À la suite du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), rendu public en février 2010, l'Alliance pour les droits de la Vie a voulu connaître l'avis des Françaises sur le sujet sensible de l'avortement, qui la mobilise sur le terrain de l'aide aux femmes enceintes ou ayant déjà vécu l'IVG. Elle a commandité un sondage détaillé à l'IFOP, réalisé du 19 au 23 février 2010 auprès d'un échantillon représentatif de 1006 femmes âgées de 18 ans et plus. Pour Liberté politique, le délégué général de l'ADV commente ce sondage, et nous explique pourquoi il faut regarder la réalité en face .

Liberté politique . – Votre enquête révèle que 85 % des Françaises considèrent l'IVG comme un droit. Comment expliquez-vous que pour elles, ce qui devenu un droit n'est toujours pas considérée comme un bien ?

Tugdual Derville. – Sur la question du droit , nous sommes devant une montagne : la loi de 1975, qui était déjà un piège pour les consciences, s'est progressivement imposée comme le socle fondateur de notre démocratie, du moins en ce qui concerne le droit des femmes . Et elle s'est aggravée. Cette loi est comme le dogme sacralisé d'un succédané de religion. Son auteur principal, Simone Veil, apparaît comme l'archétype de la sainte laïque, qu'on célèbre médiatiquement comme personnalité incontestable selon des rites anniversaires.
Dans l'inconscient collectif, la censure a donc fini par envahir les consciences, et fermer le débat. L'indéfendable a besoin de mythes fondateurs : on peut citer en vrac l'affaire de Bobigny savamment manipulée, mais aussi le chiffre erroné de 300 000 avortements clandestins qui permet toujours aux médias français de croire et faire croire que la légalisation de l'avortement en a fait baisser le nombre, alors que c'est évidemment l'inverse.
La déchristianisation accélérée de notre pays où, y compris chez nombre de chrétiens, la parole de l'Église sur ces sujets est marginalisée, explique aussi qu'on en soit arrivé là. Il faut donc une conscience éclairée et libre pour oser contester, comme le font 7% des françaises, l'idée d'un droit à l'avortement .
Mais il y a tout de même la réalité que vivent près de 40% des Françaises et sur laquelle elles échangent des confidences : l'expérience intrinsèque de l'avortement. Les femmes la ressentent (plus naturellement que les hommes) comme entrant en contradiction avec leur conscience profonde du bien. L'affirmation de Simone de Beauvoir selon laquelle l'avortement serait comme l'arrachage d'une dent ne tient pas la route. Celles qui l'ont enduré sont nombreuses à en souffrir. Cette vérité douloureuse que beaucoup voudraient étouffer finit par jaillir de là où les femmes sont le plus vulnérable, en ce qu'elles ont de plus intime et de plus secret. Dire que l'avortement n'a rien d'anodin, c'est donc une litote révélatrice.
Deux mouvements simultanés se sont donc opérés : plus l'avortement était vu comme un droit irrépressible, et plus les femmes ont commencé à ressentir puis exprimer qu'elles n'y trouvaient ni le bonheur, ni la paix intérieure. Ces évolutions contradictoires sont le signe d'une confusion des esprits : toute évaluation morale de l'avortement reste interdite parce qu'on croit — à tort — que la loi démocratiquement votée définit la morale. On ne voit donc plus l'avortement comme une atteinte aux droits de l'homme. Mais dans le même temps, 83% des Françaises affirment qu'il laisse des traces psychologiques difficiles à vivre . Nous ne sommes plus là dans une récitation désincarnée du catéchisme républicain : c'est le cœur qui dit vrai.
Le déni du caractère immoral de l'IVG cause beaucoup de souffrances inutiles, en empêchant que la douleur des femmes – et des hommes – sur ce point soit personnellement exprimée, écoutée et consolée. La conscience païenne condamne la personne à s'identifier à son acte. Toute contestation de l'acte lui fait violence car elle n'a pas découvert la miséricorde.

Une fois cela posé, quel est l'enseignement majeur du sondage ?

