Source [medium.com] La consommation de substituts de repas en poudre, à diluer dans un peu d’eau ou à ingurgiter sous forme de barres, se démocratise chez les jeunes actifs pressés. Le but n’est pas de maigrir, mais de gagner du temps sur la pause déjeuner.
Fer de lance de cet assaut de la « Smart Food » au pays de la gastronomie, la startup Feed affirme commercialiser des repas « nutritionnellement parfaits ». Avec, cerise sur le shaker, une « fabrication en France », garantie sans OGM, 100 % vegan, sans gluten ni lactose. « Un repas complet et économique dans un format pratique », résume Feed, dont les recettes sont élaborées par des « chefs cuisiniers, médecins et ingénieurs en nutrition humaine ». Disruptif ? Dissimulé derrière un marketing audacieux, le projet de Feed est contestable. Parce qu’il s’appuie sur une conception réductionniste de la nutrition et recourt à l’ultra-transformation des aliments. Mais aussi parce qu’il promeut une vision individualiste de l’alimentation, au service d’une société obsédée par la productivité. Des sujets sur lesquels la startup ne se laisse pas facilement cuisiner.
Feed, qui a pris pour cible les travailleurs hyperactifs, semble être l’un des avatars les plus prometteurs de la FoodTech. Au printemps, l’entreprise annonçait un partenariat avec le chef étoilé Thierry Marx, entré au capital de la startup pour y créer une gamme « bio ». Quelques mois plus tard, la jeune pousse révélait une troisième levée de fonds à hauteur de 15 millions d’euros, pour exporter ses recettes aux États-Unis. Tout semble sourire à Feed, qui compte parmi ses actionnaires le fonds d’investissement de Xavier Niel. Oui, mais voilà : on ne peut pas impunément s’attaquer à la sacro-sainte pause déjeuner, dont la France détient le record de longueur, sans faire grincer quelques dents — un comble pour un produit qui dispense ses adeptes de mastiquer. Au-delà des effets sur la santé de ce nouveau type d’alimentation, on peut également s’interroger à propos de la communication de Feed, qui incarne les excès de la « startup nation » appelée de ses vœux par le Président Macron. Une startup nation dans laquelle il est mal vu de gaspiller son temps à partager un repas entre collègues, a fortiori quand la croissance du PIB est en berne. En témoigne la définition apportée par Feed au concept de « smart food » : « Une nourriture intelligente destinée aux individus productifs ». Effrayant !
Un phénomène mondial
La première réaction des Gaulois, ces increvables ripailleurs, lorsque l’on évoque la « smart food », est souvent l’incrédulité. Voire le dégoût, disons-le franchement. Et pourtant, Feed affirme rencontrer un certain succès. En dehors de son site marchand, la startup écoule ses barres et poudres dans plus de 1 000 points de vente (Franprix et Monoprix principalement), ainsi que via le réseau de livraison Uber Eats. L’entreprise revendique dans La Tribune« une centaine de milliers de clients » (dont « 40 % de Parisiens, et une très forte représentation des 25–26 ans »), pour un chiffre d’affaires avoisinant déjà la « dizaine de millions d’euros ». Au niveau mondial, le marché de la « smart food » compte plus d’une dizaine d’acteurs en forte croissance dont on peut commander les produits depuis la France. La marque anglaise Huel, à elle seule, revendique déjà plus de 20 millions de repas vendus depuis sa création en 2014, et la diversification du marché en différents segments marketing est déjà amorcée. Rien qu’en France, Feed compte au moins deux concurrents : Vitaline et Smeal. Sans compter So Shape, positionné sur le créneau du substitut de repas de régime nouvelle génération. Le phénomène de la « smart food » n’est donc plus tout à fait marginal. Et ceux qui n’y voient qu’une mode passagère semblent ignorer les relations complexes qu’entretiennent les Français avec leur assiette. L’engouement pour la gastronomie que dénote le retour en force des émissions culinaires à la télévision ne doit pas faire oublier que la France demeure le deuxième marché au niveau mondial pour McDonald’s.
Vous reprendrez bien un peu de storytelling ?
