Qu'y a-t-il de commun entre Dan Brown et Dieudonné, entre l'Évangile de Judas et Thierry Meyssan, entre José Bové et Michael Moore ? Une véritable fascination pour les complots, rumeurs, légendes et croyances ésotériques.

Le filon est lucratif, il fait vendre. Tout le monde attend la sortie du film Da Vinci Code, tiré du roman de Dan Brown, en ouverture du festival de Cannes le 17 mai. Un budget pharaonique, un battage médiatique sans précédent.

Comme par hasard, la revue Sciences et Avenir, dans son numéro de janvier 2006, évoquait la redécouverte et la traduction d'un papyrus appelé "Évangile de Judas". Il montre Judas non pas comme un traître, mais comme l'apôtre le plus proche de Jésus, le seul qui ait vraiment compris son message. Judas a accompli la volonté divine en livrant Jésus. Il savait que le sacrifice de Jésus était indispensable à la rédemption du monde. Cet évangile est donc présenté comme une réhabilitation de Judas, et une dénonciation du mensonge de l'Église qui aurait diabolisé Judas.

Souvenons-nous qu'en 2002 paraissait L'Effroyable Imposture, cette enquête de Thierry Meyssan qui présentait le 11 septembre 2001 comme "la plus grande manipulation de l'Histoire". Le livre a été traduit en plus de vingt langues et continue à nourrir tous les fantasmes antiaméricains. Nombre de mes élèves sont convaincus du bien-fondé de la thèse du complot américano-sioniste.

Enfin, les sites altermondialistes regorgent eux aussi de complots révélés. Les "véritables maîtres du monde" sont débusqués derrière le "nouvel ordre mondial" qu'ils sont accusés de mettre en place. Ils manipulent et contrôlent tout. Ainsi José Bové et Dieudonné affirmant très sérieusement que le Mossad pourrait bien être à l'origine des attentats antisémites en France.

Pourquoi une telle fascination pour le mystère et l'occulte ?

Les points communs

Premier point commun entre ces différentes théories : un énorme succès auprès du grand public, malgré les nombreuses mises en garde publiées par des journalistes sérieux, des historiens, des philosophes et des théologiens. Le succès du Da Vinci Code tient en particulier à l'attrait pour l'ésotérisme qui permet à chacun de se bricoler son propre système religieux. Le marché du merveilleux se développe à la faveur de l'inculture et du vide spirituel des masses dans un monde désenchanté, revenu de ses illusions rationalistes et progressistes. En témoigne le nombre de boutiques ésotériques qui fleurissent sur les trottoirs de Paris, ainsi que les impressionnants rayons consacrés à cette littérature, à la Fnac comme à la Procure. En témoigne encore l'immense succès populaire d'un film comme Matrix qui suggère que toute notre existence serait une illusion, fruit de la manipulation des "machines".

Second point commun : le conspirationnisme. Il valorise l'individu : dans une société qui sacralise le moi, chacun aime à se dire qu'il détient des secrets que les autres ignorent. Il rassure : dans une période d'incertitude, ou chacun est exposé à la surinformation, à la crise du progrès, à la crise des institutions traditionnelles, il est tentant de croire que tout est lié, qu'il n'y a pas de hasard, qu'on nous ment, et que nous sommes tous des victimes innocentes. Des jésuites à l'Opus Dei[1], de l'OMC au FMI, du Protocole des sages de Sion au lobby juif international, les coupables ne manquent pas. Les amalgames non plus : Bush = Hitler ou Bush = Ben Laden ou encore Bush = marionnette de Sharon (cf. Michael Moore, Farenheit 09/11)."Mélangez dans un shaker des choses aussi différentes que la guerre en Irak, la question palestinienne, la mondialisation économique et la puissance américaine, ajoutez un zeste de vielles théories tiers-mondistes, une dose de discours marxiste. Secouez bien dans tous les sens et il en ressortira qu'Irak, Palestine, mondialisation et puissance militaire américaine sont liés à un plan global américano-sioniste de domination du monde."

(Antoine Vitkine. Les Nouveaux Imposteurs, Éd. de la Martinière, 2005)Troisième point commun : une exploitation de la science et de l'histoire à des fins irrationnelles (ou commerciales tout simplement). Dans son livre, Dan Brown affirme que Jésus de Nazareth n'était qu'un homme comme les autres, marié à la pécheresse Marie-Madeleine, qu'il n'a pas été crucifié et n'est pas mort mais s'est enfui avec elle [2]. Dan Brown est romancier. S'il prend des libertés avec l'histoire, c'est bien entendu son droit le plus strict. Mais là où commence la dérive, c'est lorsqu'il prétend que sa version de l'histoire est "exacte", qu'elle est même plus vraie que la version traditionnelle, puisqu'il dit dès la première page "toutes les descriptions de monuments, d'œuvres d'art, de documents et de rituels secrets évoqués sont avérés". Dan Brown prétend se fonder notamment sur des manuscrits cachés, découverts à la fin des années 1940 dans la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi, en Égypte, et sur le site de Qumrân, au bord de la Mer Morte. Or la supercherie réside ici dans le fait que ces manuscrits sont connus de tous les historiens et qu'ils n'ont rien de secret. Il s'agit en particulier de l'Évangile de Philippe, connu pour refléter les conceptions gnostiques du salut, plus que la vie réelle de Jésus. Il en va de même pour l'Évangile de Judas.

