Au début des conflits, c'est parole contre parole. Ici, le sujet – l'avortement légalisé – est tellement sensible, emblématique des  valeurs de la République , qu'il est impossible de savoir pour le moment ce qui s'est réellement passé, à Manosque, mi-octobre. Les faits sont invérifiables. L'identité du professeur inconnue. Mais, déjà le bouillonnement médiatique mérite d'être décrypté.

LES FAITS

1/ Ce qui semble certain
- Dans le cadre de l'instruction civique le film No need to argue (ce titre pourrait se traduire par  Commentaire inutile ) est montré à des élèves de seconde mi-octobre par leur enseignant, ainsi que des documents papier. Le reportage est terrible : le réalisateur fait précéder son documentaire de la mention  Des images très crues mettant en scène les différentes techniques d'avortement. Une vidéo quasi insoutenable . Le professeur d'histoire aurait lui-même prévenu les élèves et proposé à ceux se sentant incapables de regarder le film de sortir. Quelques-uns l'ont fait.
- Des parents se plaignent de la séquence qui aurait traumatisé certains élèves ; selon eux, les images d'avortement ne seraient d'ailleurs pas celles de l'IVG  à la française , avant les 12 semaines ; une cellule d'écoute et de dialogue est même mise en place au sein de l'établissement.
- Sur RTL, le ministre de l'Éducation nationale, Luc Chatel, déclare le 24 novembre :  Ce qui me choque c'est que les professeurs sont tenus à un principe de neutralité, de respect de la personne, et l'enseignant ― même si c'est dans le cas d'éducation civique, qui fait l'objet de débats entre les élèves, et entre les élèves et l'enseignant ―, l'enseignant doit toujours veiller à ne jamais heurter la sensibilité et les convictions des jeunes.  Et d'annoncer une sanction immédiate.
- Le recteur confirme une mesure de suspension  prise à titre provisoire pour une durée de quatre mois , au vu des  éléments de l'enquête déjà rassemblés  et de  l'accroissement du trouble provoqué dans l'établissement par la médiatisation de cette affaire .
2/ Ce qui doit être vérifié
- Ceux qui dénoncent le professeur insistent sur ses antécédents (le même film a déjà été diffusé en 2009 aux secondes), un militantisme anti-avortement assumé et ses convictions catholiques. Ce sont des parents, enseignants tous les deux, qui auraient alerté leur fils puis saisi les autorités pour que l'affaire, qui aurait été étouffée en 2009, soit portée sur la place publique.
- Dans une lettre de protestation au quotidien La Provence qui a révélé l'affaire le 24 novembre (lettre que la publication Internet Les Nouvelles de France affirme s'être procurée) le professeur aurait affirmé avoir inclus ce film dans un débat sur l'avortement au milieu d'autres éléments, y compris un discours prononcé par Simone Veil lors des discussions parlementaires de 1974. L'enseignant affirme être victime d'un lynchage médiatique et d'un jugement expéditif du rectorat, sans possibilité de se défendre à la suite d'une inspection abusive. Il reproche à l'Éducation nationale de lui faire injonction d'enseigner  l'idéologie de l'État. Qui présente l'avortement comme un droit. Et impose à la population de penser comme lui . Affirmant être soutenu par une pétition d'élèves unanimes, il conclut par une charge contre Luc Chatel.

