Crise de société, crise de civilisation : une réponse de l’Église et pour l’Église avec l’encyclique Foi et raison de saint Jean-Paul II

Le fil directeur : Colonne vertébrale de cette encyclique, le fil directeur unit l’homme à Dieu et Dieu à l’homme par la convergence des deux sciences, en vue de la sagesse, que sont la philosophie et la théologie. La première vient de cette faculté qui donne à l’homme sa dignité première : la raison en tant que capacité de connaître, d’apprendre, de savoir. La seconde provient d’un mystère gratuit, don de Dieu, Créateur de l’univers, de l’âme humaine, don sacrificiel de Dieu incarné à la Croix. Faculté et don s’accordent dans la gratuité du don de Dieu Amour. 

 

Ainsi, écrit Jean-Paul II « la foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la contemplation de la vérité ». Dans le fameux « connais-toi toi-même » de Socrate, tient la première place « la philosophie, ajoute le pape qui contribue directement à poser la question du sens de la vie et à en ébaucher la réponse ; elle apparaît donc comme l'une des tâches les plus nobles de l'humanité ».

Alors, pourquoi dans nos rapports humains entendons-nous souvent que la philosophie ne sert à rien ? Pourquoi, quand on évoque ce mot, il rebute, s’accompagnant d’une forme de rejet spontané, de dégoût même, ou bien d’inutilité, de perte de temps ? Parce que, dit Jean-Paul II, « on a perdu l'espérance de pouvoir recevoir de la philosophie des réponses définitives à ces questions ». Ces questions existentielles réclament la recherche de la vérité, son fondement et son sommet : « La philosophie, dit le pape, qui a la grande responsabilité de former la pensée et la culture par l'appel permanent à la recherche du vrai, doit retrouver vigoureusement sa vocation originelle. »

Ainsi toute philosophie réclame une dimension existentielle et, à son sommet, une philosophie de l’être : « c'est précisément la métaphysique, écrit Jean-Paul II,  qui permet de fonder le concept de la dignité de la personne en raison de sa condition spirituelle. En particulier, c'est par excellence la personne même qui atteint l'être et, par conséquent, mène une réflexion métaphysique. [...] Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une fonction de médiation dans l'intelligence de la Révélation. » Pourquoi le saint pape fait-il le lien entre la métaphysique et la personne ? Parce que la recherche métaphysique, la science de l’être, mène à la personne, le ‘comment incarné de l’être’ de l’homme. La dignité de l’homme se situe au niveau de l’être, de sa cause existentielle.

Les deux ailes, sans lesquelles l’oiseau, et plus encore, l’aigle ne pourrait voler, symbolisent l’alliance entre la foi et la raison, donc de la théologie avec la philosophie en particulier dans sa dimension existentielle, métaphysique, toutes deux dans l’unité et la convergence de leurs vocations sapientiales, pour le pape : « deux formes complémentaires de sagesse : la sagesse philosophique, qui se fonde sur la capacité de l'intellect à rechercher la vérité à l'intérieur des limites qui lui sont connaturelles, et la sagesse théologique, qui se fonde sur la Révélation et qui examine le contenu de la foi, atteignant le mystère même de Dieu. »

L’importance d’une vraie philosophie, la nécessité de renouer avec une philosophie – philo sophia, amie de la sagesse – entraîne cette conviction qui anime Jean-Paul II : « Le lien intime entre la sagesse théologique et le savoir philosophique est une des richesses les plus originales de la tradition chrétienne pour l'approfondissement de la vérité révélée. » Ainsi l’absence d’une vraie philosophie engendre l’absence de foi, sa réduction ou sa perte ? En un mot, la recherche de la vérité, qu’elle soit philosophique et théologique, s’impose à tout homme pour recevoir la Vérité révélée, mais aussi à l’Église elle-même, son témoin et vecteur enseignant.

