Notes[1] On ne saurait oublier que le génocide connu comme celui des Arméniens au sein de l'Empire turc (1915-1916) fut une tentative d'éliminer l'ensemble des chrétiens. Si catholiques et protestants furent relativement protégés par la crainte de l'opinion européenne, les églises chaldéenne et syriaque furent exterminées. Les chrétiens qui représentaient un tiers de la population de la Turquie actuelle y ont pratiquement disparu.

[2] L'Église russe a cependant installé quelques communautés en Amérique du Nord.

[3] Sur les congrégations de femmes, voir Elizabeth Dufourcq , Les Aventurières de Dieu, Lattès 1993.

[4] L'Église orthodoxe russe vient de publier une remarquable synthèse de sa doctrine sociale qui marque très clairement que l'Église n'a pas d'abord un caractère ethnique et qu'elle ne doit pas être subordonnée à l'Etat. Église orthodoxe russe, Les Fondements de la doctrine sociale (Le Cerf-Istina).

© Photos : Cef.fr

■ D'accord, pas d'accord ? Envoyez votre avis à Décryptage