UN DEBUT DE DECRYPTAGE

1/ Sur le caractère insoutenable du film
Préalable assumé : je ne tenterai pas de voir les images controversées. Il m'a suffi de lire. À mes yeux, chacun est responsable de ce que sa sensibilité est en mesure d'absorber sans se meurtrir inutilement. Les mentions  adulte  ou  interdit aux moins de 18 ans  qui figurent sur nombre de séquences, de sites et de films résonnent pour des jeunes gens comme un argument de vente. Mais elle devrait signifier pour tous, majeurs compris  inhumain ! . Non regardable, sauf si on y est vraiment obligé pour assumer sa responsabilité. Or, je n'ai pas besoin d'images d'avortement pour savoir ce qui se passe : de nombreuses femmes et soignants m'en ont témoigné.
Cependant chaque génération a ses codes. Chaque individu aussi. À titre d'exemple, la Une du quotidien Le Monde du mercredi 24 novembre qui présente le détail des corps enchevêtrés de jeunes Cambodgiens en train de mourir étouffés sur un pont mérite à mes yeux le qualificatif d'insoutenable, de même que nombre de films d'horreur et de séquences pornographiques. Quoi qu'il en soit,  insoutenable  reste une exagération qui signifie que celui qui soutient de telles images du regard peut avoir à en payer le prix en s'abîmant, en restant traumatisé. Même si insoutenable implique souvent : attirant, fascinant, sidérant d'une sidération morbide.

À ce titre, je veux bien croire que les images de No need to argue soient insoutenables. Peu étonnant que la plupart des élèves aient préféré rester. À cet âge-là, l'horreur et la pornographie sont largement banalisées, c'est-à-dire continuent de ruiner l'innocence des jeunes qui ne savent pas s'en protéger. Pour autant, des images de corps déchiquetés sont plus atrocement crues encore, parce que réelles, que celles des films d'horreur.
Nul ne sait si l'intention du professeur était de  montrer pour dissuader , comme on tend de plus en plus à le faire en matière de prévention routière...
On comprend que des parents puissent être choqués de découvrir que leurs enfants mineurs ont été peu ou prou forcés (ne serait-ce qu'à cause de la pression naturelle les incitant à ne pas quitter le groupe) de voir de telles images...
2/ Sur la controverse autour d'un débat pour ou contre l'avortement à l'école
Il y a un paradoxe dans l'évolution de l'Éducation nationale. D'un côté on fait de plus en plus débattre les élèves sur les questions de société, sans tabou. De l'autre on conteste – sur certains sujets – la légitimité d'un débat. Et l'auteur d'un billet sur le Post, signé Xavier Pregentil, d'ironiser à propos de la fermeté du ministre à propos des organismes libertaires dont les cours sponsorisés n'auraient  rien à craindre  du ministre. Ils sont dispensés dans toutes les écoles et tous les jours de cours dans la plus parfaite impunité et avec le soutien des  associations complémentaires de l'éducation nationale  financées par le ministère. Luc Chatel le sait, mais que fait M. Chatel contre cet affront au principe de la neutralité de l'éducation ? 
Finalement, nous pouvons effectivement constater que certains débats sont interdits, muselés diraient les syndicalistes, alors que d'autres ne le sont pas. Sur quels critères ? Le rapport de forces entre les parties ? Leur puissance médiatique ? Les sujets dont on n'a pas le droit de débattre sont traités comme des dogmes : l'efficacité pratique de la diffusion massive du préservatif pour prévenir une pandémie ou l'avortement comme un droit inaliénable en font partie.
3/ Sur l'orchestration de la controverse
Les faits sont anciens : un an pour la première diffusion, et plus d'un mois pour la seconde. Comme souvent, c'est une officine militante qui les a déterrés et c'est la médiatisation qui a provoqué la sanction disciplinaire.
Sans doute alerté par des parents-enseignants proches de son idéologie, le site Prochoix publie une note dès le 18 novembre.
C'est logiquement la presse quotidienne régionale qui prend le relais six jours plus tard, avec l'article de La Provence du 24. L'AFP s'enflamme aussitôt : l'actualité devient nationale. C'est sur une grande radio populaire (RTL) que le ministre se sent donc obligé de réagir, dès midi le jour même, au risque de se mettre en porte-à-faux vis-à-vis de la justice qui n'abordera le sujet que dans longtemps.
À noter que Rue 89 publiera, le 25, un article fort détaillé de Camille Garcia : l'experte interviewée n'est autre que... Fiammetta Venner, la  politologue  de Prochoix. C'est l'organisme pro-avortement par lequel le scandale a éclaté. L'article vise à capitaliser en mouillant avec le professeur de Manosque l'ensemble des mouvements qui agissent pour que l'avortement ne s'impose pas aux femmes enceintes en difficulté. Fiammetta Venner prétend en effet expliquer  le phénomène  qu'elle globalise par deux raisons :

-  L'arrivée de Benoît XVI à la tête de l'Église catholique a renforcé la position des traditionalistes chrétiens en entamant une guerre avec les modernistes ;
- les associations pro-vie américaines sont plus efficientes et plus actives depuis l'arrivée d'Obama. 

