Conservatisme et idéologie dans la Russie de Vladimir Poutine

L’État poutinien tente de réaliser en Russie une synthèse complexe entre conservatisme des valeurs et libéralisme pour soutenir une économie structurellement abîmée. Le conservatisme y est-il une idéologie comme une autre ?

Cet article fait partie du dossier "Un vent de conservatisme" figurant dans le dernier numéro de la revue Liberté politique

Le début du XXI siècle entrera dans l'histoire de la Russie comme l'ère de Vladimir Poutine, non seulement parce qu'il était et reste son leader politique, mais aussi parce que son nom est lié à la restauration de l'État russe après l'effondrement monstrueux de l'Empire soviétique et du monde bipolaire à la fin du deuxième millénaire. Cet effondrement mondial a eu de nombreuses conséquences très diverses, dont la première est l'affaiblissement du rôle des idéologies politiques concurrentes, dont la montée sans précédent quoique compréhensible a eu lieu au XXe siècle. Et ce n'est pas surprenant : les livres et les journaux sont venus remplacer la Bible ; de plus, le monde sacré s'entend mal avec la commercialisation insolente, et la vénération des sanctuaires cohabite mal avec une pyramide de valeurs inversée. Ce sont surtout les idéologies qui ont reçu le statut de grandes doctrines ; elles ont rempli tout l'espace spirituel et remodelé le monde traditionnel jusqu’à la base, ce qui a coïncidé avec une croissance de la technique sans précédent et en même temps avec la dépréciation des valeurs traditionnelles.

Mais le puissant « reflux idéologique » du tournant du millénaire a mis à nu la structure traditionnelle authentique de la société humaine – sous l'épaisseur des vagues qui font rage, les continents de civilisations séculaires originelles, séparées les unes des autres par les religions mondiales, mais unies par un destin commun et des intérêts communs devant la menace de destruction et de dissolution dans le creuset de la mondialisation et de l'unification. Aujourd’hui, nous constatons que les civilisations qui renaissent ont commencé, pas à pas, à reprendre leur place d’antan dans la vie des peuples, apparemment complètement envahie par les idéologies. Tout cela a donné un second souffle au traditionalisme dans la culture, a renforcé les positions du conservatisme dans la science, la politique et la conscience de masse, et a revitalisé la conscience religieuse dans une société sécularisée depuis longtemps.

Parmi les « continents » qui doivent ainsi se renouveler, il convient bien sûr de nommer tout d'abord l'Europe – et non l’Union européenne –, qui a été pendant trois siècles le leader mondial du développement technologique et intellectuel, et essaye aujourd'hui de retrouver son ancienne unité civilisationnelle, qui ne se révèle que dans une diversité dont les penseurs français étaient, à propos, les premiers à parler en introduisant le concept même de « civilisation ». Selon François Guizot, la civilisation ne peut pas être recherchée dans un seul des États européens : « si elle a de l'unité, sa variété n'en est pas moins prodigieuse ; elle ne s'est développée tout entière dans aucun pays spécial. Les traits de sa physionomie sont épars : il faut chercher, tantôt en France, tantôt en Angleterre, tantôt en Allemagne, tantôt en Italie ou en Espagne, les éléments de son histoire. Nous sommes bien placés pour nous adonner à cette recherche et étudier la civilisation européenne. Il ne faut flatter personne, pas même son pays ; cependant je crois qu'on peut dire sans flatterie que la France a été le centre, le foyer de la civilisation de l'Europe. Il serait excessif de prétendre qu'elle ait marché toujours, et dans toutes les directions, à la tête des nations. Elle a été devancée, à diverses époques, dans les arts, par l'Italie, dans les institutions politiques, par l'Angleterre. Peut-être, sous d'autres points de vue, à certains moments, trouverait-on d'autres pays de l'Europe qui lui ont été supérieurs ; mais il est impossible de méconnaître que, toutes les fois que la France s'est vue devancée dans la carrière de la civilisation, elle a repris une nouvelle vigueur, s'est élancée, et s'est retrouvée bientôt au niveau ou en avant de tous. Et non seulement telle a été la destinée particulière de la France; mais les idées, les institutions civilisantes, si je puis ainsi parler, qui ont pris naissance dans d'autres territoires, quand  elles ont voulu se transplanter, devenir fécondes et générales, agir au profit commun de la civilisation européenne, on les a vues, en quelque sorte, obligées de subir en France une nouvelle préparation ; et c'est de la France, comme d'une seconde patrie, qu'elles se sont élancées à la conquête de l'Europe. Il n'est presque aucune grande idée, aucun grand principe de civilisation qui, pour se répandre partout, n'ait passé d'abord par la France»[1].

