De la philosophie grecque à la personne humaine

L'expérience du travail : l'activité artistique

 

Les âges de la vie sont déterminés et conditionnés par l'expérience du travail. Avant d'entrer dans l'étude du travail proprement dit, nous allons procéder à l'examen de deux questions préliminaires. Comment définir et qualifier une expérience ? Quand peut-on parler de travail ? Fréquemment, on emploie des mots en leur attribuant un sens qui ne correspond plus à leur étymologie ou leur signification, car ils ont évolué au fil des temps.

 

1. Préliminaires sur le travail

 

Qu'est-ce qu'une expérience ?

Tout homme, toute femme, tout enfant fait des expériences pendant toute la vie. On peut dire que la vie est une succession d'expériences. Qu'est-ce qu'une expérience ? La première chose qui permet d'entrer en philosophie, c'est de comprendre que l'expérience nous met en présence de quelque chose qui est autre nous. Mon voisin, ce n'est pas moi. Quand je projette sur mon voisin ce que je suis en premier lieu, je ne suis pas réaliste. Le réalisme est de recevoir telles quelles les réalités qui me sont données. L'ouverture à l'autre qui implique la découverte de l'autre est ce que me donne l'expérience. Je suis quelqu'un qui est capable de progresser indéfiniment, parce que la réalité que je constate autour de moi est plus que la connaissance que j'en ai. Cette connaissance ne se limite pas, surtout quand il s'agit de l'homme, l'être le plus parfait.

L'homme est en rapport avec l'univers par ses sens, ses cinq sens : la vue, l'odorat, le toucher, l'ouïe et le goût. Chacun de ces sens pris individuellement, que l'on appelle « sensible propre », met l'homme en contact avec l'univers. Nous sommes en contact avec l'univers par chacun de nos sens. Ce sont eux qui mettent en contact notre nature humaine avec l'univers physique. Quand plusieurs sens sont utilisés ensemble, on les appelle alors « sensibles communs », comme par exemple la vue et l'ouïe à la chasse, la vue, l'odorat et le goût à la cuisine.

Dans sa relation propre à notre nature humaine, l'intelligence est intrinsèquement liée aux sens, car nous ne sommes ni des extra-terrestres, ni des anges. Le réalisme fait que, si on invente autre chose, l'imagination prend alors la place de l'intelligence qu'elle domine ou écarte. Tout réalisme vient de l'intelligence, bien sûr liée à l'imagination, mais l'imagination fait le lien entre des images reçues dans l'intelligence. L'imagination n'existe pas. Elle est dans la pensée en créant des relations dites représentations imaginatives. Nous verrons cela dans l'étude sur le vivant, juste après l'étude sur la nature et la matière. Nous verrons aussi en philosophie du vivant que l'intelligence peut se séparer des sens, donc de la matière. Il s'agit de l'intelligence séparée qu'Aristote désigne par le noûs.

L'expérience, au sens fort du mot, est l'intelligence unie aux sens qui s'éveille devant une réalité existante, entraînant une certaine admiration suivie d'une interrogation : qu'est-ce ? La première action de l'intelligence est de s'étonner face à quelque chose qu'elle reçoit, face à une réalité à découvrir. D'où une admiration, suivie d'une interrogation en vue de connaître cette réalité. Dans cette démarche de l'intelligence en vue de connaître, l'homme peut utiliser un outil. Dans ce cas, il médiatise sa connaissance. L'expérience devient alors une expérimentation. L'expérimentation n'est pas l'expérience. Quelle différence faire entre expérience et expérimentation ?

L'expérience fait appel au contact fondamental et direct des sens de l'homme, tandis que l'expérimentation fait appel à une mesure scientifique en utilisant un outil qui assure une intermédiation entre l'intelligence et son objet. L'expérience est donc l'intelligence qui, par les sens propres (un seul sens), ou par les sens communs (plusieurs sens conjugués), découvre puis analyse, tandis que l'expérimentation fait appel à des outils, le microscope par exemple. Le premier contact du philosophe avec le monde ou l'homme se fait dans une expérience directe. Par son intelligence, il cherche à connaître l'homme comme tel, puis il fait appel à l'expérimentation si nécessaire. La science n'est pas la philosophie. La science ne s'oppose pas à la philosophie, mais la science n'est pas du même ordre que la philosophie. La science est de l'ordre du « comment », tandis que la philosophie est de l'ordre du « pourquoi » : « qu'est-ce que ? », « en vue de quoi ? ».

