Source [Le Salon Beige] Questions du Salon beige à Philippe Bornet :
Les hasards du calendrier éditorial font que les Dictateurs de Jacques Bainville sont réédités au moment même où tant de dirigeants évoquent le spectre des années 30. Pensez-vous que la France soit effectivement “mûre” pour la dictature ?
En effet. Il suffit de se mettre sous les yeux le tableau complet des dictatures romaines et françaises pour être frappé par la coïncidence troublante de douze points communs. La Dictature est instaurée quand un gouvernement échoue devant le désordre dans la rue, que la guerre menace ou éclate, que les élites échouent et prennent peur devant le mécontentement de leur police et de leur armée. Un général orgueilleux et désobéissant négocie avec cette élite, la séduit, lui garantit ses prébendes et s’empare du pouvoir. Mais son ambition ne s’arrête pas là. Il va réformer le fonctionnement de l’Etat et la Constitution.
Je ne suis ni le seul ni le premier à penser qu’une dictature puisse survenir, témoin cette remarque d’Emmanuel Todd dans Libération du 06.09.18 :
« Je pense que la démocratie est éteinte en Europe. Le gros de l’histoire humaine, ce n’est pas la démocratie. L’une de ses tendances lourdes est au contraire l’extinction de la démocratie… Mais un historien sait qu’il y a une vie après la démocratie ».
Une enquête de l’IFOP de novembre 2018 a établi que 41% des Français sont d’accord pour confier le pays “à un pouvoir politique autoritaire”. Pourcentage encore plus net chez les étudiants.
Comme Bainville, vous tentez de comprendre le phénomène dictatorial, non pas d’abord à partir de l’actualité, mais à partir de l’histoire. Pourquoi ce parti-pris?
Notre maitre Pierre Gaxotte, nous a appris qu’un historien est un journaliste du passé et un journaliste un historien de l’actualité. Comme je l’ai écrit dans ma dédicace à ma nièce, étudiante en sciences politique, “il faut prendre ses leçons aux pieds de Clio et non dans les bras des Trissotins de la pensée unique”. L’Histoire ne repasse peut-être pas les plats comme disait Céline, mais elle balbutie assez pour que la répétition des mêmes événements nous permette d’en tirer des principes stables et applicables à l’actualité. Une Démocratie en s’écroulant, laisse la place à une Dictature qui elle-même devient parfois une Monarchie.
Comme l’a écrit mon préfacier Jean Tulard,
“dans la lignée d’un Jacques Bainville, Philippe Bornet nous propose un tableau de la dictature objectif, historiquement fondé et parfaitement d’actualité”.
Au regard de l’histoire, quelles conditions voyez-vous à l’instauration d’une dictature ?
Outre la déconsidération dont nous avons parlé plus haut et dont pâtit le gouvernement, il faut la conjonction d’un homme exceptionnel et d’une conjoncture exceptionnelle. Le Dictateur n’est pas un général comme les autres. Il n’est pas gêné par le carcan de l’obéissance ni par une humilité de caractère. Il foule aux pieds les espoirs de Liberté et froisse les intérêts de l’oligarchie d’une main de fer. C’est grâce au soutien populaire qu’il y parvient, et en jouant une partie de l’oligarchie contre l’autre. L’exemple du 18 Brumaire est frappant de ce point de vue : les révolutionnaires perdirent le pouvoir véritable mais ils furent comblés de distinctions et conservèrent les Biens Nationaux.
Vous insistez beaucoup sur la différence entre dictature et tyrannie. Pouvez-vous préciser les différences que vous voyez entre les deux ?
Malheureusement, notre époque a perdu la notion de cette distinction pourtant fondamentale. Aucun révolutionnaire n’a traité Louis XVI de dictateur ! En revanche, il il a été souvent traité de tyran. La Souveraineté est composée de deux facultés : la Puissance (Potestas) et l’Autorité (Auctoritas). La Puissance est l’utilisation de la force, l’Autorité est la capacité à se faire obéir sans contrainte. Le Tyran n’a que la Puissance mais le Dictateur dispose des deux.
Il n’y a pas de tyrans chez les peuples libres comme le nôtre. Les tyrans y sont rapidement mis à bas après quelques mois au faîte de l’Etat. En revanche, la France comme Rome accepte les Dictateurs qui jouissent d’un soutien populaire et recourent au plébiscite ou au referendum.
Il existe par ailleurs un lien très fort entre dictature et république. Comment l’expliquez-vous ?
Le dilemme de l’erreur démocratique c’est de n’avoir le choix qu’entre l’échec ou la contradiction. Pour se survivre, la Démocratie se contredit et concentre les pouvoirs en une seule main. C’est un pari risqué qui réussit cependant souvent : il y a eut soixante-quatre dictateurs qui déposèrent leur dictature avant que Sylla ne modifie la marche des institutions. Il fut souvent imité tant par César que par Bonaparte ou De Gaulle.
En se pérennisant, la Dictature change de nature et devient Monarchie. Bergson nous l’a expliqué : la différence de nombre emporte avec elle celle de nature. Voyez ce mouchoir dans ma poche. Faites-le trois fois plus grand, c’est une serviette. Vingt fois plus grand, c’est un drap de lit. Sa nature apparente n’a apparemment pas changée : c’est du coton tissé. Cependant la cause finale n’est plus la même : essayez de vous nettoyer le nez avec un drap ou de faire votre lit avec une serviette. Il y a mécompte.
Pour utiliser un mot à la mode, c’est un concept disruptif.
Demain la Dictature, Philippe Bornet, Presses de la Délivrance, 22 euros
Les Dictateurs, Jacques Bainville, Tempus Perrin, 9 euros