 

Quelques développements majeurs

Nous pouvons maintenant entrer dans quelques développements majeurs de l’encyclique. Jean-Paul II met l’Église face à sa responsabilité de formation de l’intelligence par la philosophie, pour ensuite la disposer à la foi. L’Église, écrit le pape « voit en effet dans la philosophie le moyen de connaître des vérités fondamentales concernant l'existence de l'homme. En même temps, elle considère la philosophie comme une aide indispensable pour approfondir l'intelligence de la foi et pour communiquer la vérité de l'Évangile à ceux qui ne la connaissent pas encore. » Mais subissant un fort conditionnement tant historique qu’idéologique, la philosophie a perdu sa finalité : « De nos jours surtout, écrit Jean-Paul II, la recherche de la vérité ultime apparaît souvent occultée. La philosophie moderne, oubliant d'orienter son enquête vers l'être, a  concentré sa recherche sur la connaissance humaine. »

L’absence de finalité entraîne une domination du conditionnement, par manque de dépassement de la forme, d’où le formalisme. La recherche de la vérité disparaissant, « dans cette perspective, tout devient simple opinion », dit le pape qui ajoute : « la philosophie, qui a la grande responsabilité de former la pensée et la culture par l'appel permanent à la recherche du vrai, doit retrouver vigoureusement sa vocation originelle. »

Jean-Paul II désigne la grâce, moyen divin qui unit la créature à son Créateur, mais qui se différencie par sa nature de l’apport de la vérité en vue de la perfection de l’intelligence : « La foi, qui est fondée sur le témoignage de Dieu et bénéficie de l'aide surnaturelle de la grâce, est effectivement d'un ordre différent de celui de la connaissance philosophique. Celle-ci, en effet, s'appuie sur la perception des sens, sur l'expérience, et elle se développe à la lumière de la seule intelligence. » Les trois mots : ‘perception des sens’, ‘expérience’ et ‘intelligence’ forment selon cet ordre le préalable à la connaissance philosophique.

Cette remarque de Jean-Paul II rappelle un article de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, dans son Traité de la Grâce (I-II, Q 109, a 1) : « L'homme peut-il, sans la grâce, connaître quelque chose de vrai ? », titre de cet article. À cette question, le Docteur angélique répond : « L'intelligence humaine possède une forme, à savoir la lumière intelligible, qui de soi est suffisante à lui faire connaître certains objets intelligibles ; ce sont ceux que nous pouvons connaître à partir des choses sensibles. Mais il est d'autres objets intelligibles plus élevés, que l'intelligence ne peut connaître si elle n'est perfectionnée par une lumière plus puissante, comme la lumière de foi ou de prophétie. Cette lumière, on l'appelle lumière de grâce, parce qu'elle est surajoutée à la nature. » Cela signifie en langage courant : la grâce ne remplace pas la nature ; elle n’écarte pas la nature, mais elle la perfectionne.

Don de Dieu, la grâce naît de la sagesse, la plus haute des vertus humaines, et, ajoute Jean-Paul II en citant Siracide le sage (l’Ecclésiastique), « ‘heureux l'homme qui médite sur la sagesse et qui raisonne avec intelligence, qui réfléchit dans son cœur sur les voies de la sagesse et qui s'applique à ses secrets’ (Si 14, 20-27). » Jean-Paul cite le livre de la Sagesse : « En raisonnant sur la nature, on peut remonter au Créateur : ‘La grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur’ (Sg 13, 5). Si l'homme ne parvient pas, par son intelligence, à reconnaître Dieu créateur de toute chose, cela est dû non pas tant au manque de moyen adéquat, qu'aux obstacles mis par sa libre volonté et par son péché. »

Dans la Somme contre les Gentils, face à la difficulté qu’a l’homme de chercher la vérité, saint Thomas en donne les causes : « D'abord, certains en sont empêchés par les mauvaises dispositions de leur tempérament, qui les détournent du savoir. [...] Les nécessités domestiques sont un obstacle pour d'autres. […] Pour d'autres, l'obstacle, c'est la paresse. […] On ne peut donc se mettre à la recherche de cette vérité divine qu'avec beaucoup de travail et d'application. Ce travail, bien peu veulent l'assumer pour l'amour de la science, dont Dieu pourtant a mis le désir au plus profond de l'esprit des hommes ». Cette saisie limitée s’opère par la fine pointe de l’intelligence en acte, imparfaite, car « la nature limitée de la raison, dit Jean-Paul II, et l'inconstance du cœur obscurcissent et dévient souvent la recherche personnelle.