La Russie occupe une place particulière parmi les civilisations. Elle s’est débarrassée à l'issue du deuxième millénaire de l’insupportable fardeau d’avoir été l'initiateur du projet idéologique de la reconstruction globale selon le modèle communiste et s’est retournée vers sa propre histoire et sa mémoire collective, qui n’étaient pas « intégrées » dans le projet étatique précédent et ne s'appelaient alors pas autrement que « l'héritage du passé maudit ». Il convient de noter que l'auteur de l'une des premières théories du développement et de la coexistence des civilisations locales était le penseur russe Nicolas Yakovlevitch Danilevsky, qui a justifié le droit des civilisations (comprises comme types culturels et historiques) au développement indépendant. En même temps, il a surtout souligné l'existence de tendances et d'étapes communes dans leur formation, compte tenu des fonctions dominantes qui distinguent les civilisations fondamentales, ainsi que des facteurs qui influent sur leur interaction, leur concurrence et l'émergence de conflits intercivilisants inévitables dans le développement historique. La classification des civilisations proposée dans le livre de Danilevsky Russie et Europe, publié il y a 150 ans, préfigurant les travaux de O. Spengler, A. Toynbee et S. Huntington, représente dans ce contexte un intérêt primordial. En 2022, le 200ème anniversaire de sa naissance sera célébré et il est tout à fait possible de prévoir le renforcement et la diffusion en Russie de ses vues, qui étaient politiquement proches du conservatisme classique et du slavisme.

« L'ère Poutine », en fait, a commencé avec un changement des attitudes de base dans la politique intérieure et étrangère. Le changement principal consiste en un passage d'un modèle d'emprunt aveugle et d'imitation des modèles occidentaux de construction de l'État, où les idées d'unipolarité et d'unification totale dominaient, aux priorités de ses propres choix de civilisation pour la Russie. Poutine a non seulement parlé de cela à plusieurs reprises depuis les premiers jours de sa présidence, mais il a tout fait pour que les questions de protection de l'identité civilisationnelle de la Russie soient reflétées dans les principaux documents définissant la stratégie du pays. S'exprimant lors du grand forum organisé au Kremlin par Sa Sainteté le Patriarche Cyrille et consacré au développement civilisationnel de la Russie, il a déclaré : « Nous voyons les efforts déployés aujourd'hui pour « reformater » le monde, détruire les valeurs traditionnelles et les espaces culturels et historiques qui se sont formés au fil des siècles. L'objectif est de créer toutes sortes de « protectorats » sans visage. Après tout, les peuples divisés, privés de mémoire nationale, relégués au niveau des vassaux, sont plus faciles et plus pratiques à gérer et à utiliser comme monnaie d'échange à l’avantage du manipulateur. Une chose est certaine pour moi : la voix de la Russie dans le monde futur sonnera avec dignité et confiance. Ceci est prédéterminé par notre tradition, notre culture spirituelle intérieure, notre conscience de soi et, enfin, par l'histoire même de notre pays en tant que civilisation distincte, unique, mais qui ne prétend pas avec arrogance et impolitesse à son exclusivité. Parce qu'il est impossible d'imaginer l'histoire de l'humanité sans les civilisations aussi uniques que l'Inde, la Chine, l'Europe occidentale, l'Amérique et bien d'autres. C'est vraiment une complexité aux multiples faces, dont les facettes se complètent et s'enrichissent. Aujourd'hui, la compréhension de cette complexité du développement des civilisations est la base fondamentale d'un monde multipolaire, pour la défense des principes du droit international. »[1] Dans le même temps, le président a cité Danilevsky, qui avait écrit qu'aucune civilisation ne pouvait être fière de s’imaginer comme point culminant du développement.

Par ailleurs, dans le cadre de ce forum a eu lieu la présentation d'une grande monographie préparée par l'Académie russe des sciences, intitulée, à l’image du forum, « Le Développement civilisationnel de la Russie », et dont le rédacteur en chef était l'auteur de cet article. La monographie résume l'expérience de la mise en œuvre d'un programme de recherche auquel participent le Conseil Scientifique du Présidium de l'Académie, l'Université de Moscou et l'Institut du Patrimoine. Actuellement le programme comprend un projet universitaire international intitulé « Solidarité des civilisations » et un grand projet d'édition intitulé « Civilisations du monde ».

[1]Discours du Président russe Vladimir Poutine à l'ouverture du XXIIe Concile mondial du peuple russe [ressource électronique]. – URL: http://www.patriarchia.ru/db/text/5295161.html

[1]François Guizot, Histoire générale de la civilisation en Europe, 1828. 2ème édition, Langlet et Cie, 1838, p. 5-7

 

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