Résumé : S'il est vrai que le gaullisme ne se ramène exactement à aucune philosophie préétablie, il semble se retrouver, dans une référence de la pensée française qui s'impose largement : celle de Chateaubriand.

Elle-même s'inscrit dans une des lignées du catholicisme politique tel qu'il s'exprime chez nous depuis la Révolution française.

 

 

 

 

 

OU CLASSER LA PENSEE POLITIQUE de Charles de Gaulle ? Les historiens des idées sont perplexes à son sujet. René Rémond chercha quel était le dosage subtil de légitimisme, d'orléanisme et de bonapartisme qui avait présidé à sa fabrication, comme si le gaullisme ne transcendait pas définitivement, par l'importance qu'il a désormais acquise dans l'histoire de France, ces catégories issues du XIXe siècle.

Tradition monarchique, catholicisme, invocation du progrès , populisme plébiscitaire et surtout nationalisme se conjuguent, semble-t-il, dans la sensibilité du général de Gaulle – et par là dans le mouvement gaulliste. Mais comment espérer trouver de la cohérence dans la pensée de quelqu'un qui n'était ni un intellectuel, ni un philosophe ? Comment repérer une continuité chez un homme qui, élevé dans un milieu monarchiste et catholique, prend la tête d'un gouvernement dominé par la gauche ? D'un homme d'autorité qui se rebelle contre un pouvoir militaire, d'un nationaliste qui décolonise, d'un traditionaliste qui modernise la France à marche forcée, d'un militaire qui tient tant à la participation ? En niant la cohérence, on récuse la question.

Pour les partisans les plus fervents du général, la question ne se pose pas non plus : le gaullisme n'est pour eux que l'expression contemporaine de la France de toujours, celle de Clovis, des Capétiens et même de Lazare Carnot et de Bonaparte, plaçant la monarchie et la Révolution sur une même ligne, les réconciliant dans un même génie . Cette position a sans doute une part de vérité : il est certain que de Gaulle voulut situer son action dans le droit fil de ce qu'il y avait de plus élevé dans l'Histoire de France. Elle évacue cependant un peu vite le problème de la filiation intellectuelle particulière du général. L'historien des idées ne saurait s'en contenter.

Même s'il est vrai que le gaullisme ne se ramène exactement à aucun précédent ou à aucune philosophie préétablie, il nous semble pourtant qu'il est, dans la pensée française, une référence qui s'impose largement au-dessus de toute autre, c'est celle de Chateaubriand. Elle-même s'inscrit dans une des lignées du catholicisme politique tel qu'il s'exprime chez nous depuis la Révolution française.

 

Chateaubriand et la liberté

 

L'admiration de Charles de Gaulle pour le grand écrivain est connue, le soin avec lequel il mit son style à son école l'est aussi ; les affinités intellectuelles entre les deux ne le sont pas autant qu'il le faudrait. La seule étude qui ait été consacrée à ce jour à ces affinités est pourtant, à notre connaissance, une brève note de l'ambassadeur Léon Noël .

Elles sont d'autant plus remarquables qu'aucun ne fut d'abord un théoricien : Chateaubriand fut romancier, essayiste, mémorialiste et homme politique ; il a écrit des essais politiques (dont l'Essai sur les Révolutions), et il n'a pas écrit, à la différence de son contemporain Bonald ou de Hegel, de théorie générale du système politique. De Gaulle de même, superbe praticien de l'art politique, fut historien, mémorialiste, orateur, théoricien militaire mais, hormis le Fil de l'Épée, livre lui-même inclassable, ne se hasarda pas à la philosophe politique proprement dite.

L'un et l'autre élaborèrent cependant un système d'idées plus ou moins structuré, une culture, à tout le moins une sensibilité et des réflexes dont les convergences sont frappantes et la cohérence plus profonde qu'il ne paraît.

En quoi Chateaubriand est-il original au sein de la pensée politique française ? En un mot, cet aristocrate catholique, globalement ennemi de la Révolution, résistant à l'Empire, classé ultra à la Restauration, tint pourtant tout au long de sa vie la liberté pour une valeur positive. À la différence de la plupart des gens de sa caste ou de son parti, il ne se hérissait pas à entendre ce mot. Bien au contraire, le mot liberté revient sans cesse dans son œuvre comme un leitmotiv et une exigence omniprésente.