Il est capital de comprendre cela pour respecter un ordre, l'ordre naturel qui précède toute autre démarche, peut-être plus exaltante pour l'imagination. De même, on laisse si facilement la pensée précéder la réalité et mesurer la réalité, parce que c'est plus valorisant, plus proche de soi face au réalisme qui rend relatif à un autre. L'expérimentation permet de dominer l'autre, tandis que l'expérience rend relatif à un autre. Il ne s'agit donc pas de condamner l'expérimentation, mais de saisir l'ordre fondamental qui existe entre expérience et expérimentation dans toute recherche. Cette démarche est capitale pour maintenir le réalisme de l'analyse philosophique.

 

Ordre génétique et ordre de perfection

L'expérience du travail est la première expérience humaine dans l'ordre génétique. Faisons un bref rappel sur ce qu'est l'ordre génétique. L'intelligence porte un double regard sur ce qu'elle reçoit et analyse. L'ordre génétique est un ordre de découverte, l'ordre du « comment » impliquant la matière et le temps. Il est de l'ordre du devenir, ce qui devient. Or ce qui devient est lié à la matière. Comme tout ce qui appartient au monde physique, il est soumis à une croissance selon un ordre qui va de l'imparfait au parfait.

L'ordre de perfection part de ce qui est parfait, au-delà de tout devenir et de toute croissance, de ce qui est à l'état de perfection qui est la détermination fondamentale : la vue pour la vision, la santé pour la maladie, ce qui est pour ce qui devient, l'être pour le devenir. Il transforme notre regard, comme l'aigle sur les hauteurs observe la vallée. Pour l'intelligence, la plaine est à l'ordre du devenir, ce que le sommet de l'Himalaya est à l'ordre de perfection. Dans l'ordre génétique, je comprends une réalité en fonction de ce qu'elle devient dans le temps, dans sa croissance de vie. Dans l'ordre de perfection, je comprends une réalité à partir de la perfection de son exister au-delà de toute contingence ou conditionnement. On saisit en premier le visible selon l'ordre génétique, mais l'ordre de perfection est de l'ordre de l'invisible, quand il s'agit de ce qui est, donc de l'être.

Progressivement par l'expérience, vous comprendrez cela ou, plus exactement, votre intelligence saisira ces deux ordres dans l'analyse. Nous sommes tellement accrochés au devenir que nous avons du mal à prendre de la hauteur par rapport à la matière. Les pré-socratiques suivis des philosophes grecs avaient compris cette exigence de l'intelligence humaine qui s'élève pour connaître et comprendre.

 

Quand peut-on parler de travail ?

Dans l'ordre génétique, on peut affirmer que la première expérience que tout homme fait dans sa vie est l'expérience du travail. À première vue, cela semble discutable. Pourquoi l'expérience de l'amour ou l'expérience affective ne serait-elle pas première ? Le premier geste ou le premier regard de l'enfant n'est-il pas d'ordre affectif envers sa mère ? De même, la première activité de l'enfant n'est-elle pas de se nourrir en réclamant le sein de sa mère ou le biberon ? Quand le nouveau-né se nourrit, il ne fait pas une expérience consciente, car il s'agit de la satisfaction d'un besoin instinctif et affectif inné. Le fait de se nourrir ne qualifie pas l'homme, mais exprime un besoin vital animal. Par contre, la manière de se nourrir est humaine ou animale. Elle implique donc une dimension qualitative.

