L'enjeu politique de l'origine chrétienne de l'Europe
Article rédigé par La Fondation de service politique, le 24 septembre 2008

LA RECONNAISSANCE de l'héritage chrétien dans le préambule du futur traité européen pose un problème à certains États. Où gît la difficulté ? Prenons le passage litigieux : " S'inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe, dont les valeurs, toujours présentes dans son patrimoine, ont ancré dans la vie de la société le rôle central de la personne humaine et de ses droits inviolables et inaliénables, ainsi que le respect du droit... " Dans cet extrait du préambule, le mot religieux est vague et il ne saurait fonder sûrement la notion de personne humaine.

Conscients de cette faiblesse, le Saint-Siège, les Églises, les représentants italiens, espagnols et polonais à la Convention européenne et les démocrates chrétiens allemands ont demandé la référence explicite à l'héritage chrétien de l'Europe .

La France, la Belgique et le Luxembourg ne sont pas favorables à ce changement de terme. Héritier de la tradition du catholicisme libéral vulgarisée au XIXe siècle par la revue Le Correspondant, le sénateur U.M.P. Philippe de Gaulle, exégète de la pensée de son père, avance sans ambages : " Inscrire l'origine chrétienne de l'Europe dans la Constitution ? Il [le général de Gaulle] ne l'aurait certainement pas fait. Cela n'est pas mentionné dans la Constitution de la Ve République. Une constitution n'a pas à faire de morale ni à préconiser une religion, mais à faire fonctionner l'État ! "

Ce mécanisme hérité du Siècle des lumières clôt tout débat de fond sur la question des origines chrétiennes de l'Europe et de ses conséquences institutionnelles et juridiques. Le silence des démocrates-chrétiens français, belges et luxembourgeois sur ce sujet ne peut pas nourrir une réflexion pourtant essentielle au devenir d'une société et d'une civilisation. Il est vrai que cette sensibilité politique est le fruit de la métamorphose concomitante du catholicisme libéral et du catholicisme légitimiste sous l'influence des socialismes utopiques. Absente du débat pour n'avoir plus, au sein d'un P.P.E. ouvert plus que jamais à tous les courants de pensée dits de " droite ", de projets propres, la démocratie chrétienne s'abandonne, selon Thomas Ferenczi , à une nostalgie mélancolique qui s'alimente au culte " des trois tonsures sous une même calotte ", de la date de signature des traités de Rome le jour de la fête de l'Annonciation de 1957 et de la symbolique mariale du drapeau européen. Mais que penser de l'hymne européen emprunté au sixième mouvement de la 9e Symphonie de Ludwig van Beethoven qui met en musique ce poème prométhéen de Friedrich von Schiller :

 

Freude schöner Götterfunken,

Tochter aus Elysium,

Wir betreten fuertrunken,

Himmlische, dein Heiligtum .

 

Est-ce un dévoiement par rapport à l'intuition des pères fondateurs de l'Europe ? Est-ce une contradiction mineure sans importance ? Que nenni ! L'idée européenne est née en marge des religions chrétiennes : l'absence de référence explicite à l'héritage chrétien est dans la logique matérialiste de cette édification. À l'aube du XXIe siècle ressurgit une question déjà ancienne qui avait conduit le pape Léon XIII à rédiger de nombreuses encycliques : sur quels étais fonder un droit respectueux de la personne humaine laquelle est placée, en principe, au cœur du projet constitutionnel européen ?

 

Généalogie simplifiée de l'idée européenne

 

D'autres ont déjà analysé les origines de l'idée européenne . Toutefois il est bon de se souvenir que les premiers projets de paix perpétuelle en Europe sont nés dans l'esprit de personnes marquées par un scepticisme religieux avéré. Émeric Crucé ou de La Croix (1590 ?-1648) et Maximilien de Béthune, duc de Sully (1559-1641) qui rédigèrent, sous le règne du roi Louis XIII, les deux premiers plans de réformation de l'Europe " pour establir une paix générale ", sont du parti des Politiques qui mettent l'élément religieux au deuxième plan de leurs préoccupations. Le premier considérait que la guerre pour raison religieuse était le motif avouable de buts guerriers moins honorables mais réels. Qui plus est, il prévoyait de faire siéger le sultan dans sa diète européenne. Sully ne reprit pas cette dernière idée et il réorganisait l'Europe pour combattre les Turcs.

Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) eut un parcours religieux pour le moins sinueux et obscur. Ce luthérien se fit initier à la secte de la Rose-Croix en 1670 à Nuremberg. Fort de cette connaissance gnostique, il se consacra à l'union des Églises en colloquant avec Bossuet. Cette unité religieuse rétablie devait faciliter la résurrection de l'Empire romain germanique vivifié par une Allemagne enfin réveillée. Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre (1658-1743) échafauda son Projet pour rendre la Paix perpétuelle en Europe sans référence à l'idée de chrétienté et aux liens de charité qui doivent unir les princes chrétiens. Ceux-ci furent mentionnés pour la dernière fois aux traités de Westphalie (1648).

Emmanuel Kant (1724-1804) qui défend l'idée de l'antériorité de la morale sur les religions, n'a pas établi son opuscule Zum Ewigen Frieden (1795) sur l'idée chrétienne mais sur l'idéologie des Lumières. Le comte de Saint-Simon (1760-1825) admettait que le Moyen-Age avait établi par le truchement du christianisme un système politique stable qui avait évité de conflits graves même si les papes étaient " avides de pouvoirs, brouillons, despotes ". Sa conclusion était que ce système avait fait faillite et que l'Europe devait être réorganisée sur des principes démocratiques et économiques. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1864) cultivait l'antithéisme comme un bel art et il récusait particulièrement Jésus-Christ. L'Europe fédérale dont il rêvait était à fondements économiques et non chrétiens. Il vaticinait ainsi : " L'institution gouvernementale abolie, remplacée par l'organisation économique, le problème de la République universelle [l'Europe] est résolu, le rêve de Napoléon est réalisé, la chimère de l'abbé de Saint-Pierre devient une nécessité . "

Ces deux socialistes que Marx affubla du qualificatif d'utopistes, rêvaient-ils vraiment ? Beaucoup partagèrent leurs rêves et se firent un devoir de les matérialiser. Richard Coudenhove-Kalergi, Émile Van De Velde, Émile Mayrich, Paul-Henri Spaak, Lucien Romier, Francis Delaisi, Bertrand de Jouvenel ou Jean Monnet empruntèrent à ces deux prophètes leur projet européen. Ils la fondèrent sur un économisme qui est admis par tout le monde. Jacques Delors, un des principaux architectes de l'actuelle Union européenne qui s'inspire de Saint-Simon , déclarait récemment à la presse à propos de la Convention européenne : " J'ai toujours soutenu les efforts de la Convention parce qu'elle ouvrait les fenêtres ! Cela dit, il y a trois points sur lesquels je me serais sans doute battu davantage. Sur l'union économique et monétaire, j'aurais tenté de rétablir un meilleur équilibre entre le pilier économique, défaillant, et le pilier monétaire ... " Pas un commentaire sur l'omission de l'héritage chrétien dans le préambule du projet de traité constitutionnel.

