Maurras, la reine et le président.

Des centaines de millions de téléspectateurs ont pu regarder en direct grâce aux nouvelles technologies de l’information (télévision, internet) le mariage du duc et de la duchesse de Sussex, démentant ainsi l’idée reçue selon laquelle la révolution technologique rend inactuelles ou même obsolètes des traditions séculaires qui ont façonné notre civilisation. 

Ce succès proprement remarquable, du point de vue de l’audience, l’a transformé de fait en événement planétaire, comme l’avaient été auparavant le mariage du prince Charles et de Lady Diana, ainsi que celui du prince William et de Kate Middleton, ce qui démontre tout autant la puissance des symboles dans notre monde en proie à des bouleversements sans précédent que l’attrait de la monarchie anglaise au-delà des limites du Commonwealth. En France, plus de 8 millions de téléspectateurs ont regardé ce nouveau mariage princier, d’une splendeur remarquable tant par la forme (le faste) que par le fond (la continuité de la tradition monarchique). Régis Debray, ancien guérillero, penseur républicain non dénué de talent, avait lui-même exprimé un tel point de vue : « la famille royale britannique n’est pas pour rien dans les succès de longévité du Commonwealth, qui font réfléchir tant de partisans d’une Communauté francophone mondiale, cette famille d’orphelins épars, sans force car sans prestige ni représentation » ( cité par Jean-Philippe Chauvin dans un article qui a fait date, paru en septembre 2007 dans l’Action Française : « Pour la France une nouvelle monarchie »).

Il est bien vrai que s’il n’y a plus de grand mouvement monarchiste en France (comme cela était encore le cas à la veille de la  grande Guerre), il est incontestable qu’il existe toujours une mémoire de l’Ancien Régime qui peut se transformer en spectacle grandiose comme celui du  Puy du Fou, deuxième parc à thème de France si on retient le critère de la fréquentation (mais, précisément, son succès bien mérité ne doit pas cacher le fait qu’il ne s’agit que d’un spectacle et non d’une tradition vivante). C’est que notre histoire ne débute pas avec la révolution française, certains diraient plutôt qu’elle se termine avec elle : c’est le sens du slogan « les rois ont fait la France, elle se défait sans roi ». Notre pays est en effet un vieux pays qui a été monarchiste pendant plus d’un millénaire avant de devenir une république parlementaire aux fortes fondations à partir de 1870, c’est-à-dire il y a presque cent cinquante ans (seulement cent cinquante ans, serait-on tenté d’ajouter). Certes, il ne viendrait pas à l’esprit de l’écrasante majorité de nos concitoyens de contester la forme de notre Etat. Et pourtant, il ne s’agit que de la forme d’un Etat que nous devons prendre soin de distinguer de notre pyramide des lois (lois organiques, bloc de légalité, décrets et arrêtés, etc.), des moyens de production de notre richesse nationale, de nos églises, etc. Or, comme l’a écrit Jean Marie Goulemot, dans un article sur l’Etat publié dans une Nouvelle histoire des idées politiques : « la finalité de l’Etat est donc de durer, de résister à cette usure et à la folie des hommes. »

La propagande officielle, d’une extrême efficacité, a fini par nous convaincre que la république parlementaire était la seule forme d’Etat souhaitable, identifiant notre génie national à une Ve république. Non sans malice, celle-ci est présentée comme un régime semi-présidentiel, à la suite de Maurice Duverger, et on ne cesse depuis d’entrevoir ses failles institutionnelles : le titre d’un ouvrage de Jean-François Revel, L’Absolutisme inefficace ou Contre le présidentialisme à la française, résume assez bien les critiques récurrentes à l’encontre de cette Ve  république (en attendant une sixième ?). De même, nous découvrons à intervalles réguliers, parfois avec une surprise non feinte, qu’il existe différentes formes d’Etat dans les autres pays membres de l’Union européenne : la Grande-Bretagne, comme l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark, la Suède sont des monarchies parlementaires (l’Europe compte douze monarchies). Et il se trouve que dans le classement des pays les plus démocratiques selon l’indice de démocratie établi par le groupe de presse britannique The Economist group un grand nombre de ces pays se trouvent parmi les pays les plus démocratiques de la planète, qualifiés de « démocraties pleines », alors que la France est classée 29ième, après le Botswana… mais avant Israël, c’est-à-dire dans le groupe des « démocraties imparfaites » (la dernière publication du classement des pays selon cet indice date de 2016). Cela ne nous empêche nullement de donner des leçons aux autres pays, en particulier aux pays d’Europe de l’Est, et nul doute, que nous ne manquerons pas d’en donner à nos amis Italiens qui ont eu l’impudence de voter durant une élection libre pour des partis patriotes, que notre presse nationale s’évertue à appeler des partis populistes.