Quand le petit enfant touche quelque chose, secoue un hochet, son activité est pour une grande part inconsciente. Par contre, quand il apprend à l'école, il vit sa première expérience consciente du travail. Toutefois, on peut préciser que certains jeux constructifs sont une initiation au travail, comme le meccano par exemple. Certains jeux pédagogiques favorisent le développement manuel et intellectuel de l'enfant. En effet, tout travail doit exiger une application consciencieuse dans le suivi de règles, la conscience dans le travail à faire, une réflexion à mener et un sens de la réalisation. On peut alors dire que le travail est bien la première expérience humaine. En tant que première expérience selon l'ordre génétique, il conditionne toutes les autres expériences au risque même parfois de les déterminer, car il produit certains effets déterminants sur les autres activités humaines. Ce qui précède peut déterminer sans finaliser, en particulier selon des habitudes prises. Nous aborderons cette question dans le cours sur la qualité.

 

  1. 2.  La structure du travail humain

 

L'expérience montre que l'activité qui semble réunir les divers éléments constitutifs du travail humain est celle de l'artisan. Ayant eu plusieurs fois l'occasion de dialoguer avec des compagnons du Devoir du Tour de France, anciens et jeunes, nos échanges ont mis en évidence une convergence fondamentale sur la structure d'un travail humain. J'ai eu la chance d'animer plusieurs causeries chez les compagnons, ces causeries où les jeunes se retrouvent un soir par semaine de 20h à 22h pour recevoir une formation culturelle de personnes extérieures au compagnonnage. Il m'a été demandé plusieurs fois de traiter de la philosophie du travail. Un compagnon ancien m'a dit un jour : « vous dites tout haut ce que nous pensons tout bas ».

L'activité du travail se structure en moments successifs et ordonnés, cinq moments communs au travail de l'artisan et à celui de l'artiste, mais avec des particularités qui différencient l'art de l'artisanat. Tout travail est précédé d'un temps de découverte, nourri d'une relation au monde extérieur.

 

1° moment : l'expérience

L'expérience qui précède l'activité proprement dite du travail est ce premier moment, point de départ de l'activité artistique. Il faut entendre par art tous les domaines où l'homme fait ou réalise quelque chose. Il s'agit donc du sens général. Ne qualifie-t-on pas quelqu'un de très compétent d'homme de l'art ? Mais l'art peut aussi être synonyme de création artistique. Les deux approches sont à retenir.

Chacun individu fait l'expérience des préliminaires à une réalisation, quand l'intelligence s'est progressivement éveillée pour donner naissance à une inspiration. Immergé en divers milieux, l'homme a pu voir telle chose et rencontrer telle personne qui ensuite ont provoqué un déclic donnant naissance à l'inspiration. Chacun le sait : la vie, toute vie est faite d'expériences qui s'accumulent, chargent l'imagination et forment l'intelligence. Que ce soit dans l'émotion reçue au théâtre ou au concert, comme dans telle situation ou telle conversation, les sources de connaissances et d'expériences sont multiples, bienfaitrices ou éprouvantes d'ailleurs. Il y a des gens inspirés, tandis que d'autres ne le sont que rarement ou jamais, selon ce qu'ils pensent injustement d'ailleurs, car l'inspiration prend parfois des formes inattendues.

L'expérience est donc capitale, car elle jaillit naturellement par notre condition humaine, l'homme - corps et esprit - étant immergée dans l'univers, dans cette immensité en mouvement. Il est aisé, mais parfois difficile à admettre, que toute expérience vient en premier lieu de l'extérieur et non de notre intériorité. Elle vient de nos sens en contact avec les réalités sensibles. Cette antériorité du monde sur les sens fait qu'il est indispensable de prendre conscience que toute expérience interne provient d'une expérience externe. Aucune expérience interne ne jaillit de l'intériorité même de l'individu sans être reçue au préalable par une expérience externe, car nous sommes des êtres vivants dont l'intelligence est incarnée, en rapport avec le monde extérieur à l'aide des cinq sens.

 

2° moment : l'inspiration

De l'expérience jaillit une inspiration, second moment de l'activité du travail. l'inspiration naît de relations entre l'intelligence et l'imagination. L'intelligence se nourrit d'images reçues dans l'expérience qu'elle intègre en créant de nouvelles relations dans l'ordre du possible. Certaines personnes sont plus imaginatives ou plus créatives que d'autres, plus intuitives aussi. Il ne faut pas confondre inspiration et intuition. L'inspiration est à la création artistique ce que l'intuition est à la relation. Un intuitif est celui qui crée des relations que d'autres ne saisissent pas. Un esprit logique est moins sujet à l'intuition. D'ailleurs, on dit parfois de quelqu'un qu'il est plus intuitif que logique, en mathématiques surtout. Le véritable artiste est intuitif et peu logicien. Cela ne signifie pas qu'il n'est pas logique. En effet, la structure du travail que nous élaborons est logique, c'est-à-dire progressive selon un ordre philosophique.