Ce que nous montrons, c'est qu'il y a une place pour une autre prévention de l'avortement que celle dans laquelle échouent les pouvoirs publics depuis le début, et de plus en plus. Je veux parler des campagnes incessantes pour la contraception, dans un pays où elle est plus répandue que partout ailleurs.
Sous l'influence d'une équation fausse qui interdirait à un enfant non programmé d'être heureux et de rendre ses proches heureux, les pouvoirs publics ignorent qu'une femme n'ayant pas souhaité sa grossesse puisse encore éviter l'avortement. Notre expérience d'écoute montre pourtant l'inverse. Il est d'ailleurs illusoire et dangereux de classer radicalement les grossesses en désirées et non désirées . C'est une lubie technocratique de quelques experts de l'Inserm. En réalité, dans toute grossesse alternent des parts de joie et de peurs, selon une alchimie très complexe et jamais définitive. La notion d'enfant-projet fait par ailleurs peser sur les femmes une injonction de maîtrise que dément largement la réalité de la vie. Comme s'il fallait programmer un enfant pour le réussir, deux verbes qui instrumentalisent injustement l'être en devenir.
Il est donc encourageant de mesurer que les Françaises appellent majoritairement de leur vœux des mesures permettant aux femmes enceintes d'éviter l'IVG : soutien contre les pressions, aide matérielle, etc. Et jusqu'à la possibilité de s'orienter vers l'adoption, lorsque de lourdes difficultés (nous pensons plus à des contraintes psychoaffectives qu'à des contraintes économiques) rendent inenvisageable qu'une femme élève son enfant.
Sur un point complémentaire que nous avons creusé en raison de la forte croissance de l'avortement chez les mineures, l'opinion des Françaises tranche également avec l'attitude des pouvoirs publics : les sondées sont majoritaires à considérer que des relations sexuelles trop précoces expliquent largement l'avortement chez les mineures. Les femmes savent ce qu'un rapport de la DREES a récemment pointé : la toute première relation sexuelle (et d'ailleurs les suivantes) est souvent pour elles une source de désillusion du fait d'un malentendu : elles s'y étaient engagées corps et cœur alors que le garçon en faisait une étape initiatique dans son parcours de vie. D'où notre proposition d'alerter les jeunes sur le caractère global et engageant de la relation sexuelle, aboutissement d'un processus psycho-affectif qui exige un minimum de maturité.

Pour quelle raison avez-vous décidé de publier cette question accréditant l'acceptation de l'IVG comme un droit par la grande majorité des Françaises ?

Je précise que c'est notre troisième sondage sur l'avortement, et que nous avons déjà publié ce type de réponse dont le résultat montre l'ampleur du travail à accomplir. C'est réfléchi : depuis la fondation de l'Alliance pour les droits de la Vie, nous avons été très attentifs à accueillir pour ce qu'elles sont les réalités qui nous dérangent, car nous nous ne voulons pas agir dans l'illusion voire l'idéologie. Les réactions de la presse nous confirment que la publication de la question sur un droit à l'IVG permet de l'ouvrir aux autres questions qui dessinent, elles, des perspectives complètement nouvelles : il y a trop d'avortement et il y a beaucoup à faire pour les éviter.
Notre expérience de la rencontre avec les personnalités politiques, mais aussi le simple bon sens, nous enseignent qu'il faut mesurer si nous sommes en position de provoquer un rapport de force ou de viser une négociation. En matière d'avortement, c'est la seconde perspective. Nous pouvons leur dire, en substance : Nous avons une position diamétralement opposée sur le principe même de l'avortement ; le désaccord radical est acté, mais cela nous empêche-t-il de nous entendre sur les points qui nous réunissent et sur lesquels nous pourrions travailler ensemble ?
Se positionnant pour un droit de principe à l'avortement, un élu peut parfaitement adhérer à nos propositions qui éviteraient à de nombreuses femmes de le subir. Son esprit de justice, son sens du bien commun, et aussi son intérêt électoral bien compris peuvent s'y retrouver. Et c'est ainsi que, progressivement, l'attachement au respect de la vie pourrait reprendre le dessus dans notre culture. Notre sondage le montre : 83% des Ffrançaises estiment qu'il faudrait intégrer au livret officiel d'information remis aux femmes enceintes consultant en vue d'une IVG le détail des aides aux femmes enceintes et aux jeunes mères .
Sous la pression du Mouvement français pour le Planning familial qui voit dans toute promotion d'une alternative à l'IVG une atteinte aux droits des femmes, ce type d'information a été progressivement supprimé, de même que tout ce qui pouvait donner sa chance à l'accueil de la vie. Et vous savez que la ligne actuelle du Planning, est d'affirmer qu'il n'y a pas trop d'avortements en France, qu'il ne faut pas en faire un drame . Notre sondage montre que les Françaises ne se retrouvent pas dans ce genre de féminisme , ni d'ailleurs dans les filières d'avortements hors délai légal ouvertement revendiquées pas le Planning.

