source[FigaroVox]A l'occasion de la sortie du dernier numéro de Causeur intitulé «Gauche : mourir dans la dignité ?», Elisabeth Lévy a accordé un long entretien à FigaroVox. Elle évoque pêle-mêle : «les fractures françaises», «le déni du réel» ou encore «le sectarisme des rebellocrates»
Le dernier numéro de Causeur s'intitule «Gauche: mourir dans la dignité?» La disparition de la gauche a été pronostiquée plusieurs fois et celle-ci est pourtant toujours là. N'allez-vous pas un peu vite en besogne?
Elisabeth Lévy: Un titre, c'est à la fois un raccourci, une exagération et une coquinerie. Celui-ci répondait au Monde diplomatique qui proclamait le mois dernier sous la plume de Frédéric Lordon «La gauche ne peut pas mourir» (à mon humble avis, tout ce qui est historique peut mourir, mais passons). Certes, il existe toujours un camp politique qui s'appelle «la gauche», quoi qu'il ne soit pas très en forme. Mais il est intellectuellement et idéologiquement moribond: quel référent peut bien désigner un signifiant revendiqué par Najat Vallaud-Belkacem et Jean-Pierre Chevènement, Bernard-Henri Lévy et Emmanuel Todd, Jean-Luc Mélenchon et Michel Sapin ? Le mot «gauche» est devenu une sorte de mantra, un totem qu'on s'arrache en jouant à «plus à gauche que moi tu meurs», d'où la traque permanente des imposteurs et hérétiques qui trahissent la «vraie gauche». Mais le mot «chien» ne mord pas et le mot «gauche» ne crée pas de justice.
Cependant, des millions de gens se disent encore de gauche: il doit bien y avoir un noyau rationnel?
Il reste surtout un habitus existentiel, un sentiment d'appartenance, de plus en plus fragile d'ailleurs: raison pour laquelle on ne peut plus deviner au premier coup d'œil si quelqu'un vote à gauche ou à droite. Quant au noyau rationnel, il est maigrelet - et problématique. Ayant (heureusement) renoncé à la révolution, la gauche continue à croire au sens de l'Histoire. Mais ce progressisme messianique ne vise plus que l'extension illimitée des droits des individus: chacun fait ce qui lui plait dans un monde sans frontières. Tout ce qui contribue à abattre les structures anthropologiques, tout ce qui conspire à détruire l'héritage, est célébré comme une avancée et ceux qui s'y opposent dénoncés avec force épithètes dont je vous fais grâce. Le pire, c'est que la gauche feint d'organiser un mystère qui la dépasse: elle croit être le parti du mouvement, alors qu'elle se contente de le suivre, ce mouvement.
Ce qui donne le sentiment de vivre dans un asile de fous, c'est qu'aujourd'hui, le rebelle est au pouvoir. Plus il est minoritaire, plus il se sent légitime pour décider ce qu'il convient de penser, plus il est hargneux avec ceux qui ne pensent pas comme lui.
Ne parlez-vous pas plutôt de la gauche morale que Philippe Muray qualifiait de «rebellocrate»? Justement, vous étiez vendredi à Blois pour débattre avec Marcel Gauchet et Aymeric Caron sur le thème des rebelles.
Malheureusement, Aymeric Caron s'était trompé d'heure (et c'est vrai): c'est la première fois qu'il me manque. Bien sûr, ce que vous appelez la «gauche morale» n'est pas toute la gauche. J'ai évoqué la gauche de gouvernement, qui mène peu ou prou, comme la droite du même nom, «la seule politique possible». Par ailleurs, il y a des individus, des groupes ou des cercles qui, à défaut de proposer des alternatives convaincantes (mais je peux me tromper), ont le mérite d'observer la réalité telle qu'elle est. Et nous leur donnons largement la parole dans ce numéro. Si je m'intéresse à ce que vous appelez la «gauche morale», c'est parce que son pouvoir culturel, et plus encore médiatique, est sans commune mesure avec son poids réel. Le peuple de gauche ou ce qu'il en reste n'aime pas plus que celui de droite les fanfreluches sociétales qui enchantent le bobo de gauche et de droite - qui est conforté par les protestations des ploucs. La gauche morale a accouché de la gauche rebelle, mot remis au goût du par ces Rendez-vous de l'Histoire de Blois. La rébellion, c'est précisément ce qui reste de la révolution à l'âge de l'individu et de Canal +. Ce qui donne le sentiment de vivre dans un asile de fous, c'est qu'aujourd'hui, le rebelle est au pouvoir. Plus il est minoritaire, plus il se sent légitime pour décider ce qu'il convient de penser, plus il est hargneux avec ceux qui ne pensent pas comme lui. Ce rebelle dominant, oxymore qui rappelle les «anarchistes couronnés» d'Antonin Artaud ou les délicieux «mutins de Panurge» de Philippe Muray (upgradés ensuite en «matons de Panurge)- résume le mensonge dans lequel la gauche est engluée: elle cumule les gratifications de la subversion et le confort de l'institution. Ainsi parvient-elle, en dépit de son discrédit croissant, à rester l'arbitre des élégances morales, décider de quels sujets on peut parler et qui peut en parler. Hégémonique et minoritaire, cela finit par poser un problème démocratique, non?