C'est le recyclage des mêmes raisons qu'on invoquait tout autant du temps de Jean-Paul II et du président Bush. Et, comme à cette époque, Fiammetta Venner prend soin d'amalgamer la France à ce constat planétaire :  Cette tendance, on la retrouve en France. La Toile constitue un outil de propagande idéal pour ces associations. 
4/ Sur l'impact médiatique de l'affaire
Effectivement, l'Internet permet de rassembler des éléments que ceux qui orchestrent l'affaire auraient sans-doute aimé cacher. Comme, par exemple, la défense du professeur, et la raison de son absence à une première convocation du rectorat : son fils de 11 ans aurait été renversé et grièvement blessé sur la voie publique...
L'Internet permet aussi d'échapper aux dogmes qui dominent le papier : les blogs, les commentaires ne sont pas tendres pour Luc Chatel, quand il réclame une neutralité que l'Éducation nationale a, depuis longtemps, abandonnée sur d'autres sujets.
La Toile permet aussi de mesurer la virulence de l'enseignant quand il se défend. Si ce qui est mis à la fin de son droit de réponse adressé à La Provence et trouvé sur le net est exact, il terminerait ainsi son texte :  Quand vos sanctions et discriminations auront échoué, M. Chatel, quelle est la suite des réjouissances dans votre meilleur des mondes ? Qu'est ce qui attend les élèves et les professeurs qui ne pensent pas comme vous, M. le Ministre ? Le goulag, le bûcher, ou la chambre à gaz ?  Les spécialistes de la communication décerneront à l'enseignant un  point Godwin , c'est-à-dire un carton rouge, puisqu'il va jusqu'à invoquer l'insoutenable (les chambres à gaz) qui n'ont strictement rien à voir avec la sanction qui le menace. Maladresse qui risque de connoter les autres promoteurs de la vie d'une réputation sulfureuse...
Pourtant – ou surtout – ceux qui ont médiatisé l'affaire pour dénoncer le professeur n'ont peut-être pas mesuré le risque que cela se retourne à son profit, ou à celui de la cause du respect de la vie commençante.

a/ D'abord l'esprit gaulois déteste la censure. Ceux qui affirment qu'il ne faut pas montrer quelque chose – même par délicatesse – sont vite taxés de pudibonds. Et le professeur, puni sans défenseur, a déjà acquis un statut de victime.
b/ Ensuite l'idée qu'on débatte d'un sujet sans l'aborder de façon contradictoire est impopulaire. Parler d'avortement à sens unique, c'est risquer d'être suspecté de craindre les arguments adverses, et ici  la preuve par l'image .
c/ Enfin, ce que les médias s'obligent à décrire de la vidéo contribue à en diffuser le  message  : des petits corps sont désarticulés de main d'homme. Et voilà que l'imagerie sanguinolente de l'avortement – celle que personne ne veut voir – s'impose dans les esprits... Surtout quand on découvre qu'il faut une cellule de soutien psychologique pour aider les élèves à se remettre des images d'avortement qu'on leur a montrées.

Tout cela, est-ce pour le meilleur ou pour le pire ? Il faut attendre pour le savoir. Il est en tout cas impossible d'enterrer la vérité sur la vie. Les pierres elles-mêmes pourraient finir par crier. Mais attention à la violence des images, à la violence qui constituerait à les imposer à l'école comme dans la rue, comme argument ultime, sans ménager le psychisme de ceux qu'on vise. La fin ne justifie pas les moyens.
*Tugdual Derville est délégué général de l'Alliance pour les droits de la vie.
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