Aux USA, l'information joue un rôle majeur dans la lutte contre l'IVG, et le basculement de l'opinion : progrès de la science, effets du traumatisme post-IVG, progression des mentalités, etc. La situation française est-elle comparable ?

Elle l'est sur un certain plan : comme aux États-Unis, nous avons besoin des femmes pour aborder le sujet de l'avortement, et nous ne pouvons nous en tenir aux principes. Comme aux États-Unis, il faut une diversité d'approches, des faits précis, des témoignages, et notamment celui de femmes ayant l'expérience de l'avortement. Et une forte mobilisation associative...
Après plusieurs voyages d'étude aux USA, nous avons compris qu'il fallait énormément travailler sur le terrain, se former, développer des actions sociales authentiques, rencontrer les élus sans aucune exclusive. Nous sommes persuadés que c'est dans le face à face et l'engagement concret que le tournant culturel peut se réaliser. De ce point de vue, notre action ressemble à celle de plusieurs mouvements américains. Avec un petit bémol : leur pragmatisme leur permet de tout oser sans être trop regardants sur les moyens. Notre culture nécessite un peu plus de finesse de communication... Et peut-être d'ailleurs une éthique plus ajustée.
Les situations sont par ailleurs très différentes sur plusieurs points. D'abord, j'oserais dire qu'outre-Atlantique, la violence est plus grande encore qu'en France. Ce n'est pas l'eldorado du respect de la vie : peine de mort, armes à feu... et avortement. Ce dernier est nettement plus répandu qu'en France et il est largement autorisé jusqu'au dernier jour de grossesse, ce qui donne des arguments spécifiques aux organisations défendant la vie. Leur contestation de l'avortement par naissance partielle est au cœur du débat depuis plusieurs années.
Ce débat proprement dit est ensuite différent, puisqu'on peut pratiquement affirmer que l'avortement est le premier sujet politique américain. Il est donc ouvert. Il divise les grands partis, séparant l'opinion publique en deux camps pratiquement équivalents. Obama est aujourd'hui contesté sur ce point par des parlementaires démocrates. On sait même que, désormais, les Américains les plus jeunes sont plutôt hostiles à l'idée d'un droit à l'avortement. Ici, nous en sommes très loin... Le rapport de forces hexagonal n'a pas grand chose à voir avec celui des États-Unis.
Une autre donnée majeure du débat est la place de Dieu dans tout ça : omniprésent aux États-Unis dont le président prête serment sur la Bible ; soigneusement exclu en France où l'étiquette chrétienne, sur ce sujet, est utilisée comme moyen de discrédit. Là aussi, il nous faut réfléchir avant d'utiliser l'approche efficace dans un autre pays.
Un dernier point : dans la société américaine, le lobbying a droit de cité. L'intervention étatique étant minimale, les citoyens ont l'habitude de payer pour leurs idées, voire leur intérêt. Ils donnent énormément aux associations et ces dernières sont largement admises, toutes sensibilités confondues, dans les cercles politiques. La France subventionne largement, avec l'argent du contribuable, les associations transgressives qui ont conquis en quelques décennies les univers des médias, de la culture, de l'éducation, etc. Nous commençons tout juste à être admis comme interlocuteur crédible. Nous sommes même désormais attendus et entendus par certains parlementaires pour contrebalancer la nébuleuse libertaire. Mais nos moyens n'ont rien à voir avec ceux d'organisations américaines portées par un courant de pensée politique décomplexé.