Tout de même, la gauche est historiquement le parti du Tiers-Etat, c'est-à-dire aujourd'hui celui des plus faibles…
Le logiciel de la gauche au pouvoir, c'est toujours plus d'Europe et toujours plus d'ouverture.
Ah oui, il paraît que la preuve que le président n'est pas de gauche, c'est qu'il n'aime pas les pauvres - les sans-dents. Deux siècles de révolutions, de luttes sociales, de controverses doctrinales, pour en arriver à expliquer que la gauche aime les pauvres - c'est sans doute la raison pour laquelle les pauvres ne sont pas de gauche (eux non plus n'aiment pas les pauvres). Ce sont les pauvres qui, comme chacun sait, résident en masse dans les centres de Paris, Lyon ou Bordeaux qui fournissent à la gauche de gouvernement ses dernières citadelles électorales. Alors peut-être ferait-elle bien d'aimer un peu moins les pauvres et de les écouter un peu plus. En réalité, la gauche d'aujourd'hui n'aime pas les pauvres, elle aime l'Autre, et elle l'aime d'autant mieux qu'elle le croise peu. Résultat: abandon de la nation, abandon du peuple. Ce n'est pas avec ce programme qu'elle va reconquérir les classes populaires.
N'est-ce pas un peu caricatural?
Je vous concède que ce diagnostic est au moins partiel. Il y a bien entendu des penseurs - et même des responsables politiques - qui refusent de communier dans le mépris d'un peuple qui ne veut pas disparaître dans le métissage planétaire - ce qui n'a rien à voir avec le racisme dont on l'accuse en bloc. Ceux-là tentent héroïquement de refonder la gauche en posant la question des frontières, mot très mal porté dans leur camp. Je pense à la nébuleuse qu'on appelle «Gauche républicaine» et, dans le champ intellectuel, à Christophe Guilluy, Jacques Julliard et à Jean-Claude Michéa, même si ce dernier se réclame du socialisme et non de la gauche, mais aussi à Lordon qui a au moins le mérite de la cohérence: «Être de gauche, dit-il, c'est refuser la souveraineté du capital» et cette lutte, poursuit-il, doit être menée au niveau national. Les moyens qu'il a en tête pour y parvenir me semblent assez effrayants, car ils consistent d'abord à désigner les «ennemis du peuple» - et je suis attachée à la liberté économique autant qu'à celle des mœurs et de la pensée. Reste que la liberté sans limites, c'est la jungle, et que des millions de citoyens qui sentent que les manettes ont échappé à leurs élus réclament une nouvelle régulation - qui pourrait s'exercer au niveau européen. Mais le logiciel de la gauche au pouvoir, c'est toujours plus d'Europe et toujours plus d'ouverture. Emmanuel Macron a raison de vouloir alléger les contraintes bureaucratiques et administratives qui pèsent sur l'activité économique. Tant qu'on ne remettra pas en cause le paradigme du sans-frontiérisme, cela améliorera peut-être le sort des ouvriers chinois ou polonais. Les ploucs aimeraient bien que le gouvernement de leur pays s'occupe d'abord de leurs problèmes. Rien que des égoïstes aux idées rances, on vous dit.
Quelles que soient ses tares et ses turpitudes, la droite est spontanément plus pluraliste, moins sectaire, moins fanatique que la gauche. L'inquisition d'aujourd'hui est de gauche.
Peut-être, mais cette politique n'est pas l'apanage de la gauche - on lui reproche assez d'être de droite. Dès lors qu'on ne sait pas vraiment ce que signifie être «de gauche», pourquoi dites-vous souvent que la seule chose dont vous soyez sûre, c'est que vous ne l'êtes pas?
