Plutôt que de nier les différences de convictions qui s'expriment dans nos démocraties sur les questions de société, signature de l'échec de l'éthique de la discussion, certains proposent d'institutionnaliser les désaccords éthiques. Présentation d'une démarche aussi séduisante que fragile — et dangereuse — pour affronter le relativisme contemporain.

Si la proposition de loi de Jean Leonetti relative à l'organisation du débat public sur les problèmes éthiques était adoptée, ce serait désormais au Comité consultatif national d'éthique (CCNE) de superviser les conférences de citoyens dont nous avons ici même récusé les modalités de fonctionnement [1]. Cet organisme est-il le mieux à même pour jouer ce rôle ?
Le CCNE lui-même tente bien souvent de parvenir à un compromis qui ne satisfait personne dans une négociation perpétuelle entre les divers points de vue antagonistes en présence. Cette façon de mener le débat aboutit au paradoxe qui consiste à proposer la transgression d'un principe que l'on se plaît dans le même temps à rappeler comme intransgressible.
En cherchant coûte que coûte à neutraliser les divergences éthiques de ses membres, le CCNE exclut de facto ceux qui développent un autre type d'argumentation et avancent d'autres solutions. Démarche qui heurte de plein fouet la conception habermassienne de l'éthique de la discussion dont nous avons déjà évoqué les grandes lignes. Le philosophe allemand (photo) met un point d'honneur à rappeler que pour considérer qu'une décision soit valide, elle doit satisfaire à la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires prévisibles [...] sont acceptables pour toutes les personnes concernées (principe U). On l'a vu lors de la controverse suscitée par l'avis n. 107 proposant que la trisomie 21 fasse désormais l'objet d'un dépistage systématique au cours d'un diagnostic préimplantatoire, plusieurs membres furent contraints de faire savoir publiquement leur opposition à cette recommandation [2].
L'impasse de l'éthique de la discussion ?
À la question de savoir comment débloquer une situation où il est impossible de parvenir à un compromis, La Croix avait rapporté cette réponse du vice président du CCNE : Dans la mesure où plusieurs membres du CCNE ont marqué leur désaccord, Pierre Le Coz suggère une réforme du mode de production des avis. Alors que le consensus est jusqu'ici recherché, avec de plus en plus de difficultés car les antagonismes sont de plus en plus marqués et les points de vue souvent inconciliables, il préconise un recours au vote... [3] On voudrait vider l'éthique de la discussion de toute signification qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Dès lors, comment s'en sortir ? Ne faudrait-il pas au contraire favoriser une reconnaissance des désaccords éthiques plutôt que de tenter de les effacer ?
Au lieu de chercher à tout prix à rabattre les décisions éthiques sur le plus petit dénominateur commun, certains proposent d'admettre que sont en train d'émerger de nos sociétés libérales des dilemmes éthiques pour lesquels aucune solution de compromis ne peut être trouvée. Il s'agit donc de prendre conscience de l'existence de désaccords éthiques irréductibles s'avérant parfaitement insolubles. La philosophe Caroline Guibet Lafaye, particulièrement en pointe dans ce champ de la réflexion, estime qu'il est légitime de mettre en place des dispositions institutionnelles tenant compte des convictions éthiques divergentes en présence [4] .
Le pluralisme radical de nos sociétés ne pouvant pas être dépassé par l'instauration d'un hypothétique cadre délibératif purement formel, il faut le reconnaître en organisant et en structurant le désaccord auquel il conduit. Pour la philosophe, la reconnaissance de l'irréductibilité des conflits de valeurs comme des critères de jugement exprime une prise en compte du pluralisme dans sa radicalité .
Pour étayer son propos, elle prend d'ailleurs pour exemple les arrêts de vie en réanimation néonatale ou l'interruption médicale de grossesse, des domaines de la bioéthique nourrissant une opposition frontale entre les tenants d'une éthique du respect de la vie et ceux d'une éthique de la qualité de la vie. Les dilemmes actuels s'appuient sur des valeurs en conflit dont l'interprétation les rend difficilement conciliables [...]. Aucun consensus moral ni certainement aucun consensus politique ne résultera des discussions .