Comment lutter contre l'avortement en unissant à la fois la légitime indignation au nom des principes qui condamnent l'avortement comme un crime, au risque de juger des femmes ravagées par un drame dont elles sont victimes, et l'assistance charitable des mères en difficultés, au risque de laisser se banaliser la pratique de l'IVG comme un droit ?

Pour tous, l'équilibre ne peut-être trouvé que sur la ligne de crête où se rencontrent vérité et charité. Et pour chacun, il faut sentir à quelles paroles et à quels silences nous sommes appelés. Pour sa part, l'Alliance a choisi de viser la proximité, tant avec les personnes concernées intimement qu'avec les décideurs. Car, dans le face-à-face, il est plus naturel de trouver les attitudes justes, ni laxistes, ni blessantes. Des mots qui seraient inacceptables dans certains contextes, passent très bien quand ils sont prononcés avec empathie, et sans virulence.
Mettre dos à dos l'aide aux femmes et l'adhésion au respect de la vie ne nous parait pas juste. C'est risquer d'accréditer un contresens qu'il nous faut sans cesse savoir déjouer : l'assimilation d'une personne à ses actes.
Reconnaître la gravité d'un acte, ce n'est absolument pas condamner la personne qui a pu le commettre. Bien au contraire, c'est le seul moyen de l'aider à accéder à une véritable consolation. La société libertaire qui tente de déculpabiliser avec des slogans simplistes ne se rend pas compte qu'en réalité elle enferme dans la culpabilité. Par ailleurs, ne pas juger les personnes , ce ne doit pas non plus rester un slogan : c'est une présence, dans une attitude de bienveillance absolue, dont toute personne a besoin. Cette présence est la seule capable d'autoriser un cœur à s'ouvrir à la vérité. À chacune de nos conférences, nous savons que des personnes sont concernées ; beaucoup viennent nous confier les atteintes à la vie qui les touchent et dont elles ont besoin de parler.

En période électorale, les hommes de conviction s'interrogent toujours sur leur responsabilité politique, avec le lancinant dilemme : faut-il témoigner pour des valeurs ou se donner les moyens de faire progresser le bien ?

Normalement, ce sont deux attitudes inséparables. Ceux qui, dans l'idée que cela ferait avancer le bien, renoncent à exprimer leurs convictions en matière de droits universels de l'homme, finissent par perdre ces convictions. Ceux qui se contenteraient de les dire sans s'intéresser à la façon concrète de les faire avancer progressivement s'enfermeraient dans un ghetto finalement confortable, et ne les serviraient pas. Tout notre travail est d'éviter ces deux écueils.
Pourquoi ce qui parait évident pour des sujets comme la lutte contre le racisme ou l'exclusion nous semble moins facile dès qu'il s'agit d'avortement ? Pas plus qu'un acte ou une attitude raciste, nous ne devrions cautionner une atteinte à la vie. Mais il faut aussi travailler à améliorer la législation et les aides aux femmes enceintes pour préserver le plus de vies possibles. L'exemple type de cette attitude équilibrée est proposée dans l'Évangile de la Vie, à l'article 73 qui enjoint les parlementaires dont la position contre l'avortement est connue de tous à voter des lois intermédiaires pour limiter l'injustice quand il n'est pas possible de la supprimer totalement.

 

*Tugdual Derville est délégué général de l'Alliance pour les droits de la vie
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain

 

 

Pour en savoir plus :

Les résultats du sondage IFOP-Alliance pour les droits de la vieL'analyse du sondage, par Tugdual Derville, sur le site de l'Alliance pour les droits de la vie

 

 

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