 

Le sens profond de l'omission

 

Il est patent que les patriarches et les prophètes de l'idée européenne ont nourri un scepticisme religieux profond et, partant, une défiance profonde à l'endroit de la personne humaine. Les variations des théologies protestantes d'une part, la décomposition du jansénisme d'autre part ont créé une conception pessimiste de la personne qui fonde l'ensemble des sciences humaines contemporaines : physique sociale, sciences politiques. Ces nouvelles sciences servent de piliers à l'œuvre juridique des États européens depuis la fin du XIXe siècle. L'idée rousseauiste qui fondait le droit sur le " Contrat social ", acte libre et volontaire de l'individu, fut battue en brèche par les théories du juriste allemand Rudolf von Jehring qui établit le droit sur la domestication de la vengeance personnelle par le groupe. L'ethnosociologie théorisée par Émile Durkheim tend à établir la règle juridique sur la loi de la division du travail. Le juriste Léon Duguit (1859-1928) en fit le principe de sa doctrine du droit. Il fut suivi dans cette voie par les héritiers de Proudhon soucieux de préserver la pérennité des antinomies sociales menacées, à leurs yeux, par l'action des néo-kantiens soucieux de fonder le droit sur l'impératif moral. Georges Sorel (1841-1922) écrivait dans les Réflexions sur la violence publiés en 1908 : " J'observe tout d'abord que les théories et les agissements des pacificateurs sont fondés sur la notion de devoir et que le devoir est quelque chose de complètement indéterminé — alors que le droit cherche des déterminations rigoureuses —. Cette différence tient à ce que le second trouve une base réelle dans l'économie de la production [...] .]

Les apôtres de l'idée européenne du XXe siècle reprirent le même thème avec d'autant plus de force que le lien social est de nature économique. Lucien Romier (1885-1944), le rédacteur en chef du Figaro, vulgarisateur du thème européen dès 1927 par la publication de son livre Qui sera le maître : Europe ou Amérique, déclarait devant les catholiques sociaux et les démocrates-chrétiens réunis à Nancy cette même année : " [Ce rythme économique] nous pousse à nous constituer en troupes disciplinées pour la production et la consommation. Produire, consommer, voilà le principal. Le reste, famille, État, religion, sentiments raffinés, sciences pures et spéculation de l'esprit, devient peu à peu accessoire . " Cette conception matérialiste du monde explique pourquoi le projet de traité constitutionnel accorde tant de place à l'organisation de l'économie européenne.

La référence à l'héritage chrétien, dans cette logique fonctionnaliste, devient tout à fait accessoire. D'une part, cette référence est contraire à la tradition politique issue du Siècle des lumières ; d'autre part, cette référence renvoie à une Révélation qui fonde l'idée de personne humaine. À l'heure où la modernité " exige des gestes uniformément réglés, dans d'immuables engrenages, avec les mêmes compagnons ", est-il convenable de ressusciter un " esprit théologique [...] qui a réellement inspiré ou secondé beaucoup d'aberrations antisociales " ? À vouloir fonder des valeurs européennes sur le rapport dialectique entre la tradition chrétienne et la tradition des Lumières, le risque est pris de construire sur du sable : dans la première, l'homme est un infini ; dans la seconde, il est un zéro .

 

Une lumière d'espérance

 

Hans-Albrecht Schwarz-Libermann von Wahlendorf est inconnu du public français alors qu'il a vécu à Strasbourg, Nice et Lyon où il a enseigné la philosophie du droit ou exercé des fonctions importantes à la Cour européenne des droits de l'homme. Ce fils d'un diplomate prussien qui a subi la dictature nationale-socialiste, est un Européen convaincu mais lucide. Il déplore, conséquence des principes de philosophie politique dont nous avons mis en lumières quelques linéaments, que " tout est fait, ou presque, pour détruire la responsabilité individuelle [...] ", mais il continue, dans ce recueil de réflexions d'homme qui a travaillé au plus haut niveau à la construction européenne, par cette réflexion : " Il y aura une philosophie de l'Europe, une vision de l'homme selon non pas le "modèle européen", mais telle que l'Europe en tant que médiatrice d'une civilisation et d'une sagesse à signification universelle l'incarne ; ou bien l'Europe sera un vocable dont on scrutera la portée et les origines dans les dictionnaires étymologiques . " Notons qu'il est citoyen allemand et que la démocratie-chrétienne allemande est d'une nature autre que la belge ou la française.

 

J.-L. CLEMENT