Toute la génération à laquelle il appartient vécut sous l'immense traumatisme de la Révolution. Bien rares furent parmi les adversaires de la Révolution, qu'ils l'aient été par leurs convictions religieuses ou leur appartenance sociale, ceux qui échappèrent au réflexe de rejet total de tout ce qui pouvait l'évoquer, à commencer par le mot hautement emblématique de liberté – cela en réaction à l'usage et à l'abus qui avait été fait de ce mot entre 1789 et 1794. Ce rejet en faisait précisément des réactionnaires , des hommes dont la posture est d'abord de réagir aux vents dominants de leurs temps. Chateaubriand, bien qu'on puisse aussi le tenir pour un réactionnaire en ce sens précis qu'il se positionna en réaction à la révolution, à tout le moins à la Terreur, ne prit jamais cette voie.

Cette position n'est pas toujours perçue aussi clairement qu'il le faudrait, dans la mesure où l'illustre écrivain fit son entrée sur la scène publique en 1815 dans les rangs des ultras . Mais à la différence de la plupart des membres de ce parti, il ne revendiquait nullement une restauration de l'Ancien régime à laquelle il ne croyait pas. Il reprochait en effet au ministère Decazes nommé par Louis XVIII de reprendre le personnel et les méthodes policières de l'Empire (et aussi, il faut bien le dire, de ne pas utiliser ses talents !). Il voyait dans ces pratiques la marque d'une insupportable médiocrité, et se rapprocha à partir de 1824 des doctrinaires libéraux, et même, après 1830, des républicains.

Que la liberté ait été pour Chateaubriand une valeur positive s'exprime dans certaines de ses prises de position les plus constantes : contre le despotisme napoléonien d'abord, puis en faveur de la Charte – et donc d'un gouvernement représentatif et constitutionnel et de la liberté de la presse. Les deux vont d'ailleurs de pair : il n'y a pas selon lui de gouvernement représentatif qui tienne sans une opinion publique où puisse s'exprimer une opposition, et donc une presse libre.

 

La liberté est chrétienne

 

Mais cette prise de position en faveur de la liberté n'est pas seulement une option de circonstance. Elle s'enracine, en amont, dans une lecture totalement originale de l'Histoire de l'Europe : c'est le christianisme qui est selon lui à l'origine de la liberté individuelle. Paradoxe violent en un temps où la Révolution avait prétendu apporter la liberté et abolir la religion. Il y revient cependant avec une rare insistance : La liberté est sur la croix du Christ, elle en descend avec lui ; Le génie évangélique est éminemment favorable à la liberté ; La liberté ne vient point du peuple, elle ne vient point du roi ; elle ne sort point du droit politique, mais du droit de la nature. Ou plutôt du droit divin. Elle émane de Dieu qui livra l'homme à son franc arbitre ; C'est en vain que la piété [ce mot désigne chez lui avec condescendance une certaine apologétique contre-révolutionnaire] a prétendu que le christianisme favorisait l'oppression et faisait rétrograder les jours : à la publication du nouveau pacte scellé du sang du juste, l'esclavage a été effacé du code romain . Ce lien entre religion et liberté est même pour lui plus large que le christianisme : dès la Rome antique, note-t-il, la religion est source de la liberté .

Sur le plan politique, le génie du christianisme fut pour lui non seulement d'abolir l'esclavage, mais de former des consciences à même de résister aux pouvoirs et de fonder ainsi encore plus solidement que ne l'avait fait l'ordre romain le respect des droits personnels. Pour Chateaubriand, la défense de la liberté publique a commencé avec la résistance passive des martyrs à l'Empire romain. Elle continue avec la revendication des libertés féodales face au pouvoir central. À l'encontre de la rhétorique des constituants, il ne pense pas que la monarchie centralisée fut l'expression suprême de la féodalité : elle résulta plutôt pour lui de l'altération des libertés féodales, du fait notamment de certains rois qui, tel Louis XI, le roi jacobin , se firent tyrans.