À l’origine de Feed, selon le storytelling mitonné par son fondateur, la volonté de satisfaire un besoin personnel. Rien de très original au pays des startups. Juriste dans un grand groupe, Anthony Bourbon mène en parallèle « des affaires commencées lorsqu’il était étudiant » — de l’import de voitures allemandes à l’immobilier, raconte-t-il dans cette interview. Notre homme a l’appétit des affaires, et par conséquent assez peu de temps pour se restaurer. Lassé des sandwiches et autres snacking avalés devant son écran, Anthony Bourbon commence à « bricoler » chez lui ses propres mélanges à partir de poudres diverses, avouant aux Échos que « les premiers [repas] n’étaient pas très bons. » Une cinquantaine d’essais plus tard, il juge le goût « acceptable » et constate qu’il n’est pas « le seul psychopathe à vouloir manger de façon pragmatique ». Intimement convaincu que son produit répond à une évolution irréversible de la société, qui veut que l’homme passe de moins en moins de temps à table, Anthony Bourbon se lance dans l’aventure entrepreneuriale. Le pitch fonctionne bien, et peu ont la curiosité de remonter jusqu’à l’origine californienne de ces substituts de repas en poudre. L’histoire, pourtant, ne manque pas de sel.
Feed a-t-il (ré)inventé la poudre ?
Dès 2013, certains voient dans les substituts de repas en poudre l’alimentation du futur[3]. Et même la réalisation partielle d’une prédiction récurrente de la science-fiction, qui a souvent mis en scène des hommes gobant des gélules. Ou « un bol de morve » comme s’en offusque Neo, le personnage de Matrix à qui l’on propose une bouillie nutritive.
Ce n’est pas un hasard si « Soylent », la première entreprise californienne qui eut la volonté de démocratiser les substituts de repas en poudre tire son nom d’un film de science-fiction datant de 1973, sorti en France sous le nom de « Soleil vert ». Un hommage peu ragoutant pour qui a vu le film, dont l’action se situe à New York en 2022, au cœur d’un monde surpeuplé où la faune et la flore ont quasiment disparu sous l’effet du réchauffement climatique. La plupart des habitants n’ont plus les moyens d’acheter des aliments naturels et sont contraints de recourir aux produits de synthèse fabriqués par une multinationale : « Soylent ». La firme prétend produire l’une de ses spécialités, particulièrement nutritive, le « Soylent green », à partir de Plancton. Sauf qu’il s’agit en réalité d’une préparation à base de… cadavres humains. La provocation est parfaitement assumée par Rob Rhinehart, créateur de Solylent, qui explique cette référence par l’envie de « piquer la curiosité ».
Développeur informatique, autodidacte dans le domaine de la nutrition, Rob Rhinehart fit également de l’utilisation d’OGM dans ses recettes un argument de vente, les packagings de Solylent revendiquant fièrement contenir de l’« engineered nutrition », artificielle et chimique. Le lancement de la marque via une campagne de crowdfunding sur Kickstarter fut soutenu par plusieurs milliers d’Américains, soucieux comme Rob Rhinehart de ne plus « gaspiller de temps à cuisiner et faire une pause pour manger ». Parmi eux, un bon nombre de geeks séduits par l’aspect futuriste du projet et/ou tombés dans l’obsession du quantified-self, avec en tête l’idée de pouvoir se nourrir avec le nombre exact de calories requis par leur métabolisme. La culture informatique imprègne fortement Soylent, qui évoque les différentes « versions » des formules de ses produits, et en a « open sourcé » les recettes (de la v 1.4 à la v 1.7), entraînant la constitution d’une communauté internationale d’internautes partageant, via un forum, les recettes modifiées par leurs soins, assorties d’un « changelog »[4]. Des recettes qui, comme les logiciels, comportent parfois quelques bugs. En 2016, des barres et de la poudre de la marque californienne, estampillés v 1.6, furent ainsi à l’origine de quelques troubles gastriques de nature à faire perdre aux toilettes le précieux temps économisé par les clients de la marque en avalant un substitut de repas liquide.
Soylent desservant uniquement le marché nord-américain, des entrepreneurs étrangers — à l’instar d’Anthony Bourbon le créateur de Feed— ne tardèrent pas à s’inspirer des recettes de la startup américaine pour importer le concept, en Europe notamment. En quelques années seulement sont ainsi apparus Huel (créé en 2014 au Royaume-Uni), Ambronite (créé en 2014 en Finlande), Mana (créé en 2015 en République tchèque, disparu depuis semble-t-il), Queal (créé à Rotterdam Pays-Bas), Saturo (en Autriche), Bertrand (Allemagne). Ou encore Joylent, créé à Amsterdam en 2014 par un certain Joey van Koningsbruggen, un brave type qui aimait déjà la poudre avant de découvrir Soylent et de s’en inspirer, puisqu’il était, ça ne s’invente pas, dealer (Joylent s’est depuis renommé Jimmy Joy).
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