Géopolitique : retour aux règles du jeu

Le monde change, mais les réalités humaines et historiques demeurent. Tandis que les certitudes géopolitiques du XXe siècle de la modernité volent en éclat, le réel reprend ses droits : c’est l’homme qui fait l’histoire et la puissance, la culture, pas le marché.

Jusqu’à une date récente, la vie d’un homme constituait une fenêtre d’observation très limitée pour mesurer les mutations géopolitiques du moment. Les civilisations pouvaient mettre plusieurs siècles à s’effondrer, et le regard porté par un individu sur l’ascension où la chute des empires, devait être confronté à plusieurs générations d’analystes afin de prendre tout son sens. Il semble que les temps aient changé.

Nous sommes en effet en train de vivre une accélération si vive que quelques années à peine nous permettent déjà de mesurer d’importants bouleversements dans notre environnement. À moins que nous nous situions à la charnière précise de deux époques ? Seuls nos descendants pourront le savoir. Toujours est-il que d’un point de vue géopolitique, les paradigmes, qui constituaient en quelque sorte la boîte à outils du chercheur d’hier, se sont révélés inopérants. Quels sont donc les paradigmes qui ont changé ? Par quoi ont-ils été remplacés ?

Pétrole, marché, technologie : les faux paradigmes d’hier ont volé en éclats

Le premier postulat erroné consistait à penser que la sécurisation des réserves d’hydrocarbures constituait la clef principale d’interprétation du jeu géopolitique mondial.

Contrairement aux prévisions, non seulement le pétrole n’a pas manqué, mais il a été découvert en telle abondance et à des endroits si variés que les tensions autour des hydrocarbures se sont apaisées. La première conséquence en est le retrait des États-Unis du Moyen-Orient et d’Afrique de l’Ouest : dans quelques années à peine, les États-Unis seront exportateurs de leur propre gaz liquéfié. Le Moyen-Orient va devoir faire sans eux.

Les conséquences en sont considérables car le pétrole pourra désormais plus difficilement nourrir la guerre, où à l’inverse permettre à des gouvernements d’assurer la paix sociale grâce à la distribution de la rente qu’il procure.

Le deuxième paradigme erroné est celui de la dissolution des facteurs culturels et politiques dans le marché : les États qui ont laissé les rênes de la politique étrangère au jeu antagonistes des lobbys industriels et militaires se sont trouvés tout bonnement dépossédés de leur politique étrangère. Bien malgré eux ont-ils semé le chaos.

Le troisième paradigme biaisé consistait à croire que le développement technologique permettrait un progrès conjoint de l’information et de la raison. C’est exactement l’inverse qui s’est produit : l’interconnexion des flux d’information a eu pour conséquence l’appauvrissement généralisé de l’analyse. Dans Les Lois de l’imitation (1890), Gabriel Tarde notait qu’en se contre-imitant, les hommes allaient s’assimilant de plus en plus. C’est bien ce qui s’est passé en matière géopolitique où l’interprétation médiatique dominante – considérée avec une grande suspicion par le public, malgré l’appel aux experts extérieurs légitimateurs de la parole médiatique – fait immédiatement naître une contre-interprétation aussi fascinante que peu fondée. Entre ces deux extrêmes seuls peuvent survivre des analystes disposant de leurs propres informateurs.

Culture, créativité, démographie : les paradigmes prétendument désuets d’hier, se sont révélés opérants

Face à ce triple effondrement de certitudes, quels sont les clefs d’interprétation du présent ? Tout simplement les critères classiques et oubliés de la puissance.

En premier lieu, l’estime collective de soi, donc la force des valeurs culturelles et religieuses : le cours de l’histoire étant déterminé par de petites minorités émotives à culture forte, prêtes à se faire tuer pour leurs idées. Par conséquent, les espaces de paix de demain seront non seulement dotés de frontières protectrices, mais encore enracinés dans une identité qui garantira l’harmonie intérieure.

L’on s’étonnera peut être en Europe que les musulmans du Caucase prient actuellement pour la Sainte Russie, ces prières ont pourtant pour effet de les intégrer davantage qu’au sein de tout autre pays d’Europe occidentale. 

En second lieu, le dynamisme en matière d’innovation et de travail : la recherche et la créativité de quelques-uns constitue en effet le fer de lance du développement économique. Ce dynamisme est entre les mains des minorités actives. Il s’incarne dans une figure suprême : le Prince. Dans un monde marqué par un chaos grandissant, tout se passe comme si la loi ne suffisait plus si elle n’était couronnée par une figure prophétique.

Si la Russie ou l’État islamique ont fait le choix du retour du Prince, d’un homme sur la tête duquel se cristallise la popularité, les démocraties occidentales représentées par des hommes de bureau interchangeables, restent encore aux mains de petits fonctionnaires sans imagination ni goût du risque. Ceux-ci ne peuvent naturellement incarner la violence légitime. Au Prince de guerre s’oppose en effet le Technicien suprême.

Le troisième critère de la puissance est le dynamisme démographique : celui-ci repose souvent sur le dynamisme d’une minorité. Nous descendons de 25 % des Français de 1789. Les secondaires n’ont-ils pas la capacité de se projeter dans l’avenir par une démographie responsable c'est-à-dire riche en enfants ? La puissance repose ainsi sur une poignée d’individus émotifs, actifs et secondaires. Ces passionnés sont le moteur de l’histoire, car ils constituent la minorité créative, décrite par Toynbee.

À lire certaines analyses, le monde unipolaire d’hier cèderait aujourd’hui la place à un environnement multipolaire. Cette prétendue évolution révèle un grand manque d’imagination. Nous n’évoluons pas vers notre contraire mais bien vers autre chose. Cet autre chose ne s’est pas totalement dessiné sous nos yeux.

Retour du réel

Ce qui est certain, c’est que les réalités de demain ne seront pas les enfants réguliers et légitimes des discours biaisés d’hier. S’il est un grand agrément pour les vendeurs de mirages de prétendre façonner le monde de demain, les réalités ont pour mauvaise habitude de résister aux constructions intellectuelles fallacieuses. En un monde qui connait une véritable éclipse de l’intelligence, « seuls, quelques sauvages esprits, étrangers, sous leur cloche à plongeur, au tumulte de l'océan social où ils sont plongés, ruminent çà et là des problèmes bizarres, absolument dépourvus d'actualité. Et ce sont les inventeurs de demain ».

C’est l’analyse que fait Bernard Lugan pour l’Algérie.

Benoist-Méchin écrivait dans Soixante jours qui ébranlèrent l’Occident, qu’entre la France et l’Allemagne, 3 500 000 hommes s’affrontent en 1940, mais que toutefois, cet équilibre n’était qu’apparent :

« L’Allemagne qui puise ses soldats dans une population de près de 80 millions d’âmes est parvenue à ce chiffre en mobilisant sept classes de 500 000 hommes. La France, avec sa population de 41 millions a dû recourir à 15 classes à 240 000 hommes. Résultat, la moyenne d’âge de l’armée française se situe aux alentours de 29 ans, alors que celle de la Wehrmacht est inférieure à 23 ans. Cette différence, peu sensible lorsqu’il s’agit de deux individus, représente un écart énorme lorsqu’elle porte sur des masses de plusieurs millions de combattants. Elle s’accentue encore du fait que l’armée la plus jeune est puissamment motorisée, alors que la plus vieille est contrainte de marcher à pied ». 

 

Thomas Flichy de La Neuville est professeur à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr.

 

 

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