Léon Bloy, le retour (I). L’antisémitisme

Le Saint-Père a cité Léon Bloy dans sa première homélie pontificale, le 14 mars (“Qui ne prie pas le Seigneur, prie le diable”). Ce faisant, il invite à redécouvrir ce tempétueux catholique français, et ce qu’il nous dit pour aujourd’hui. Cette chronique inaugure une série de réflexions sur le plus génial, piétiné et surtout décalé de nos pamphlétaires, vrai rétiaire de la pensée catholique. Nous commencerons par un sujet audacieux : Léon Bloy et le christianisme face à la menace antisémite.

"

— Ces  perfides Hébreux, qui t'éclaboussent, t'ont volé tout ton argent ;
reprends-le donc, ô Égyptien ! crèves-leur la peau, si tu as du cœur, et poursuis- les dans la mer Rouge.

"

NOUS AVONS cité dans ces colonnes dans un texte sur Borges et le pape argentin les lignes fameuses de Bloy sur la signification symbolique de l’univers. Est-ce un signe ? Le plus énigmatique, initiatique, et polémique de nos écrivains va-t-il rentrer en grâce ? Sincèrement je ne le souhaite pas. Vous imaginez Léon Bloy sur un plateau télé ? Il ne manquerait plus que Mozart au synthé : un loustic demanderait au vieux Léon s’il est islamophobe et au petit Mozart s’il a été violé par son père. Mais passons.

L’ombrageux génie du catholicisme français

Avec sa somptueuse moustache nietzschéenne, l’ombrageux génie du catholicisme français éveilla dès mon enfance les fibres de la rébellion, et du style et de l’idée ; et je dédierai donc ces textes consacrés à ce grand homme, soit ignoré soit mal traité (puisqu’étudié par des cuistres et des tièdes !) au jeune Nicolas qui a purgé trois semaines de prison ferme en attendant mieux, au motif que la République plus maçonnique et anticatholique que jamais l’a trouvé rebelle.

Que la… Gueuse, pardon, le système, ait utilisé ce noble vocable de rébellion est en effet un immense réconfort. Les persécutions antichrétiennes ont recommencé en Hollande, que nos jeunes en prennent de la graine.

J’ai dit que je commencerai par le sujet qui brûle autant qu’Alésia ou Jeanne d’Arc : l’antisémitisme.

Un sujet qui brûle

Léon Bloy publie après Drumont son fameux Salut par les juifs où il espère traiter « la grandeur du mystère d’Israël ». Mal lu, son bouquin est souvent mal compris. Je me souviens d’un journaleux italien qui s’en prenait dans les années 90 à un éditeur milanais de l’avoir fait traduire ; bien sûr l’ombrageux ilote n’en avait pas lu une ligne. Qu’est-ce que Bloy n’a pas écrit sur les journalistes…

Le début de l’opus toutefois, qui traite de Drumont et de l’exercice antisémite, est d’une grande drôlerie. Comme souvent chez Bloy, la grandiloquence épique et religieuse débouche sur une veine comique. Il y a une dimension comique dans l’invective, d’Agrippa d’Aubigné à Céline, que refusent de comprendre les imbéciles et surtout les flics de la pensée.

L’Exégèse des Lieux communs

L’auteur de l’Exégèse des Lieux communs règle son compte à l’armée des écrivains antisémites qui convertissent un sujet scabreux et bien simplet (ce sont les juifs qui contrôlent le monde !) en genre littéraire. Chesterton, un autre grand chrétien, disait que le monde moderne ne croyait plus en Dieu mais qu’il était prêt à croire en n’importe quoi – anything), comme la suite des événements le montrera bien dans les deux parties de l’Europe.

Mort en 1917, Léon Bloy a pu hélas voir venir le désastre : le communisme russe et le pouvoir américain sur fond d’une dangereuse défaite allemande. On l’a compris, le XXe siècle ne sera pas français.

Un job à temps complet

Pour Bloy l’antisémitisme est en fait un job, une manifestation osée d’avarice. Le goy avare (lisez un jour le très bon et drôle livre de Guy Konopnicki sur la question goy !) en veut au juif d’une fortune putative qu’il lui aurait ôtée ; en d’autres termes il se croit, il se veut surtout ruiné et il pense ou bien affirme l’être par les juifs. Cela lui permet deux occupations à temps complet : la haine des juifs qui remplace sa foi chrétienne ; et la conviction qu’il n’est pas un petit-bourgeois, mais un riche dérobé par mégarde. Les cousins Rothschild de Londres-Paris-Francfort font le reste dans l’imaginaire du populo !

Et cela donne ces lignes géniales, digne du Dictateur de Chaplin, et inspirées bien sûr par la Genèse et l’épisode de Pharaon (qui mériterait d’être traité comiquement au moins une fois, avec ou sans le sosie de Yul Brynner) :

"

Dire au passant, fût-ce le plus minable récipiendaire du pourrissoir des désespérés :
 — Ces  perfides Hébreux, qui t'éclaboussent, t'ont volé tout ton argent ; reprends-le donc, ô Égyptien ! crève-leur la peau, si tu as du cœur, et poursuis- les dans la mer Rouge.

