Le président de la République se trouve à une croisée des chemins : partie à cause de la crise financière et économique ; partie à cause de celle de l'État. Les circonstances ont permis que convergent vers cette année 2009 les échéances européennes et les nécessités françaises ; il joue ici plus que son avenir, celui de la construction européenne et plus profondément encore celui de notre pays.
La nouvelle stature du Président
Quel contraste ! Il y a à peine six mois, Nicolas Sarkozy était rejeté par l'opinion qui regimbait sous le rythme des changements imposés et qui ne supportait ni sa façon d'être, ni sa façon d'agir ; les rapports avec François Fillon étaient devenus exécrables ; l'attelage gouvernemental tirait à hue et à dia ; le fil conducteur de l'action gouvernementale semblait rompu.
Et les augures de prédire un vaste mouvement de contestation populaire tout prêt à se cristalliser : qu'on se souvienne des manifestations sur les retraites ou sur les services publics. Le paroxysme a été atteint lorsque M. Sarkozy s'est affronté aux militaires et a forcé le chef d'état-major de l'armée de terre à démissionner.
Mais la crise financière est passée par là : par chance, son amplification a coïncidé avec la présidence française de l'Union européenne. Elle a permis au chef de l'État de révéler son talent, de se démultiplier sur tous les fronts et de démontrer sa capacité de décision, et de décision rapide et ferme ; en un mot de prouver qu'il n'est pas seulement un hyper-politicien mais qu'il a la stature d'un homme d'État.
Imaginons un instant ce qui aurait pu se passer avec tel ou tel autre de ses concurrents de l'élection présidentielle... Au vu de leur comportement ultérieur, l'envisager suffit à se convaincre que les français ont sans doute posé alors le moins mauvais choix.
Mais pour quoi faire maintenant ?
La démonstration européenne
À la différence de ses prédécesseurs du parti gaulliste, les convictions européennes de Nicolas Sarkozy ne sont ni feintes ni honteuses. En s'associant aux efforts allemands qui ont abouti au traité de Lisbonne, il était sincère et se conformait à ce qu'il avait annoncé pendant sa campagne.
Mais a-t-on mesuré l'immense écart qui s'est creusé entre sa façon d'agir au cours des six derniers mois et le schéma institutionnel de l'Union européenne ? Il voulait une présidence française flamboyante ; il a réussi au-delà de ce qu'il prévoyait, et surtout autrement ! Son pilotage européen des réactions à la crise était tout sauf conforme aux procédures et habitudes communautaires : initiative des États, géométrie variable des réunions, négociations directes entre parties prenantes, décisions au plus haut niveau, dialogue d'égal à égal avec les autres puissances, et mise à l'écart d'une Commission incapable de sortir de ses ornières juridico-procédurales. Méthodes ressemblant fort à celles que préconisent les partisans d'une Europe des États.
Ce faisant, N. Sarkozy a livré une double démonstration :
- les institutions actuelles, dont le traité de Lisbonne entérine la continuité, sont inadaptées à l'action politique et incapables de prendre en charge les grands enjeux, surtout dans l'urgence ;
- la légitimité demeure aux États qui, seuls, ont les moyens politiques, humains, juridiques et matériels de prendre les mesures qui s'imposent, quand il le faut, et de les faire appliquer.
La chance a servi Nicolas Sarkozy. Maintenant qu'arrive la fin de la présidence française et qu'il va falloir rentrer dans le rang, laissera-t-on les aigris et les récalcitrants, Commission en tête, refermer la parenthèse ? Ce serait renoncer à l'occasion qui va se présenter au cours de l'année 2009, occasion non plus conjoncturelle mais politique.
Remettre la construction européenne sur les bons rails
Le traité de Lisbonne n'est pas entré en vigueur : l'Irlande campe sur sa position malgré son isolement et ne semble guère encline à s'en départir. Donc le prochain renouvellement, tant du Parlement que de la Commission, se fera sous l'empire du traité de Nice, et sous la présidence de deux petits États, eux-mêmes eurosceptiques, qui seront sous la dépendance de la Commission bien davantage que nous ne l'étions.
Or le discours traditionnel des partisans de l'Europe est devenu inaudible, quand il ne suscite pas immédiatement de vives oppositions : le retour dans le jeu tenté par la Commission, en contestant les plans de sauvetage des banques, vient encore de le prouver.
Si M. Sarkozy aborde les prochaines élections européennes en reproduisant les thématiques, les postures et les pratiques du passé, il a toutes chances d'essuyer une défaite. En dépit des sondages mitigés qui commencent à sortir, l'expérience nous a appris que les campagnes européennes ont toujours été défavorables aux grands partis de gouvernement, parce qu'ils gouvernent sans doute, mais surtout à cause de leur conformisme européen en décalage croissant avec les sentiments et aspirations de la population en la matière. Sur ce terrain en outre, le Modem réduit sérieusement l'espace politique de l'UMP. Aussi celle-ci court le risque de se retrouver dans la situation qui fut celle de Nicolas Sarkozy lui-même en 1999, lorsque sa liste RPR/DL était arrivée en troisième position derrière les socialistes et l'alliance Pasqua/Villiers. Si ce devait être à nouveau le cas, il en sortirait sérieusement affaibli, pas seulement en Europe mais aussi en France face à la contestation montante.
L'occasion qui se présente à lui est celle de prendre à nouveau le contre-pied des conformismes passés, et de faire la synthèse entre l'expérience de la présidence française et les attentes de la majorité de l'opinion quant à la réorientation de la construction européenne. N'ayant plus à démontrer son attachement à l'Europe et sa bonne volonté pour la faire avancer, il est probablement le seul à détenir la possibilité et l'autorité nécessaires pour ouvrir la voie de sa refondation ; donc pour la sortir de l'enlisement politique et institutionnel par le haut.
