Dans un entretien accordé à Sophie de Ravinel pour Le Figaro magazine du 13 août 2004, la veille de ce qui serait le dernier voyage de Jean-Paul II, le cardinal Joseph Ratzinger s'interrogeait sur l'évacuation de la foi dans la seule sphère privée.

Jean-Paul II se rendait en France, à Lourdes, et le futur Benoît XVI appelait la Vieille Europe à être fière de son héritage chrétien. Liberté politique rediffuse des extraits de cet entretien avec l'aimable autorisation du Figaro.

Sophie de RAVINEL – Il s'agira du septième voyage de Jean-Paul II en France. Quelle est sa relation avec celle qui a été qualifiée de "fille aînée de l'Eglise" ?

Joseph RATZINGER – Vous savez que le Saint-Père a beaucoup d'admiration pour l'Eglise en France et pour sa grande théologie. Il a collaboré avec certains de ses représentants, notamment pendant le concile de Vatican II, lors de la rédaction du schéma Gaudium et Spes, qui a été, plus que les autres, formé par la pensée française. Il a fait cardinaux le père de Lubac et le père Congar. Il a étudié la théologie avec le père Garrigou-Lagrange. Sa formation spirituelle et théologique est liée à la France, où il a effectué de nombreuses visites. Je me souviens particulièrement de celle qui a commémoré l'anniversaire du baptême de Clovis comme d'un grand renouveau du baptême de la France. La "fille aînée de l'Eglise", occidentale disons, a beaucoup donné à l'Eglise.

Cette mission particulière se poursuit-elle encore aujourd'hui ?

Oui, je le pense. C'est une réalité essentielle. Naturellement, le Pape est aussi préoccupé par le laïcisme idéologique qui se manifeste fortement aujourd'hui. Nous sommes pour la laïcité, bien entendu. Mais nous sommes opposés à un laïcisme idéologique qui risque d'enfermer l'Eglise dans un ghetto de subjectivité. Ce courant de pensée souhaite que la vie publique ne soit pas touchée par la réalité chrétienne et religieuse. Une telle séparation, que je qualifierais de "profanité" absolue, serait certainement un danger pour la physionomie spirituelle, morale et humaine de l'Europe. Nous espérons donc que la vitalité de l'Eglise en France soit suffisante pour aider toute l'Europe à répondre à cette provocation, à ce défi. J'ai l'impression qu'il y a de fortes initiatives visant à réévangéliser la France, à redonner à la foi une présence forte dans la vie publique. Il faut comprendre – dans un plein respect du pluralisme culturel, de la liberté religieuse et d'une saine laïcité – que la foi chrétienne a quelque chose à dire pour la morale commune et pour la composition de la société. La foi n'est pas une chose purement privée et subjective. Elle est une grande force spirituelle qui doit toucher et illuminer la vie publique.

Votre congrégation a publié un document, l'an dernier, sur la responsabilité des hommes politiques catholiques, et vous avez récemment adressé une note aux évêques américains sur ce sujet. Le débat porte là-bas sur la candidature de Kerry, qui se dit catholique et favorable à l'avortement. Ne s'agit-il pas d'une intrusion de l'Eglise et du Vatican dans la vie politique d'un pays ?

Avant tout, je tiens à préciser que dans nos intentions, le texte publié sur l'engagement des catholiques en politique est explicitement en faveur du pluralisme. L'État doit être le garant de la liberté de pensée et de religion. Nous ne cherchons pas à imposer notre foi aux autres par le biais de la politique. Mais nous sommes par ailleurs convaincus que la foi est aussi une lumière pour la raison et que l'homme politique catholique doit pouvoir transmettre cette lumière dans son combat politique. En ce qui concerne le droit de vivre, il doit être protégé par tout Etat, du premier instant de la vie au dernier. C'est une évidence de la raison, ce n'est pas une position de foi. Mais il serait contre la foi de s'opposer à cette évidence. Un politicien qui prend une position différente, qui ne respecte pas l'image de Dieu et l'inviolabilité de la personne humaine est aussi en opposition avec les composantes rationnelles de la foi. Dans ce sens, il s'oppose à un élément fondamental de la conscience chrétienne.