Une partie de la réponse est dans votre question: je ne me détermine certainement pas sur les programmes économiques que séparent surtout des différences rhétoriques - même si la rhétorique de gauche («mon ennemi c'est la finance», «qu'ils s'en aillent tous») m'exaspère particulièrement. Mais je ne me sens pas particulièrement «de droite». Tout d'abord, on ne peut pas dire que la santé doctrinale, intellectuelle et politique de la droite soit plus brillante que celle de la gauche. Et elle est, comme elle, un foutoir idéologique. Cependant, il y a une différence fondamentale. Dans le fond, être de gauche, c'est avoir raison. Pour des raisons essentiellement historiques, la droite ne prétend pas incarner le Bien, au contraire, elle a en quelque sorte intégré son infériorité morale. Aussi, quelles que soient ses tares et ses turpitudes, la droite est-elle- spontanément plus pluraliste, moins sectaire, moins fanatique que la gauche. L'inquisition d'aujourd'hui est de gauche.
Une fois de plus vous exagérez!
Le monde est plein d'idées de gauche devenues folles. Le camp de la liberté prononce des interdits, les adeptes de la transparence luttent contre l'Etat policier et les champions de l'égalité suppriment les bourses au mérite.
Ah bon? Voulez-vous la liste des gens qui ont perdu un boulot ou des contrats parce qu'ils s'étaient déclarés contre le mariage gay ou qu'ils avaient signé le «Manifeste des 343 salauds» contre la pénalisation de la prostitution de Causeur? On peut évidemment professer sur ces deux sujets des opinions contraires. L'ennui, c'est que certains points de vue (parfaitement légaux) sont frappées d'interdit. On ne les discute pas, on les criminalise. Du coup, beaucoup de gens finissent par cacher ce qu'ils pensent: un «dérapage machiste», c'est-à-dire un compliment un peu lourdingue, peut vous flinguer une carrière. Comment pouvons-nous tolérer une telle régression? On rétablit le délit d'opinion et permettez-moi à ce sujet de vous faire part d'une petite déception amicale. Le Figaro a le droit de préférer Ludovine de la Rochère à Frigide Barjot et peut-être n'est-ce même pas le cas. Mais comment pouvez-vous accepter sans protester que celle-ci et sa famille soient expulsés de l'appartement qu'ils occupaient en toute conformité avec le bail qu'ils avaient signé, simplement parce qu'elle a été la principale initiatrice de l'opposition à la loi Taubira? La RIVP c'est-à-dire la ville de Paris, propriétaire de l'appartement en question, a découvert de graves irrégularités après plus de vingt ans, et trois jours après la plus massive des Manifs pour tous, c'est une plaisanterie? La gauche a hurlé au fascisme quand une famille de Kosovars a été expulsée après avoir bénéficié de toutes les possibilités de la loi et vous, vous tolérez ce déni de justice! Pour la presse de gauche, ce n'est pas une famille qui se retrouve à la rue, c'est une famille de droite. Et pour vous, elle n'est pas assez à droite? Quoi qu'il en soit, voilà pourquoi je suis «pas de gauche»: la gauche fait peser une menace réelle sur la liberté de penser. La droite ne la défend pas assez à mon goût. C'est tout de même moins grave.
Je n'ai aucune nostalgie pour la famille patriarcale ni pour l'âge d'avant la contraception et l'IVG tout en respectant ceux qui y sont opposés.
Mais enfin, vous ne pouvez pas nier que vos idées progressent dans la société?
Encore faudrait-il préciser lesquelles car j'ai du mal à me reconnaître dans les quelques mots par lesquels la gauche médiatique désigne une hydre néo-réactionnaire à cinq ou dix têtes (Dans Libération ce week-end, la short-list était réduite à Soral, Zemmour et votre servante, vous conviendrez que cet attelage est pour le moins baroque). Cela dit, vous avez raison: dans les représentations collectives, la suprématie morale de la gauche est en train de décliner, son pouvoir culturel finira par suivre. Je ne suis pas sûre que ce qui viendra après me plaira beaucoup plus, mais on n'en est pas là. Pour l'instant, le monde est plein d'idées de gauche devenues folles. Le camp de la liberté prononce des interdits, les adeptes de la transparence luttent contre l'Etat policier et les champions de l'égalité suppriment les bourses au mérite. Ce sont ces idées qu'il faut combattre. Encore faudrait-il que le combat se déroule à la loyale…
Est-ce finalement la victoire culturelle de Causeur et plus largement de tous ceux que cette gauche, convaincue d'appartenir au «camp du bien», relègue un peu facilement dans «le camp du mal»?
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