En effet, la ligne de clivage éthique entre les partisans de la protection de la vie humaine et ceux qui la mettent en balance avec des critères utilitaristes est aujourd'hui consommée. La discussion habermassienne ne peut plus jouer le rôle d'arbitrage et d'entente. Comment dès lors organiser le désaccord moral ?
Parois éthiques
Caroline Guibet Lafaye propose de mettre en place des dispositifs de séparation éthique afin de préserver les personnes contre les effets néfastes, dans leur propre vie, du triomphe de conceptions éthiques qui ne sont pas les leurs . Au niveau professionnel, elle recommande que le respect de convictions personnelles trouve une expression reconnue dans la clause de conscience afin de ne jamais demander à une personne d'exécuter directement ou indirectement un geste que sa conscience réprouve.
Allant plus loin, elle émet l'idée de constituer les équipes médicales sur la base d'affinités éthiques partagées en instituant des parois éthiques entre elles. Les parents, les malades pourraient ainsi s'adresser à des services hospitaliers dont ils partageraient les convictions éthiques fondamentales engageant la vie et la mort . Il ne s'agit pas en effet de prendre en considération n'importe quel souhait comme celui d'être soigné par une personne de son sexe mais de faire droit aux options éthiques liées à des enjeux vitaux.
Sur le plan politique, on décèle également dans son propos une graduation des propositions. D'abord, si certaines normes lèsent des valeurs auxquelles seraient attachés certains membres de la société, elles devraient être retenues seulement à titre provisoire , et en aucun cas ne sauraient êtres consacrées sous forme de droits absolus . Elle va même jusqu'à dire qu'il serait judicieux de suspendre l'application de normes controversées ayant des enjeux touchant à la vie et à la mort , voire de ne rien institutionnaliser qui soit inacceptable pour aucune des parties en présence .
On trouve ici comme une traduction politique de la procédure collégiale rendu obligatoire par la législation du 22 avril 2005 relative à la fin de vie. Instituée avant toute décision de limitation ou arrêt de thérapeutique active dans le but d'éviter une attitude d'acharnement thérapeutique, les sociétés savantes ont émis des guides de bonne pratique dans lesquels elles recommandent de différer toute prise de décision s'il survient l'expression d'un désaccord par un seul des participants de l'équipe soignante. Bref, une authentique éthique de la discussion commande de surseoir à la décision lorsque n'importe quelle personne impliquée dans celle-ci a le sentiment d'agir contre sa conscience. On peut donc imaginer que le législateur s'abstienne de toute modification de la loi opérant un bouleversement de principes juridiques et éthiques qui heurterait un ou plusieurs acteurs ayant participé au dialogue initial. Cela suppose d'ouvrir la procédure de discussion à tous les protagonistes de la question.
On peut à ce propos noter que la mission d'information parlementaire de révision de la loi de bioéthique aussi bien que celle sur l'évaluation de la loi du 22 avril 2005 ont pu entendre les discours argumentés de tous ceux qui avaient réfléchi aux enjeux soulevés. Ouverte à tous les points de vue, accessible dans la sphère publique grâce à une mise en ligne internet, le travail d'auditions tel qu'il fut mené constitue à n'en pas douter la mise en œuvre des grands principes habermassiens.
Si les conclusions de la mission sur la fin de vie ont refusé de remettre en cause l'interdit de l'euthanasie, on ne peut pas en dire autant du rapport rédigé par le groupe parlementaire chargé de réfléchir au réexamen de la loi de bioéthique. De toute évidence, certaines problématiques essentielles comme la recherche sur l'embryon n'ont pas tenu compte des arguments éthiques et scientifiques en présence, favorisant ou aggravant les orientations antérieures.
