Le triomphe de la cancel culture, ou le culte de l’anéantissement

Source [Jeanne Smits pour la revue Liberté politique] L’idée même de transmission, autrefois partagée par la droite comme la gauche, qui transmettaient combats ou valeurs, est devenue politiquement incorrecte. En ligne de mire, l’effacement pur et simple d’une culture au profit de la tyrannie des minorités… et leur contre-culture.

Transmettre… Il n’y a pas si longtemps, que l’on fût de droite ou de gauche, le principe même de ce devoir de « passeurs » qui incombe aux êtres humains pour donner aux nouvelles générations le patrimoine, les connaissances, le savoir-vivre indispensable pour prendre leur place dans leur siècle, allait de soi. Au pire se promettait-on de faire de ses enfants de parfaits petits socialistes ou d’excellents nobliaux – mais en espérant leur faire emprunter l’ascenseur social qui fonctionnait encore et dont l’efficacité se mesurait aussi à l’aune de la culture générale du jeune grimpeur d’échelons. Une culture partagée, un héritage commun qui, en dernière analyse, s’offrent à tous et peuvent bénéficier à chacun.

En 2020, quoi qu’il en soit dans le pays réel et dans le concret des familles, vouloir transmettre la culture est déjà politiquement incorrect, c’est-à-dire peccamineux à l’aune de l’anti-culture qui nous entoure. Réfléchir à la possibilité d’une « éducation conservatrice » est déjà une transgression dans un monde aux valeurs inversées.

Il s’agit là d’une retombée mécanique, sinon logique, de l’idéologie des droits sous toutes ses formes, ces avatars de la lutte des classes de papa qui, ayant failli, a laissé la place à d’autres formes de dialectique qui ont en outre l’avantage de se confronter entre elles. Colonisés contre colons, femmes contre hommes, LGBT contre « hétéros », Noirs contre Blancs, descendants d’esclaves contre descendants d’esclavagistes… cette liste est loin d’être exhaustive et au fond, c’est une mentalité qui a envahi bien des domaines, jusqu’à l’Église catholique où le progrès traque la tradition en jetant l’anathème sur la peine de mort, en rêvant de femmes aux postes-clefs de la hiérarchie et en ridiculisant ceux qui, par « sensibilité » – ah, le mépris de ce mot ! –, préfèrent la liturgie traditionnelle.

Pour aller vite : le monde d’avant était mauvais, injuste, obscurantiste, sexiste, raciste, « patriarcal », opprimant par nature. Enseigner, transmettre, ou seulement valoriser cette culture, créée à l’image des « dominants » de tout poil qui l’ont fabriquée, c’est perpétuer le mal, puisque par nature, elle véhicule l’oppression. Vouloir la transmettre aux générations montantes, c’est déjà du racisme, du sexisme, etc.

On a atteint un paroxysme de cette manière de voir avec la féministe Alice Coffin, qui écrit dans Le génie lesbien, adressant aux femmes sa diatribe à propos des hommes : « Il ne suffit pas de nous entraider, il faut, à notre tour, les éliminer. Les éliminer de nos esprits, de nos images, de nos représentations. Je ne lis plus de livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. J’essaie du moins. [...] Les productions des hommes sont le prolongement d’un système de domination. Elles sont le système. L’art est une extension de l’imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant. »

L’outrance du propos a surtout provoqué l’hilarité. Mais on aurait tort de croire que cette position n’est qu’une aberration isolée : elle est exagérée et caricaturale, mais elle caricature une réalité. L’effacement sournois d’une culture par son remplacement généralisé au nom de la promotion des droits de telle ou telle « minorité » (forte de sa majorité idéologique et médiatique) est une réalité.

Ainsi, dans les pays les plus « avancés », on ne cesse de retoucher les programmes scolaires dans une course effrénée vers la mise en conformité avec l’idéologie du moment : de l’enseignement de l’« histoire LGBT » dans nombre d’États américains à l’intrusion des roitelets d’Afrique noire dans les programmes d’histoire du collège, tout cela est servi par la déconstruction qu’assure la pédagogie globale et thématique. Ce qui est officiellement transmis est idéologiquement teinté ; et en outre présenté en fatras, de manière à ce que nombre de nos jeunes contemporains situent mal dans le temps Vercingétorix, Voltaire et Victor Hugo.

Au demeurant, si l’histoire est principalement visée par cette déculturation de fait, elle n’est pas seule. Littérature, géographie (phagocytée par l’endoctrinement écologiste), arts, langues vivantes et même musique sont frappées, le « contemporain » s’imposant bien souvent sous toutes ses formes. De telle sorte que, toutes proportions gardées, la véritable culture traditionnelle et historique en France devient effectivement affaire de nantis, selon la logique des prophéties qui s’auto-accomplissent.

Raison de plus, évidemment, pour la promouvoir ! Pour en proclamer la beauté que tous peuvent partager, quelle que soit leur origine sociale ! Mais la chose devient de plus en plus difficile. Car – toutes proportions gardées, une fois de plus – nous avons atteint le stade où c’est que le concept de culture lui-même qu’il faut défendre contre son travestissement multiforme. S’il y a d’une part l’appauvrissement de ce qui est transmis par les voies normales de la formation et de « l’offre » culturelle, de l’autre le refus de principe de la culture qui est la nôtre, « blanche » et « patriarcale », est en train de s’étendre telle une gangrène.

Dans la veine de la haine paroxystique déployée par Alice Coffin, mais bien plus largement partagée, cette hostilité a déjà pris une grande place avec le mouvement du cancel culture (« annulons la culture ») qui enjoint aux internautes de faire disparaître jusqu’à la trace d’une personnalité qui aurait contrevenu aux nouvelles injonctions morales. Ladite personnalité peut même être une égérie de la culture contemporaine : ainsi, J.K. Rowling, a priori protégée par son statut de « mère » littéraire de Harry Potter, est-elle aujourd’hui canceled (« annulée ») pour un tweet jugé « homophobe ».

La bonne nouvelle, c’est que l’absurdité de ces attaques a provoqué de multiples protestations et que la liberté d’expression trouve de nombreux défenseurs dans le monde de la culture. Tant mieux ! Mais cela n’efface pas l’existence de ce mouvement, ni la tendance lourde qui l’accompagne. Le déboulonnage de statues aux Etats-Unis et ailleurs pour dénoncer, pêle-mêle, les découvreurs de l’Amérique, les Christophe Colomb, les colons eux-mêmes, les esclavagistes, les missionnaires catholiques (comme saint Junipero Serra) en est la preuve. Nos héros de naguère sont devenus des Hitler, des Staline, des Lénine dont il faut effacer les visages de l’espace public. À force de hurler : « Black Lives Matter » (les vies des Noirs comptent) on en vient à affirmer que la vie des non Noirs ne compte pas. Ou ne devrait pas compter. Des Américains ont subi des agressions pour avoir proclamé : « All Lives Matter » : toutes les vies comptent.

Au-delà de ces dialectiques qui reposent bien souvent sur la dénonciation d’une injustice passée, présentée comme terriblement actuelle, c’est la culture des « méchants » qui est rejetée. Et par là le concept de civilisation.

En réalité, on a déplacé la ligne de partage, la fracture entre le bien et le mal, le juste et l’injuste : tout ce qui permet de juger qu’une culture est meilleure ou pire qu’une autre, plus juste ou plus injuste. On est entré dans une logique d’oppresseurs-opprimés, d’où la vérité est exclue, et c’est bien pour cela que la question de la transmission de la culture est devenue si cruciale, et si controversée.

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