Les évêques américains ont publié une déclaration, à la suite du débat portant sur le fait de savoir si un homme politique catholique favorable à l'avortement pouvait ou non accéder à l'eucharistie. Ils ont rappelé que l'examen de conscience précédant l'eucharistie ne valait pas seulement pour les politiciens mais aussi pour tous ceux qui y participent, et que cet examen ne concerne pas uniquement leur position envers l'avortement, mais qu'il concerne toute leur vie de chrétien. Publiquement, on a voulu donner l'impression qu'il y avait une opposition entre les évêques américains et la Congrégation pour la doctrine de la foi sur cette question. Cela n'est pas exact : si les modes de présentation sont différents, les principes, par contre, sont les mêmes et clairement exposés ; il y a donc concordance dans la substance. Qu'en est-il de la conscience personnelle de l'homme politique ? La conscience n'est pas purement subjective, elle a des critères objectifs.

Un catholique trouve la lumière pour former sa conscience dans les indications de notre foi. Il me semble que la "subjectivisation" de la conscience est une grande erreur de notre époque. Elle demeure sans critère et, à la fin, c'est un sujet non défini qui devient la dernière mesure de toutes les actions. Avec l'absolutisation du sujet sous le nom de conscience, nous perdons la communicabilité de la morale et la communion dans les fondements essentiels de la société. Le sujet n'est pas seul, il doit être ouvert à la connaissance des exigences de la nature humaine, de la personne humaine comme telle.

Malgré ses interventions, le Saint-Siège n'a pas pu faire en sorte que le préambule de la Constitution européenne mentionne les racines chrétiennes de l'Europe. Qu'en pensez-vous ?

Je suis convaincu qu'il s'agit d'une erreur. L'Europe est un continent culturel et non pas géographique. C'est sa culture qui lui donne une identité commune. Les racines qui ont formé et permis la formation de ce continent sont celles du christianisme. Il s'agit d'un simple fait de l'histoire. J'ai donc des difficultés à comprendre les résistances exprimées contre la reconnaissance d'un tel fait incontestable. Si vous m'affirmez qu'il s'agit d'un temps lointain, je vous réponds que la renaissance de l'Europe après la Seconde Guerre mondiale a été rendue possible grâce à des hommes politiques qui avaient de fortes racines chrétiennes, qu'il s'agisse de personnes comme Schuman, Adenauer, de Gaulle, De Gasperi ou d'autres. Ce sont eux qui se sont confrontés aux destructions provoquées par des totalitarismes athées et antichrétiens. Se taire sur cette réalité est une chose très étrange et aussi dangereuse. Il faudrait continuer le débat sur cette question, car je crains que derrière cette opposition se cache une haine de l'Europe contre elle-même et contre sa grande histoire.

L'étude de la candidature de la Turquie devient plus précise. Son entrée dans l'Union signifierait-elle pour vous un choc ou un enrichissement des cultures ?

Nous avons parlé de l'Europe comme d'un continent culturel et non géographique. Dans ce sens, la Turquie a toujours représenté un autre continent au cours de l'histoire, en contraste permanent avec l'Europe. Il y a eu les guerres avec l'Empire byzantin, pensez aussi à la chute de Constantinople, aux guerres balkaniques et à la menace pour Vienne et l'Autriche... Je pense donc ceci : identifier les deux continents serait une erreur. Il s'agirait d'une perte de richesse, de la disparition du culturel au profit de l'économie. La Turquie, qui se considère comme un Etat laïc, mais sur le fondement de l'islam, pourrait tenter de mettre en place un continent culturel avec des pays arabes voisins et devenir ainsi le protagoniste d'une culture possédant sa propre identité, mais en communion avec les grandes valeurs humanistes que nous tous devrions reconnaître. Cette idée ne s'oppose pas à des formes d'associations et de collaboration étroite et amicale avec l'Europe et permettrait l'émergence d'une force unie s'opposant à toute forme de fondamentalisme.

Concernant le fondamentalisme religieux, la montée en puissance du laïcisme en France n'est-elle pas une réaction de protection face à ce phénomène ?

Selon moi, pour une part au moins, la montée du fondamentalisme est elle-même provoquée par un laïcisme acharné. Il s'agit d'un rejet de ce monde qui refuse Dieu et le respect du sacré ; qui se sent totalement autonome, qui ne connaît pas de lois innées à la personne humaine et qui reconstruit l'homme selon ses propres schémas de pensée. Cette perte du sens du sacré et du respect de l'autre provoque une réaction d'autodéfense au sein du monde arabe et islamique. Un mépris profond s'y exprime face à la perte du sens du surnaturel qui est perçue comme une décadence de l'homme. Le laïcisme absolutisé n'est donc pas la réponse au défi terrible du fondamentalisme. Seul un sens religieux raisonné, en union profonde avec la raison, peut modérer ces radicalismes et permettre de trouver un équilibre dans le dialogue des cultures.

© Publié avec l'aimable autorisation du Figaro.

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