« On peut donc définir l'homme comme celui qui cherche la vérité » (n. 28), affirme Jean-Paul II à la suite de saint Thomas, mettant en évidence une grave conséquence : « La soif de vérité est tellement enracinée dans le cœur de l'homme que la laisser de côté mettrait l'existence en crise. » (n. 29) Se référant au docteur angélique, il écrit : « saint Thomas reconnaît que la nature, objet propre de la philosophie, peut contribuer à la compréhension de la révélation divine. [...] C'est la raison pour laquelle il figure dans l'histoire de la pensée chrétienne comme un pionnier. [...] : la sagesse philosophique, qui se fonde sur la capacité de l'intellect à rechercher la vérité à l'intérieur des limites qui lui sont connaturelles, et la sagesse théologique, qui se fonde sur la Révélation et qui examine le contenu de la foi, atteignant le mystère même de Dieu. »

La relation entre la raison et la foi, par la perte progressive du sens de la vérité, se dissipa : « Une bonne partie de la pensée philosophique moderne s'est développée en s'éloignant progressivement de la Révélation chrétienne, au point de s'y opposer explicitement. [...] Dans le cadre de la recherche scientifique, on en est venu à imposer une mentalité positiviste qui s'est non seulement éloignée de toute référence à la vision chrétienne du monde, mais qui a aussi et surtout laissé de côté toute référence à une conception métaphysique et morale. »

Cela signifie que, si l’intelligence s’arrête à la forme, si la raison reste dans l’immanence, elle ne peut entrer dans une vraie relation avec la foi, car la foi réclame la finalité, comme la raison elle-même l’exige. La raison perd alors sa véritable signification : « Au lieu d'être tournées vers la contemplation de la vérité et la recherche de la fin dernière et du sens de la vie, ces formes de rationalité tendent - ou au moins peuvent tendre - à être ‘une raison fonctionnelle’ au service de fins utilitaristes, de possession ou de pouvoir. »

Ainsi la rupture entre foi et raison entraîne la perte de la foi, cause due à la dissolution du sens de l’existence : « Il est illusoire de penser, dit Jean-Paul II, que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand danger d'être réduite à un mythe ou à une superstition. De la même manière, une raison qui n'a plus une foi adulte en face d'elle n'est pas incitée à s'intéresser à la nouveauté et à la radicalité de l'être. »

Faire disparaître de la raison la question de la vérité en tant que bien foncier de l’intelligence, c’est tuer toute relation entre la foi et la raison, et ajoute le pape : « Furent ainsi censurées parallèlement : d'une part, le fidéisme et le traditionalisme radical, pour leur défiance à l'égard des capacités naturelles de la raison ; d'autre part, le rationalisme et l'ontologisme, car ils attribuaient à la raison naturelle ce qui est connaissable uniquement à la lumière de la foi. »

La relation entre l’intelligence et la foi devient un rempart au fidéisme répandu dans les pays occidentaux : « Contre les tentations fidéistes, il était nécessaire que soit réaffirmée l'unité de la vérité et donc aussi la contribution positive que la connaissance rationnelle peut et doit apporter à la connaissance de foi ».