P.-A. Taguieff souligne bien le rôle moteur joué par internet dans cette diffusion de pseudo-théories : Internet c'est le vecteur parfait pour la prolifération des rumeurs hostiles et des croyances magiques. Les théoriciens du complot l'ont bien compris – je pense aux amis de Dieudonné ou de Thierry Meyssan. Il permet de diffuser, sans aucun contrôle, des thèses délirantes qui ne pourraient pas être publiées. Et qui dans le monde du soupçon acquièrent de ce fait une valeur inestimable : avoir reçu l'information en confidence, de bouche à oreille, d'ordinateur à ordinateur, fait de vous un initié. Ici, pas de contre-pouvoir, pas d'appareil critique."

(Nouvel Observateur, jeudi 27 octobre 2005 "Des Illuminés de Bavière au 11 septembre, l'increvable mythe du complot".)

Les critiques philosophiques

Le philosophe Pierre-André Taguieff a consacré au conspirationnisme son dernier livre, La Foire aux "Illuminés" (Mille et Une Nuits). L'auteur nous conduit à une exploration du bazar de l'ésotérisme c'est-à-dire des formes multiples du "croire" hors des frontières strictes du religieux institutionnel. Selon P.-A. Taguieff, les thrillers ésotérico-religieux d'un Dan Brown puisent dans le même fonds symbolique (rumeurs, légendes, croyances) que les délires idéologiques d'un Thierry Meyssan dénonçant le complot mondial de la CIA.

Le conspirationnisme se définit par la croyance que des puissances occultes manipulent le monde. Il développe une rhétorique du soupçon poussée à l'extrême, avec cette idée récurrente que quelqu'un tire les ficelles et manipule tout le monde. Selon Taguieff, "la thèse du complot, comme toute construction paranoïaque, est irréfutable : les preuves avancées qu'un complot n'existe pas se transforment en autant de preuves qu'il existe." Si vous niez l'accusation, cela prouve que l'accusation est vraie. Celui qui est accusé de comploter est forcément un menteur puisqu'il complote. Donc s'il nie c'est la preuve qu'il est coupable. Le propre des théories conspirationnistes est enfin de créer des connexions entre des événements qui n'ont rien à voir, c'est le vieux sophisme de la fausse analogie.

Hannah Arendt avait déjà, en son temps, analysé la psychologie des masses à l'âge du totalitarisme. "Elles ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles, mais à leur seule imagination, qui se laisse séduire par tout ce qui semble à la fois universel et cohérent. En éliminant les coïncidences, on invente un pouvoir suprême et universel qui est censé être à l'origine de tous les accidents.

(Les Origines du totalitarisme, vol. 3, p. 78.)De son côté, Pascal Bruckner, dans Misère de la prospérité (Grasset, 2002, citations in Le livre de poche, p. 71-72), réfute par l'absurde les fantasmes de complots des altermondialistes. Comment ont-ils pu eux-mêmes échapper au conditionnement qu'ils dévoilent ? Par quel miracle l'influence démesurée des nouvelles techniques de communication et de manipulation ne les ont-elles pas marqué de leur empreinte subliminale ? Bruckner prend l'exemple de Bourdieu. Celui-ci soutient que certains mécanismes juridico-politiques élaborés dans l'ombre "préparent l'avènement d'une sorte de gouvernement mondial invisible au service des puissances économiques dominantes" (Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, "Raisons d'agir", 2001, p.69).

Bruckner est perplexe : "Si ce gouvernement mondial est vraiment invisible, comment Bourdieu faisait-il pour le discerner ? De quelles armes intellectuelles disposait-il dont nous serions, nous ses humbles lecteurs, dépourvus ?". Selon lui, "on touche là aux limites d'une philosophie du soupçon qui décrète cachées des choses que tout le monde connaît pour se donner le lustre de les débusquer. En présupposant ce qu'elle va découvrir, elle soulève les objets culturels ou économiques, comme des pierres pour y dénicher un mystère qu'elle a elle-même placé."

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Quelle attitude adopter face à ces emballements collectifs irrationnels ? Ne pas oublier qu'ils ont toujours existé. L'exploitation des naïfs n'est pas une nouveauté, tout comme les égarements des faux-prophètes. L'extinction de la crédulité n'est pas pour demain. Y voir plutôt une invitation à témoigner de la vérité qui rend libre. L'espérance est à ce prix !

*Damien Theillier, né en 1969, est professeur de philosophie à Paris. http://nicomaque.blogspot.com

Pour en savoir plus, contre-feux :

■ [1] Patrice de Plunkett, Opus dei, enquête sur le "monstre", Presses de la renaissance, 17 mai 2006, 18,05 €. Sortie le 18 mai. Commandez le livre dès aujourd'hui avec notre partenaire amazon.fr, vous le recevrez dès sa parution.

■ [2]Roland Hureaux, Jésus et Marie-Madeleine, Perrin, "Tempus", 2006.

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