L'injustice dont pâtissent les mères qui ont fait passer leurs enfants avant leur carrière professionnelle est mise en relief par le report de 65 à 67 ans du second âge légal de la retraite. Le Sénat, après la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité), s'émeut à juste titre. Mais il faut passer de l'émotion à l'action, et pour cela faire un détour par la compréhension du mode de calcul des pensions en vigueur depuis 1983.

Car c'est la formule mathématique utilisée qui est à l'origine de cette injustice comme de bien d'autres. Pour l'avoir conservée, les réformes de 1993 et 2003, puis celle dont le Parlement est actuellement saisi, n'atteignent ni leurs objectifs d'efficacité, ni ceux d'équité.

La formule scélérate
Jusqu'en 1982, le nombre de trimestres d'assurance intervenait dans le calcul de la pension du régime général en un seul endroit, et de manière simple : l'assuré social ayant validé 75 trimestres obtenait, toutes choses égales par ailleurs, une pension égale à la moitié de celle de son homologue ayant validé 150 trimestres.
La réforme de Nicole Questiaux ajouta une seconde prise en compte de la durée d'assurance : les personnes n'ayant pas leurs 150 trimestres à 60 ans furent soumises à une décote, fonction à la fois de leur durée d'assurance et de leur âge. Ces deux variables furent combinées de façon inextricable, avec trois conséquences : la durée d'assurance, intervenant deux fois, prit une importance exagérée ; toute modification des paramètres (le nombre de trimestres requis, ou les âges légaux), eut désormais des conséquences très inégalitaires sur les assurés sociaux ; et ces conséquences devinrent très difficiles à prévoir.
La réforme systémique réalisée par le gouvernement Mauroy en modifiant la formule de calcul de la pension perdure : les paramètres ont été modifiés, mais le cadre reste le même. Or, l'architecture de la formule mise en place en 1983 était destinée à imposer aux assurés sociaux un certain type de comportement, avec deux caractéristiques principales :

  • Partir à la retraite le plus rapidement possible, pour laisser la place aux jeunes .
  • Effectuer une carrière complète .

Le premier objectif a été à moitié atteint : la retraite à 60 ans est devenue une norme sociale extrêmement forte. Les jeunes, en revanche, eurent de plus en plus de mal à entrer sur le marché du travail.
Le succès fut plus complet en ce qui concerne le second objectif de normalisation comportementale : en punissant sévèrement le fait de ne pas exercer une activité professionnelle pendant X années (37,5 à l'origine, 40,5 actuellement), la formule socialo-communiste de calcul de la retraite a formaté les esprits ; les femmes qui choisissaient de raccourcir leur carrière professionnelle au profit de leurs responsabilités familiales furent particulièrement ringardisées et devinrent une espèce en voie de disparition.
Sortir du dirigisme est une question mathématique
La droite française, au cours de ces trente dernières années, ne s'est pas montrée beaucoup plus libérale que la gauche, sauf en paroles, et surtout quand elle était dans l'opposition. Elle n'éprouva donc jamais le besoin de remplacer la formule typiquement dirigiste mise au point par l'union de la gauche. Elle se contenta d'en modifier les paramètres (la valeur des coefficients a, b, c, intervenant dans le calcul de la pension) dans le sens d'une moindre générosité : telle est l'inspiration des réformes de 1993, 2003 et 2010.
Cette façon de faire ne pouvait que générer de fortes inégalités en matière de sacrifices demandés aux assurés sociaux. L'augmentation de la durée d'assurance requise pour avoir droit au taux plein à un âge précoce a nécessairement affecté davantage les personnes dont les carrières étaient un peu courtes par rapport à la norme – c'est-à-dire majoritairement des mères de famille de deux enfants et des travailleurs ayant connu de petites difficultés. L'augmentation du second âge légal, celui qui vous donne droit au taux plein même s'il vous manque des trimestres, ne pénalise évidemment que les assurés sociaux qui n'ont pas une carrière aux normes ; il s'agit surtout de mères de famille nombreuse et de travailleurs atypiques .
Tout cela est mathématique : la formule de calcul de la pension adoptée en 1982 ayant été conçue pour normaliser les comportements, on ne saurait s'étonner de voir les déviants pâtir plus que les autres chaque fois que ses paramètres sont modifiés dans le sens d'une moindre générosité.
La sollicitude du président du Sénat pour les mères de famille nombreuse, catégorie particulièrement touchée par le relèvement du second âge légal, est sympathique, mais – et il semble l'avoir compris – ce n'est qu'un pis-aller. Ce qu'il faudrait, c'est remplacer la formule de calcul scélérate .
Par quoi ? Je l'ai expliqué au printemps, au moment où le gouvernement se disait désireux d'examiner tout ce qui serait mis sur la table, dans Droit social, dans Futuribles, et dans la Revue française de comptabilité comme sur Libertepolitique.com [cf. Note bleue, juin 2010] [1]. Ce n'est pas difficile, et ça rapporterait gros en termes de liberté, d'équité, et d'égalité des Français devant les mesures à prendre pour juguler l'inflation des dépenses d'assurance vieillesse.
Cerise sur le gâteau : la formule que je propose, proche de celle qui était utilisée en France jusqu'en 1982, proche également de celle qui donne d'excellents résultats dans le système américain OASDI de retraites par répartition, comporte des variables de commande qui permettraient de réaliser les ajustements nécessaires tranquillement, année après année, par simple décision d'un conseil d'administration, comme cela se pratique à l'AGIRC et à l'ARRCO.
Certes, il y aurait des perdants : on ne fait pas grève, on ne défile pas de Nation à République, quand le conseil d'administration de l'ARRCO ajuste comme tous les ans la valeur de service du point et son prix d'achat, donc les organisateurs de grèves et de manifestations perdraient une partie de leur fonds de commerce. Tant pis ! Peut-être même certains, entassés sur le quai du métro en attente d'un train improbable, diront-ils : tant mieux !
*Jacques Bichot est économiste, professeur honoraire des universités, vice-président des économistes catholiques.

 

[1] Voir la dernière partie de la Note bleue de juin 2010, Réforme des retraites : la voie de l'audace et de la justice .

JACQUES BICHOT A VERSAILLES, LE 11 OCTOBRE
Politique familiale et retraite,
ce qu'en pense un économiste catholique
Les Associations familiales catholiques de Versailles et du Chesnay proposent une conférence le lundi 11 octobre 2010 de Jacques Bichot sur le thème Politique familiale et retraite, ce qu'en pense un économiste catholique .
Le conférencier, professeur émérite de l'université de Lyon, vice-président de l'association des économistes catholiques, membre honoraire du Conseil économique et social, est un expert reconnu dans deux domaines, les retraites et la politique familiale. Il est l'auteur notamment de Retraites : le dictionnaire de la réforme (2010), et Atout famille (2007).
Lundi 11 octobre 2010
à 20h45
Amphithéâtre de l'Université Inter-Ages,
6 impasse des Gendarmes – Versailles
Conférence ouverte à tous. Entrée libre. Dédicace à l'issue de la conférence.
AFC de Versailles - 33, rue des Chantiers 78000 Versailles
afc78versailles@afc-france.org
AFC du Chesnay - 2, rue Laurent Gaudet 78150 Le Chesnay
afc78lechesnay@afc-france.org