Ainsi, le mariage du duc et de la duchesse de Sussex nous a fait entrevoir le temps d’une retransmission télévisée d’une rigueur irréprochable un monde de la tradition qui donne incontestablement une toute autre épaisseur à des  lieux (la ville royale de Windsor comparée à Versailles, pourtant jadis la plus célèbre des villes royales de la chrétienté) et à des familles représentant non seulement l’Etat mais un pays avec à sa tête un monarque garant de l’esprit singulier de son peuple, au point qu’on ne peut manquer de penser à la thèse célèbre d’Ernst Kantorowicz : les deux corps du roi (le titre exact de l’ouvrage de Kantorowicz est Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age). Patrick Boucheron l’a formulé d’une manière aussi ramassée que saisissante : « parce qu'il est naturellement un homme mortel, le roi souffre, doute, se trompe parfois : il n'est ni infaillible, ni intouchable, et en aucune manière l'ombre de Dieu sur Terre comme le souverain peut l'être en régime théocratique. Mais dans ce corps mortel du roi vient se loger le corps immortel du royaume que le roi transmet à son successeur ». Ce type de mariage (royal, princier) est une des formes de représentation les plus bouleversantes et édifiantes qu’une société puisse se donner d’elle-même. Il met en scène un savoir de la transition qui n’est ni plus ni moins la façon la plus habile de s’adapter aux changements perpétuels qui affectent des aspects particuliers d’une société donnée. Par son déroulement, son souci de l’étiquette, sa gravitas, il est à l’opposé d’une rencontre entre présidents de grandes nations comme celle qui a eu lieu entre le président Trump et le président Macron durant laquelle le président des Etats-Unis s’est permis d’épousseter les pellicules  du président français à la stupeur générale.

Il y a par la force des choses une incontestable supériorité de l’Etat monarchique sur l’Etat républicain du point de vue de l’identité et de l’unité nationales, car le premier repose sur le principe de la permanence des institutions et le pouvoir des symboles, indépendamment des femmes et des hommes qui le servent. C’est une société qui avance tout en mettant en avant son passé. Et ce dernier ne peut pas disparaître puisqu’il est littéralement vivant. Ce type d’Etat englobe et ne rejette rien : il est non seulement aimant mais il est un aimant, attirant à lui toutes les énergies du présent comme du passé. Il n’y a pas de césure ni de honte de soi dans le roman national qu’il rédige, conservant les grandes pages du passé avec une attention débonnaire tout en préparant celles de demain avec une confiance inébranlable que seul le « temps long » peut créer.  C’est la force tout à fait indiscutable  de la filiation (je suis défini par mes ancêtres) et du symbole (rappelons, à toutes fins utiles, que, étymologiquement, l’antonyme de « symbolique » est « diabolique ») dans les sociétés humaines. C’est ce que Jean-Pierre Chauvin avait fort bien exprimé dans son article : « ainsi le fait que le roi soit l’un des maillons d’une chaîne de générations qui se succèdent lui donne une aura  que n’ont pas les élus d’une république qu’ils n’incarnent qu’imparfaitement aux yeux de ceux qui les ont (électoralement) boudés … Un roi en exercice est plus qu’une personne, il est aussi ceux qui l’ont précédé et ceux qu’ils précèdent ».  On ne sera donc pas surpris que le chef de file du « premier parti d’opposition » ( la France insoumise), Jean-Luc Mélenchon, dont certains disent qu’il incarne avec une réelle verve un « poujadisme de gauche », affirme au sujet de ce mariage princier : « on regarde tout ça avec un  peu d'humour, on se dit “les pauvres, ils s'offrent une parade de Disneyland‟. Les vrais républicains regardent goguenards, avec un sourire, un rictus amusé, devant la débilité de ce type de régime. Les Britanniques pourraient parfaitement se passer des rois qui leur coûtent cher et pour rien. » Donner du sens dans un monde en proie à des dérèglements fréquents et de grande ampleur ne peut apparaître que comme un affront pour les soi-disant révolutionnaires de mondes urbains incapables de penser en nuances. Derrière ce type de raisonnement assez grossier qui vise à faire rire les foules distraites, il y a une idée maîtresse : la France monarchique, la France chrétienne doit être oubliée coûte que coûte, ou être assimilée à une sorte de « Disneyland », parc à thème de mauvais goût n’appartenant pas à notre héritage national. Il y a certainement un autre aspect, sur lequel il est important d’insister : c’est celui de l’honneur. Si on s’en tient à la réflexion toujours d’actualité de Montesquieu, on sait que l’honneur est le principe de la monarchie. Or, comme le rappelle à bon droit Philippe Lauvaux dans une entrée de l’excellent Dictionnaire du conservatisme, « cette qualité de l’honneur, si prisée par la pensée conservatrice classique, est aujourd’hui la plus difficile à   définir, tant elle correspond peu aux structures de la mentalité contemporaine, comme aussi bien, semble-t-il, celle de vertu qui conserve les république ».