"

Personnellement je trouve que cette phrase tordante vaut toutes les rodomontades de la Licra. Bloy sait donc penser des grands esprits soudain éveillés à la question de l’argent et à celle de l’antisémitisme à l’époque du capitalisme financier et de ses éternels scandales, sempiternels détournements :

Ajoutons que ce grand homme revendiquait au nom du catholicisme. Or, tout le monde connaît le désintéressement sublime des catholiques actuels, leur mépris incassable pour les spéculations ou les manigances financières et le détachement céleste qu'ils arborent.

À l’ère des foules

Bloy rajoute dans ce vrai classique (son chef d’œuvre stylistique sans doute, avec son époustouflante Âme de Napoléon, qui fascina Borges et donc sans doute le pape François) que la base de l’antisémitisme consiste dans le rabâchage. On est à l’ère des foules de Gustave le Bon qui parle de l’effet de la répétition, on est cinquante ans avant Goebbels qui ne fera qu’une même chose.

Ah ! dire cela perpétuellement, dire cela partout, le beugler sans trêve dans des livres ou  dans des journaux, se battre même quelquefois pour que cela retentisse plus noblement au-delà des monts et des fleuves ! mais surtout, oh ! surtout, ne jamais parler d'autre chose — voilà la  recette et l'arcane, le médium et le retenfum de la balistique du grand succès. Qui donc, ô mon  Dieu ! résisterait à cela ?

Bloy évoque (non sans doute avec quelque envie, car lui fut toujours à deux doigts de mourir de faim) les tirages fantastiques de la littérature antisémite de gare :

"

Pour parler moins lyriquement, ça marchait ferme, les gros tirages se multipliaient et les droits d'auteur s'encaissaient avec une précision rothschildienne qui faisait baver de concupiscence toute une jalouse populace d'écrituriers du même acabit qui n'avaient pas eu cette plantureuse idée et qui résolurent aussitôt de s'acharner aux mêmes exploits.

"

L’antisémitisme est la religion de l’argent

La « populace » œuvra en bon ordre. On dit qu’Alfred Rosenberg impressionna Hitler en lui montrant sa bibliothèque antisémite qui comprenait quarante mille volumes.

Et on retourne en Egypte, pays consacré par l’Écriture sainte à la jalousie et à la haine des juifs ; avec son emphase inégalable, Bloy poursuit sa chasse :

"

Tous les livides mangeurs d’oignons chrétiens de la Haute et Basse Egypte comprirent admirablement que la guerre aux juifs pouvait être, — à la fin des fins, — un excellent truc pour cicatriser maint désastre ou ravigoter maint négoce valétudinaire.

"

L’antisémitisme comme développement personnel ? On sait comment les nazis se chargeront, après avoir été élus par un peuple un peu trop en colère, de voler les juifs, bijou par bijou, maison par maison, billet par billet, chevelure par chevelure. Ils illustreront ce faisant l’intuition de Léon Bloy : que l’antisémitisme est essentiellement une religion des obsédés de l’argent. L’antisémitisme est la religion de l’argent, c’est donc la religion de son temps, une religion de modernes.

"

Mais, quoi ! ne fallait-il pas suivre jusqu'au bout le cupide saltimbanque, organisateur et prédicateur de cette croisade pour le boursicaut, qui ne cesse de prêchailler « à la petite semaine » sur le petit nombre des élus du Coffre-fort Tout Puissant ?

"

À hauteur de cerveaux imbéciles

L’auteur de l’Exégèse des lieux communs en vient à son point principal : l’antisémitisme (dont Lénine disait qu’il était le socialisme des imbéciles, reconnaissant qu’il était un socialisme) en vient à être une réflexion théologique à hauteur de cerveaux imbéciles.

"

Mais comment ne pas le nommer au moment d'aborder cette incomparable question d'Israël qu'il se glorifie sottement d'avoir abaissée jusqu'au niveau cérébral des bourgeois les plus imbéciles ?

"

Le fond du problème gît bien sûr non dans les juifs ou leur supposée puissance dans le monde moderne (Péguy, autre grand chrétien, fera aussi justice de cette iniquité qui facilite la tâche de la réflexion) mais dans le comportement déréglé du penseur – sic – postchrétien. Il est facile aussi de taper sur Drumont qui croyait sûrement bien faire et a bien décrit de toute manière la France déliquescente de sa belle époque.

Je laisse le génie conclure :

"

Aujourd'hui que le christianisme a l’air de râler sous le talon de ses propres croyants et que l'Église a perdu tout crédit, on s'indigne bêtement de voir en eux (les Hébreux) les maîtres du monde, et les contradicteurs enragés de la Tradition apostolique sont les premiers à s'en étonner.

"

Et comme promis le texte si impactant de Borges, tiré de son article (El culto de los libros) sur le monde selon Léon Bloy ; je ne dispose pas sur le web du texte français et je ne traduis jamais le castillan ; on verra que c’est peu nécessaire :

"

La historia es un inmenso texto litúrgico, donde las iotas y los puntos no valen menos que los versículos o capítulos íntegros, pero la importancia de unos y de otros es indeterminable y está profundamente escondida» (L'Ame de Napoleón, 1912). El mundo, según Mallarmé, existe para un libro ; según Bloy, somos versículos o palabras o letras de un libro mágico, y ese libro incesante es la única cosa que hay en el mundo : es, mejor dicho, el mundo.

"

 

Nicolas Bonnal est écrivain. A publié notamment Les Mirages de Huaraz et autres contes latinos (M. de Maule Editions, 2007).