L'inspiration représente donc la part fondatrice de l'activité du travail au niveau de l'intelligence pratique. Elle détermine l'activité artistique et son objet, la réalisation d'une œuvre agréable à voir ou une œuvre utile. Elle est donc cause de cette activité, car sans inspiration ou sans idée, idea en philosophie grecque, il n'y a pas d'art, mais un travail de copie. Nous voyons là quelle est la différence entre l'art et l'artisanat. L'artisan part d'un modèle, tandis que l'artiste part de son inspiration. Dans le compagnonnage, on observe une part d'inspiration, dans les métiers où la noblesse de la matière est mise en évidence : la taille de pierre, la ferronnerie d'art par exemple. C'est pour cela qu'on peut affirmer que les grands artisans sont aussi pour une part des artistes, des gens inspirés.

L'inspiration est cause formelle dans l'activité artistique, c'est-à-dire qu'elle est la cause selon la forme, puisque c'est par l'inspiration qu'une nouvelle forme est donnée à la matière. Elle est cause formelle, parce qu'elle détermine quelle forme la matière recevra pour être transformée par l'artiste ou l'artisan. Il existe deux causes au plan du travail : la cause formelle et la cause exemplaire. Par l'inspiration, l'intelligence sera cause de la forme en vue de donner à la matière une nouvelle forme. La sculpture en est un exemple : le bois devenu une statue. Dans le travail artisanal, le bois devenu un meuble. L'inspiration est donc la source du travail, cause selon la forme. Dans le cas d'une réalisation d'après un modèle, il s'agit alors de la cause exemplaire. L'inspiration n'existant pas, le travail est déterminé d'après un exemple, un modèle à reproduire.

 

3° moment : le choix

Puis vient le choix, troisième moment de cette activité du facere de l'homme artifex ou « fabricateur ». Il sélectionne à l'intérieur dans ce qu'il est possible de faire ce qui lui apparaît comme nécessaire pour concrétiser son inspiration. Il va donc faire des choix : élaborer un projet, choisir une matière, sélectionner des outils. Dans la structure du travail humain, ce moment est appelé le choix ou « choix créateur ». L'homme choisit ce qui lui permettra de réaliser son projet à partir de son inspiration.

Dans la mesure où tout homme se fait une idée exacte de ce qu'il veut réaliser, il peut et il doit choisir la matière correspondante, puis les outils adéquats. Il doit collaborer avec la matière en connaissant ses déterminations et ses indéterminations propres, donc en la respectant pour obtenir la meilleure réalisation possible dans cette connaturalité où la forme entre dans la matière.

L'outil que l'on cite maintenant n'apparaît pas dans les deux premiers moments de cette activité. Il ne détermine pas cette activité, car il est un moyen en vue d'une fin qui est la réalisation proprement dite : l'œuvre. C'est l'inspiration qui détermine le travail, qui lui donne sa fin propre. Quand l'outil le détermine, il risque fort de supplanter l'inspiration pour prendre la place de l'intelligence dans cette activité fondamentalement humaine. L'outil va s'associer à l'homme et pour l'homme, pour lui permettre de passer de l'inspiration à l'œuvre à réaliser. Il est le prolongement de la main ou le prolongement de l'intelligence. Il l'est directement de l'intelligence, quand la matière est « matière grise », c'est-à-dire immatérielle.

Nous assistons aujourd'hui à une prise de pouvoir de la machine qui risque toujours de déterminer le travail en le retirant à l'homme. On parle alors d'un travail de l'homme et non plus d'un travail humain. Ne qualifie-t-on pas parfois la machine de « machine intelligente » ? Il ne s'agit pas de critiquer ou condamner le progrès, mais de comprendre les besoins inhérents à la nature humaine. Ainsi, quand l'inspiration n'est plus présente dans sa dimension créatrice, quand le travail lui-même est réalisé non par l'homme, mais directement par une machine ou un robot, la place de l'homme devient relative au travail, jusqu'à une situation-limite où l'homme est esclave de la machine ou de l'outil devenu machine.