La fonction symbolique demeure essentielle dans nos communautés, nous le voyons tous les jours. Nos peuples, qui ont une longue histoire et un héritage symbolique d’une rare complexité,  ont développé incontestablement une intelligence symbolique remarquable que l’idéologie des droits de l’homme s’efforce de nier. C’est d’une hypocrisie assez remarquable. Nous savons tous que « le pouvoir d’un symbole réside dans sa capacité à produire du sens et à communiquer ce sens. Loin d’être une entité floue,  le sens réfère à quelque chose d’extérieur à soi, plus exactement un objet, qui devient existant par le truchement d’une relation interpersonnelle » (« La Fonction symbolique et la construction des représentations » de S Jovchelovitch et B Orfali, Hermès, La Revue). Du reste, la république française, par le passé, était loin d’être dépourvue de symboles forts. Mais, il y a une autre fonction du roi, d’un point de vue psychologique, qu’il importe de relever, tout en demeurant conscient de certaines de ses ambiguïtés. Jean Chevalier et Alain Gheerbrant l’ont très bien exprimé dans leur Dictionnaire des symboles : « le roi est aussi conçu comme une projection du moi supérieur, un idéal à réaliser. Il n’a plus dès lors aucune signification historique ou cosmique ; il devient une valeur éthique et psychologique. Son image concentre sur elle les désirs d’autonomie, de gouvernement de soi-même, de connaissance intégrale, de conscience. En ce sens, le roi est, avec le héros, le saint, le père, le sage, l’archétype de la perfection humaine et il mobilise toutes les énergies spirituelles pour se réaliser. »

Enfin, on aurait tort d’oublier deux choses :  premièrement, la monarchie constitutionnelle offre les avantages des deux mondes. C’est ce qu’avait noté au lendemain de la Seconde guerre mondiale, guerre entre des idéologies totalitaires d’une cruauté quasiment infinie (le nazisme et le communisme stalinien), un constitutionnaliste allemand, Karl Loewenstein : « l’essence de la monarchie constitutionnelle est la coexistence et le jeu concurrent de deux organes étatiques, la couronne et la représentation nationale » (cité par Charles Eisenmann dans un article « sur la théorie de la monarchie »). C’est aussi qu’il y a un caractère essentiel du monarque qui peut très bien faire défaut à un président républicain peu compétent (n’en nommons aucun), comme l’affirme Jellinek, cité par  Lauvaux dans son excellent article déjà mentionné  : « le caractère essentiel du monarque, c’est uniquement,   écrit Jellinek “d’exprimer le plus haut pouvoir de l’Etat. Mais c’est ce pouvoir qui met l’Etat en mouvement et l’y maintient‟. Il s’ensuit que “cette activité du monarque […] peut accompagner le pouvoir le plus étendu sur toute la vie de l’Etat aussi bien que le pouvoir le plus restreint.‟ Et Jellinek, pour illustrer sa démonstration, prend l’exemple de l’Angleterre où le monarque se trouve confiné, dès cette époque, dans le rôle essentiellement symbolique qui demeure le sien aujourd’hui. » Deuxièmement, l’institution du mariage révèle une force, une puissance frappant l’esprit des masses avec une déconcertante facilité qui n’étonnera en aucune façon les chrétiens. Qu’un tel mariage ait été suivi par des centaines de millions de personnes à travers le monde doit forcément  exprimer une vérité éternelle, en dépit des moqueries de certains de nos hommes politiques et surtout de l’évolution inquiétante du droit de la famille. Et,  par la même occasion,  nous faire réfléchir à une maxime de Maurras : « visage de Dieu, visage de loup, l’expression alternante du visage de l’homme en présence de l’homme résulte de sa loi, de sa constitution. Naturellement philanthrope, naturellement misanthrope, l’homme a besoin de l’homme, mais il a peur de l’homme ; les circonstances règlent le jeu de ces deux sentiments qui se combattent, et se complètent » (Principes).

C’était en effet une belle journée de Mai que ce mariage du duc et de la duchesse de Sussex, et nous leur souhaitons longue vie.