En dépit des oppositions qu'il rencontrerait, plus en Allemagne et dans les petits pays qu'en Grande Bretagne ou en Italie, et surtout de la part des eurocrates dont il vient pourtant de démontrer l'impuissance, ne se donnerait-il pas ainsi le moyen d'une grande ambition dont on sait à présent qu'elle passe par une sérieuse remise en cause du fonctionnement européen ?
Le triomphe des féodalités
Tout ou presque a déjà été dit sur la gauche en miettes. Dont acte.
Mais elle est encore capable de remporter les élections, et ne s'en prive pas. Elle détient désormais l'essentiel du pouvoir local, en particulier là où ce pouvoir peut être efficace, c'est-à-dire là où il y a de l'argent et des moyens, dans les deux-tiers des villes de plus de 100 000 habitants, 60% des départements et 90% des régions.
On se demande même si la gauche n'a pas, de facto, renoncé à exercer le pouvoir au niveau de l'État et fait le choix des collectivités locales d'où elle est maintenant inexpugnable pour de longues années. Le pouvoir local, en effet, est à la fois bien plus flatteur et bien moins fragile que le pouvoir central : un maire, un président de conseil général ou régional est véritablement maître chez lui ; il dispose de moyens à son seul service ; il peut se créer une foule d'obligés ; il est assuré de sa réélection s'il ne commet pas de grosse erreur. Et ce, quasiment sans contre-pouvoir : malgré une représentation qui leur laisse une petite place dans les conseils, sauf exception, les élus minoritaires n'ont pas les moyens de faire autre chose que de la figuration.
De là, la gauche est désormais en mesure de bloquer l'État ; et elle le fait sans vergogne comme l'affaire du SMA (service minimum d'accueil) vient de le montrer. En outre, pourquoi s'acharnerait-elle à gouverner alors que la majorité de la fonction publique lui fait politiquement allégeance et qu'elle a réussi à inoculer cette idée que les fonctionnaires auraient le droit de contrer les politiques gouvernementales qu'ils désapprouvent ?
Le plus grand danger qui guette notre pays, et incidemment l'aboutissement des réformes que Nicolas Sarkozy a engagées, provient de la conjonction de ce phénomène avec un État impotent, entravé, contesté de tous côtés, et dont le budget est tellement contraint qu'il n'a plus de marge de manœuvre.
Restaurer l'État
Nous sommes à la croisée des chemins : il faut choisir entre le triomphe des féodalités qui menacent la France dans son essence même, et la restauration de l'État autour duquel elle s'est construite en dépit des pires épreuves.
La France n'est pas et ne sera jamais une fédération ; elle s'est faite contre les féodalités, autour d'un État qui fut le garant de nos valeurs fondatrices en même temps qu'il était lui-même cimenté par une communauté de culture et d'histoire.
La présidence de Nicolas Sarkozy sera perdue s'il ne pare pas très rapidement ce danger. En dix-huit mois de mandat il s'en est donné les moyens politiques. Il lui reste à les utiliser, c'est-à-dire en priorité :
- remettre à plat la décentralisation, non pour revenir au jacobinisme, mais pour clarifier les compétences et les financements de sorte que les moyens et responsabilités de chaque niveau de pouvoir soient clairement identifiés, et que chacun puisse être sanctionné pour la politique qu'il a conduite ;
- concentrer les responsabilités de l'État sur ses fonctions régaliennes et les grands enjeux nationaux, et les exercer sans se laisser entraver par les pouvoirs locaux ;
- le faire vite pour que la transition, forcément pénible et chahutée, soit la plus courte possible.
Une preuve qu'il pourrait donner de sa détermination consisterait en une réforme symbolique et indispensable : la cessation de tout cumul des mandats. De cette exception purement française, on connaît les vraies raisons : assurer sa base et faire carrière, disposer de relais personnels, empêcher l'émergence de concurrents locaux. On en connaît aussi les méfaits : conflits permanents d'intérêts, mélange des genres, confusion des responsabilités, inamovibilité malgré tous les échecs, et enlisement des réformes structurelles dans les demi-mesures. En s'y opposant et en s'accrochant au cumul par souci de leurs intérêts immédiats, les élus de droite travaillent en réalité pour leurs adversaires et contre le pays...
Nicolas Sarkozy détient un atout maître : le temps. Ce constat est moins paradoxal qu'il n'y paraît. L'inexistence politique de ses concurrents au plan national conjuguée avec le rythme électoral lui confère une sérieuse assurance d'être réélu en 2012. Mais il ne lui est pas permis d'attendre : d'une part parce qu'il y a urgence à prendre ces virages dont les effets ne se produiront que lentement ; d'autre part parce que la majorité actuelle n'est pas certaine de garder le Sénat lors du renouvellement de 2011, précisément à cause de l'affaiblissement local de la droite.
Malgré les résistances très fortes qu'il rencontrerait, qui seraient celles des corporatismes et des conservatismes, il y a fort à parier qu'il rejoindrait les attentes profondes des français. Et il y trouverait un rôle à sa mesure.
Sinon, il s'enlisera dans les problèmes sociaux et économiques, alors que la crise va en rendre le traitement difficile ; crise qui, s'ajoutant aux multiples mécontentements catégoriels et profitant de l'impotence de l'État, pourrait déboucher rapidement sur de graves désordres dans la rue, dont la tentation n'est jamais très loin chez les idéologues et les adeptes de la politique du pire qui sévissent encore chez nous. Et il sera sanctionné en dépit de tout.
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