Dans cette perspective, il est nécessaire de prendre conscience du réalisme du travail, car c'est là dans cette collaboration entre l'homme, la matière et l'outil que réside le cœur du travail humain, d'où la qualification de l'homme de métier. On parle souvent de métier, alors qu'il ne s'agit que d'un « boulot » ou d'un « job » comme l'appelait Jean Bernard, fondateur des Compagnons du Devoir du Tour de France que j'ai connu personnellement. Le métier qualifie par lui-même, parce qu'il forme de l'intérieur celui ou celle qui l'exerce, par l'acquisition d'un habitus d'art et de vertus morales, tandis que le boulot occupe et fait que l'homme n'est déterminé que par l'efficacité. L'efficacité pure mène au boulot qui appartient à l'ordre de la quantité, tandis que le métier appartient à l'ordre de la qualité.

Nous abordons là un aspect nouveau auquel nous reviendrons, celui du rapport entre la qualité et la quantité, et préalablement ce qu'est la qualité et ce qu'est la quantité. Dans le Journal du Compagnonnage dont le directeur était Jean Bernard (1908-1994), rénovateur du Compagnonnage, peintre et fresquiste, tailleur de pierre et sculpteur, il écrit : « En fait, lorsque ces éléments sont absents, l'homme se trouve privé de la possibilité qu'il a de prendre conscience de son travail, acte le plus grave, le plus enrichissant, le plus plein de vie. Sa possibilité d'accomplissement et de plénitude est compromise. Il devient vide et prêt, par conséquent, à être empli de n'importe quoi. »

Le choix précède immédiatement la réalisation proprement dite du projet qui appelle impérativement une réalisation. Chacun peut constater l'observation suivante. Certains affirment parfois qu'ils sont artistes ou travailleurs. Puis, quand vous leur demandez ce qu'ils ont réalisé, ils vous répondent sans hésiter qu'ils ne l'ont pas encore fait, qu'ils ont des idées, mais qu'ils ne sont pas faits pour les réaliser. N'est-ce pas curieux et amusant du reste, car cela caractérise un idéalisme qui est un manque d'objectivité, de réalisme pratique et même, ce qui est plus ennuyeux, un manque d'engagement personnel. Il y a en effet ceux qui disent et font, et ceux qui disent et ne font pas ou si peu, donc qui parlent pour parler, en qui parfois, semble-t-il « l'être, le dire et le faire ne font qu'un », d'après la célèbre citation de Parménide qui ne s'applique qu'à Dieu. Dans un monde où l'emprise de la communication et de la relation est déterminante, cette observation dénote une mentalité où la pensée suffit, se suffit à elle-même. Alors, le réel, le concret, donc l'autre comme l'être sont mis entre parenthèses. Chacun peut en mesurer les conséquences immédiates dans la vie. Quand l'autre est mis entre parenthèses dans la pensée et qu'il ose exister, il devient alors vite gênant, sauf s'il a été absorbé comme un aliment. D'où « L'autre, c'est l'enfer », dit Sartre.

Un travail est humain et non pas de l'homme, quand l'outil lui permet garder la maîtrise de l'exécution qui est l'acte de fabrication ou de production. L'outil doit être dominé par l'homme et lui permettre d'en rester le maître, sinon il risque toujours d'en devenir l'esclave.

 

4° moment : le travail proprement dit

Le 4° moment du travail est la phase de la réalisation qui est le travail proprement dit. Il s'agit de l'exécution impliquant le labeur et une lutte de l'homme avec la matière. Ce labeur est celui de l'intelligence et de l'activité physique comprenant une tension intérieure, la force musculaire, d'où une fatigue. La matière résiste, car elle possède ses déterminations propres et ses indéterminations. L'homme va lui donner une nouvelle forme : le bois devenant une table par exemple, un légume devenant un plat, un tissu devenant un vêtement, tel projet devenant telle réalisation.