Jean-Paul II se réfère à l’encyclique Æterni Patris de Léon XIII : « la pensée philosophique est une contribution fondamentale pour la foi et pour la science théologique. » Léon XIII renouvelle les bienfaits de l’immense œuvre de saint Thomas d’Aquin. La fidélité à la tradition apostolique, par un retour à l’enseignement de saint Thomas d’Aquin dans le respect du Magistère, doit résoudre cet important problème que connaît la relation entre foi et raison : « J'ai plusieurs fois souligné, dit Jean-Paul II, l'importance de cette formation philosophique pour ceux qui devront un jour, dans la vie pastorale, être affrontés aux réalités du monde contemporain et saisir les causes de certains comportements pour y répondre aisément. »

La philosophie pratique et spéculative s’engage aux côtés de la théologie d’une manière réelle et précise, et sans elle, dit le pape : « on ne pourrait illustrer des thèmes théologiques comme, par exemple, le langage sur Dieu, les relations personnelles à l'intérieur de la Trinité, l'action créatrice de Dieu dans le monde, le rapport entre Dieu et l'homme, l'identité du Christ, vrai Dieu et vrai homme. » La recherche de la vérité, objet de la philosophie, s’unit à la Vérité divine, Dieu lui-même qui se donne à l’homme, objet de la théologie. Aussi, précise Jean-Paul II, « on comprend facilement pourquoi le Magistère a loué maintes fois les mérites de la pensée de saint Thomas et en a fait le guide et le modèle des études théologiques. L'intention du Magistère était, et est encore, de montrer que saint Thomas est un authentique modèle pour ceux qui recherchent la vérité. En effet, l'exigence de la raison et la force de la foi ont trouvé la synthèse la plus haute que la pensée ait jamais réalisée, dans la réflexion de saint Thomas. »

 

Trois exigences

Jean-Paul II présente trois exigences dans une alliance de la foi et de la raison : « Pour être en harmonie avec la parole de Dieu, il est avant tout nécessaire que la philosophie retrouve sa dimension sapientielle de recherche du sens ultime et global de la vie. » En vue de quoi existons-nous ? Jean-Paul II désigne le premier point essentiel qu’est la recherche de la vérité : « Ce rôle sapientiel ne pourrait être rempli par une philosophie qui ne serait pas elle-même un savoir authentique et vrai. » Telle est la vocation de la philosophie : sagesse en vue de donner son sens à l’existence.

La deuxième exigence : «  S'assurer de la capacité de l'homme de parvenir à la connaissance de la vérité, une connaissance qui parvient à la vérité objective à partir de l'adæquatio rei et intellectus sur laquelle s'appuient les Docteurs de la scolastique. La philosophie est en premier lieu une sagesse, mais pour être une sagesse, la connaissance doit être ordonnée à la vérité, finalité de la vie de l’intelligence.

Aristote écrit dans l'Éthique à Nicomaque : S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c’est celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de l’homme la plus haute » : la sagesse. À la suite d'Aristote, Avicenne (Xe s.) affirme : « ce qui tombe en premier dans l’intelligence est ce qui est », ce que saint Thomas d'Aquin reprend dans le De veritate : primo cadit in intellectu ens, « ce qui tombe en premier dans l'intelligence est ce qui est ». La vérité est adequatio intellectus ad rem, « adéquation de l'intelligence à la réalité ». Cela signifie que la philosophie n’est sagesse que si elle est tournée vers la vérité, si son contenu tend vers la vérité.

D’où la troisième exigence que le saint pape énonce : « La nécessité d'une philosophie de portée authentiquement métaphysique, c'est-à-dire apte à transcender les données empiriques pour parvenir, dans sa recherche de la vérité, à quelque chose d'absolu, d'ultime et de fondateur. [...] Une pensée philosophique qui refuserait toute ouverture métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une fonction de médiation dans l'intelligence de la Révélation. »

D’où l’importance du retour à l’être pour la philosophie comme pour la théologie : « La métaphysique se présente donc comme une médiation privilégiée dans la recherche théologique. Une théologie dépourvue de perspective métaphysique ne pourrait aller au-delà de l'analyse de l'expérience religieuse, et elle ne permettrait pas à l'intellectus fidei d'exprimer de manière cohérente la valeur universelle et transcendante de la vérité révélée. »

Cet enseignement magistral que livre saint Jean-Paul II dans Foi et raison repose sur trois exigences : sagesse, vérité et être. Il semble qu’une bonne partie de ce triptyque ait disparu de la mémoire des hommes, cause d’une crise existentielle, objet de cette encyclique.