Stopper la logique de la transgression
De manière générale, nous proposerions volontiers qu'un avis du Comité consultatif national d'éthique ou d'une commission parlementaire, plutôt que de s'essayer à dégager une troisième voie illusoire ménageant les uns et les autres, permette aux acteurs d'une éthique du respect inconditionnel de la vie humaine d'y exprimer longuement leur position. On arrêterait ainsi de proposer des solutions toujours plus transgressives noyées généralement dans un ensemble de considérations humanistes sensées nous rassurer.
Au législateur ensuite la mission soit de différer la décision en raison de divergences éthiques insurmontables – on pense à la recherche sur l'embryon qui aurait dû rester strictement prohibée selon ces principes – soit d'entériner une position qui emporte l'adhésion de tous les experts comme ce fut le cas avec l'adoption de la loi Leonetti maintenant l'interdit de l'euthanasie.
En donnant droit à l'expression de toutes les convictions, Caroline Guibet Lafaye fait indiscutablement preuve d'honnêteté intellectuelle. Cependant, pour aussi séduisantes que soient ses recommandations pour tenter de contenir l'implosion morale de nos sociétés, elles risquent d'apparaître comme bien fragiles devant la montée en puissance conjuguée de l'utilitarisme et du relativisme.
Le défi majeur aujourd'hui n'est-il pas en effet que la loi naturelle qui devrait fonder universellement le respect de la vie de la personne de sa conception à son terme naturel disparaisse progressivement de l'horizon des hommes [5] ? Dans son discours à Hyde Park, le Saint-Père convoque chacun d'entre nous pour y répondre :

Pour qui regarde avec réalisme notre monde d'aujourd'hui, il est manifeste que les chrétiens ne peuvent plus se permettre de mener leurs affaires comme avant. Ils ne peuvent ignorer la profonde crise de la foi qui a ébranlé notre société, ni même être sûrs que le patrimoine des valeurs transmises par des siècles de chrétienté va continuer d'inspirer et de modeler l'avenir de notre société [...]. Chacun de nous a une mission, chacun de nous est appelé à changer le monde, à travailler pour une culture de la vie, une culture façonnée par l'amour et le respect de la dignité de toute personne humaine [6].

 

Sur ce sujet, de l'auteur :
Conférence de citoyens, une procédure en trompe-l'œil, Libertepolitique.com, 10 sept. 2010
[1] Proposition de loi adoptée par l'assemblée nationale relative à l'organisation du débat public sur les problèmes éthiques et les questions de société, n. 289, 16 février 2010. Cf. Decryptage, Conférences de citoyens : une procédure en trompe-l'œil , 10 septembre 2010.
[2] CCNE, Avis n. 107 sur les problèmes éthiques liés aux diagnostics anténatals : le diagnostic prénatal (DPN) et le diagnostic préimplantatoire (DPI), 15 octobre 2009.
[3] Marianne Gomez, La Croix, 1er décembre 2009. Cité par www.genethique.org, 1er décembre 2009.
[4] Caroline Guibet Lafaye, L'institutionnalisation des désaccords éthiques : le cas de la réanimation néonatale , Revue de métaphysique et de morale, L'éthique et le dialogue dans les institutions , n. 3, Paris, Puf, juillet-septembre 2010. Je remercie vivement l'auteur pour l'envoi de son article dont toutes les citations sont tirées.
[5] Benoît XVI, Discours au monde politique britannique, Westminster Hall, 17 septembre 2010 : Si les principes moraux qui sont sous-jacents au processus démocratique ne sont pas eux-mêmes déterminés par rien de plus solide qu'un consensus social alors la fragilité ne devient que trop évidente, là est le véritable défi pour la démocratie et Homélie au Bellahouston Park de Glasgow, 16 septembre 2010 : L'évangélisation de la culture est d'autant plus importante de nos jours alors qu'une dictature du relativisme menace d'obscurcir l'immuable vérité sur la nature humaine, sa destinée et son bien suprême .
[6] Benoît XVI, Discours au Hyde Park de Londres, 18 septembre 2010.
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