L'outil facilite le travail, limite la fatigue, mais ne doit en aucune manière retirer à l'homme ce qui constitue son travail. Sinon il n'y a plus un travail humain, mais un travail de l'homme. L'homme met en œuvre toutes ses forces en vue de la réalisation selon l'idée ou l'inspiration, le projet étudié, la matière choisie, les outils sélectionnés.

 

5° moment : le jugement

Cette phase du travail proprement dit se termine dans un acte de jugement. Il est un arrêt, un repos. L'homme évalue la qualité de ce qu'il a fait selon ce qu'il a décidé en prenant en compte les possibles interventions étrangères liées au temps et au devenir physique. L'œuvre réalisée est-elle fidèle à l'inspiration ? L'œuvre a-t-elle respectée la matière ? L'outil a-t-il maintenu le travail humain ?

Cette phase met en évidence la valeur du jugement pratique, donc la qualité de l'intelligence pratique d'une personne. Cela permet d'affirmer qu'une personne est intelligente quand elle porte un jugement pratique dans ce cas ou un jugement vrai sur une réalité. Dans l'activité artistique, le jugement s'assure de l'adéquation entre l'inspiration et l'œuvre réalisée, mais aussi du lien entre l'imagination et l'intelligence, au risque de diminuer l'intelligence rendue esclave d'une imagination non maîtrisée. L'activité du travail prend donc fin dans l'œuvre réalisée et, plus précisément, dans le jugement porté sur le travail accompli : œuvre utile pour l'artisan, œuvre agréable à voir pour l'artiste.

 

  1. 3.  Questions

 

Quand le travail ennoblit-il ou dégrade-t-il l'homme ?

Une question critique se pose : quand le travail ennoblit-il ou dégrade-t-il l'homme ? On peut apporter deux réponses correspondant à deux critères distincts, l'un structurel ou objectif, l'autre moral ou subjectif. Quand la structure du travail humain n'est pas respectée, c'est-à-dire incomplète ou désordonnée, le travail ne peut pas se réaliser dans des conditions normales. Comme nous l'avons dit, il n'est plus un travail humain, mais un travail de l'homme. Le travail du bœuf ou du cheval n'est pas un travail à proprement parler.

Quand il n'y a pas de finalité dans le travail ou que la finalité du travail ne respecte pas le développement de l'homme, le travail peut alors le dégrader. Au lieu de l'ennoblir en concourant à la croissance de la personne pour la perfectionner, il la dégrade. L'inspiration peut être bonne ou mauvaise, le choix bon ou mauvais en vue d'une finalité qui peut être bonne ou mauvaise. Nous nous situons là au plan moral et non plus au plan artistique. Le plan artistique regarde la relation entre l'inspiration et l'œuvre, tandis que le plan moral regarde ce qui est bon ou mauvais dans les divers moments de l'activité artistique pour l'homme, donc pour l'activité éthique.

 

Qu'est-ce que l'habitus ?

Pour finir sur un sujet si présent et si déterminant dans la vie, il est intéressant de s'arrêter un court instant sur ce qu'on appelle l'habitus. Il y a deux types d'habitus qui sont relatifs à deux grandes activités humaines : l'habitus d'art pour l'activité du travail et l'habitus moral ou vertu pour l'activité éthique ou morale. L'habitus d'art est le développement intrinsèque acquis dans l'expérience pratique impliquant un savoir-faire ou une compétence stable acquise dans un domaine particulier. Le propre de l’habitus, c’est quelque chose qui, une fois acquis, demeure.

L'habitude n’est pas l'habitus. L’habitus s’appuie sur un fondement de l'être, un « principe », tandis que l’habitude ne s’appuie pas sur un principe. Elle est de l'ordre du comportement, telle une habitude que nous avons prise. Dans l'habitus, le pli est si profond qu'il est comme une nouvelle nature. Un pianiste solo dans un concert, un grand sportif, un ponte ou un maître comme un grand homme politique ont acquis bien évidemment des habitus qui suscitent l'admiration. De même, dans tous les domaines de la vie, chacun peut et doit acquérir des habitus lui permettant de se développer, de croître dans tel ou tel domaine pour se réaliser, puis pour rayonner sur son environnement et transmettre le meilleur de l'homme.