[Londres] — Pour la première fois en sept ans, John Grisham s'est fait éjecter de la première place des best-sellers américains en 2001, selon les résultats définitifs publiés dans la dernière édition du Publishers Weekly.

Pour deviner qui l'a remplacé, vous avez droit à trois essais. Enfin, disons plutôt 3 000. Car le livre de fiction qui s'est le mieux vendu aux États-Unis l'an dernier a été écrit par le révérend Tim LaHaye et Jerry B. Jenkins.

Profanation (Desecration), neuvième tome de la série " Abandonnés ", s'est vendu à 2 969 458 exemplaires, soit près de 1 million de plus que Grisham. Il s'agit de fiction religieuse, un genre autrefois à ce point méprisable qu'il était ignoré, comme les manuels d'entretien de voitures, dans la liste des best-sellers. Mais des résultats comme ça, impossible de les ignorer. Dans la catégorie essais aussi, la religion a frappé fort, avec La Prière de Jabez, de Bruce Wilkinson qui, avec 8 439 540 exemplaires, s'est vendu pratiquement trois fois mieux que son rival le plus proche, à savoir un autre livre de Wilkinson. Les uns comme les autres sont publiés par d'obscures maisons d'édition, une dans l'Illinois et l'autre dans l'Oregon. Pour elles, fini la misère.

Le 11 septembre a-t-il joué un rôle dans ce phénomène étonnant ? Les opinions divergent. Reste que ce succès n'a pas surgi de nulle part : les précédents tomes de la série " Abandonnés " ont occupé les deuxième et troisième places. Les grands éditeurs en sont encore à se pincer tandis que les grandes religions, elles, s'inquiètent carrément. Il faut dire que LaHaye et Jenkins ne vendent pas le christianisme tolérant habituel. Leurs romans défendent une interprétation littérale de la Bible non seulement à propos de la Création (laissez tomber Darwin et les singes) mais aussi de la fin de monde, une apocalypse spectaculaire qui nous tombera dessus plus tôt que prévu. Ces théories, énoncées en Grande-Bretagne au XIXe siècle par le pasteur John Darby, fondateur de la Fraternité de Plymouth, ont proliféré sur le terreau américain. Mais c'est un coup de génie de Tim LaHaye qui a transformé une conviction religieuse marginale en un phénomène littéraire à la Harry Potter.

Il enseignait les prophéties bibliques en Californie depuis des années et écrivait des livres peu lus. Il eut l'idée d'en faire des romans. Jerry Jenkins, lui, était un besogneux de la plume qui avait travaillé en sous-main pour Bill Graham et plusieurs stars du base-ball. Or les deux hommes avaient le même agent, qui organisa une rencontre. Pour pleinement jouir de la série " Abandonnés ", il faut tout d'abord croire à " l'Enlèvement ", ce moment censé être annoncé dans l'Apocalypse et la première épître de Paul aux Thessaloniciens : " ... les morts en Christ ressusciteront premièrement. Ensuite, nous les vivants, qui serons restés, nous serons tous ensemble enlevés avec eux sur des nuées... " Vient alors " la Tribulation ", période de sept ans au cours de laquelle Dieu offre au reste de l'humanité la possibilité de se racheter à temps pour sa glorieuse apparition.

Tous les vrais croyants montent au ciel pendant l'Enlèvement. Mais pour tous les autres, on est loin de l'extase. " Les croyants laissent tout derrière eux et disparaissent virtuellement de leurs vêtements, précise Jenkins. Si ça arrive en pleine heure de pointe ou autre, beaucoup de gens vont mourir. Le monde entier sera plongé dans le chaos et la destruction. " Il explique cela aussi calmement que s'il parlait du trafic légèrement engorgé sur le périphérique. Il se montre plus explicite par écrit : " Fumée. Feu. Des voitures sur le bas-côté, qui se sont percutées ou ont heurté les glissières. Des débris d'avion sur le sol... " Charmant. Le pilote de ligne Rayford Steele, le héros de la série avec le journaliste Buck Williams, réussit à poser son 747. Il n'a pas été enlevé parce qu'il n'a pas la foi. En revanche sa femme et son fils, chrétiens fervents, ont disparu en un instant, ainsi que des dizaines de ses passagers. Comme le lui apprend l'hôtesse : " Ray ! Leurs chaussures, leurs chaussettes, leurs vêtements, tout est resté ! Ils ont disparu ! "

C'est le point de départ de la série. Imaginez Angélique, marquise des Anges, avec de vrais anges et la marquise restant couverte. En revanche, on trouve, dans le tome V par exemple, des hordes de démons sauterelles qui piquent comme des scorpions et ont " le visage d'un homme, les cheveux d'une femme et les crocs d'un lion ". Ah oui, à un moment, il y a aussi une invasion de 200 millions de cavaliers démoniaques qui massacrent un tiers de ce qui reste de l'humanité.

Dans Profanation, la Tribulation est déjà bien avancée et " le Bien et le Mal sont désormais face à face". Le Mal est incarné par le potentat de la communauté mondiale, Nicolae Carpathia, l'Antéchrist, comme on le découvrira bientôt, tandis que " Rayford Steele et sa bande hétéroclite de rebelles volants se préparent à aller sauver les élus de Dieu ". Rappelons que près de 3 millions d'Américains ont acheté ce livre et qu'il sortira en poche cet l'été, un peu avant la publication du tome X, Les Survivants.

Jenkins prétend être traduit en 25 langues, mais personne ne semble s'être autant passionné pour ses œuvres que les Américains. S'il a été publié au Royaume-Uni, Profanation n'entre même pas dans les 4.000 meilleures ventes d'Amazon dans ce pays. Le livre part visiblement beaucoup mieux dans les États du sud et de l'ouest des États-Unis, la "Bible Belt". Mais il se vend aussi très bien dans le très moderne Washington. Et les convictions qu'il véhicule sont ancrées même dans des franges de l'Église épiscopalienne, équivalent outre-Atlantique de l'Église anglicane. D'ailleurs, l'un de ses représentants ne se laisse aller à une critique que sous couvert d'anonymat : " Les histoires sont bien, mais, sur le plan théologique, ça ne tient pas. C'est la montée au ciel version Hollywood, de la théologie pour presse à scandales. "

"Tout ça dérange fortement une partie du clergé ", commente Mark Galli, directeur de la rédaction de la revue Christianity Today. " Peut-être parce qu'ils n'apprécient pas que les gens croient à l'Enlèvement. Ou parce qu'ils auraient préféré que les chrétiens aient des goûts littéraires un peu plus élevés que ça. Mes filles, qui sont adolescentes, les ont tous lus. Ce qui leur plaît là-dedans, c'est que les personnages principaux ont la foi. "

© Courrier International, 2 juillet 2002, extraits.