Chateaubriand n'est pas un réactionnaire, non seulement par son amour de la liberté, mais surtout par cette manière qu'il eut de ne jamais s'inscrire dans la problématique de son adversaire, préférant au contraire reposer le problème de la liberté à sa manière. Pour la rhétorique révolutionnaire, le monde est binaire : il y eut la féodalité – ce terme rassemblant curieusement pour les jacobins tant le régime féodal proprement dit que la monarchie centralisée et synonyme d'oppression totale –, puis la Révolution, synonyme de liberté, et qui pour établir cette dernière fait table rase du passé. Beaucoup de réactionnaires , sans s'en rendre compte, se mirent à l'école de la pensée révolutionnaire, en renversant les termes sans les critiquer : ils reprennent la même dichotomie, sauf que pour eux, tout ce qui est avant 1789 est bien, tout ce qui vient après est mal. Esprit infiniment plus libre, Chateaubriand ne change pas seulement la solution, mais la position du problème : pour lui, la liberté, chrétienne ou féodale, vint d'abord ; elle fut restreinte par la monarchie absolue, rétablie en 1789 ; mais, faute d'être assise sur de bonnes bases, elle se transforma ensuite en son contraire, la tyrannie jacobine puis bonapartiste : La liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas faute de s'appuyer sur la religion .

Chateaubriand parle-t-il de la même liberté que les constituants de 1789 ? On peut se poser la question. Bien que ce mot revienne sans cesse sous sa plume, il ne se soucia guère de le définir exactement. Tout au plus dit-il qu' il y a deux espèces de liberté praticables : l'une appartient à l'enfance des peuples [...], l'autre [...] est fille des lumières et de la raison . Pour les révolutionnaires, on l'a dit, la liberté s'oppose à la féodalité. Pour l'écrivain, elle s'enracine au contraire dans cette dernière. Pour les premiers, il s'agit de la liberté de l'homme et du citoyen ; l'écrivain pense sans doute d'abord à celle d'une certaine élite. Pour la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789, la liberté consiste à pouvoir faire ce qui ne nuit pas à autrui , une définition que Chateaubriand, à la différence des traditionalistes intégristes , ne récusa jamais.

L'idée de liberté doit cependant pour lui être dissociée de la Révolution, et surtout de la Terreur : La liberté ne doit point être accusée des forfaits que l'on commit sous son nom . Une Terreur dont il rappelle opportunément que contre un prêtre et un noble, [elle] immola des milliers d'ouvriers dans les dernières classes du peuple : c'est ce dont on ne se veut jamais souvenir – un propos qu'Albert Soboul n'aurait pas désavoué.

La position historique de Chateaubriand conduit à une vision tout aussi claire du problème contemporain de la liberté : celle-ci n'est possible que si elle s'enracine dans la tradition, et si elle est défendue par une élite attachée à sa préservation. La rupture avec le passé et la démocratie débridée conduisent au contraire à la tyrannie et, quoique ses tenants se revendiquent des principes de 1789, ils s'en situent en réalité aux antipodes : témoin la Terreur, et dans une moindre mesure l'Empire napoléonien, régime tyrannique auquel, presque seul sur le plan intérieur, Chateaubriand résista. L'égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes dit-il, une position dont il n'eut certes pas le monopole, mais dont le caractère prémonitoire apparaît avec assez d'évidence au vu des totalitarismes du XXe siècle.

Non seulement la tradition est nécessaire à la liberté, mais aussi la religion. Rousseauiste dans son jeune temps, Chateaubriand n'avait pas oublié, conformément aux leçons du philosophe genevois, qu'on ne défend pas la liberté sans la vertu ; mais il est clair pour lui qu'il n'y a pas de vertu sans religion, et donc de liberté sans religion. La liberté politique ne peut s'établir que sur la morale . La religion chrétienne est non seulement l'origine, mais également le meilleur garant de la liberté. De même, la légitimité conforte la liberté et sera confortée par elle : il faut, dit-il, saturer la légitimité de liberté . Et encore : la liberté sera plus belle quand elle nous sera rendue par la religion et par l'honneur .

Tout cela ne fait naturellement pas de l'illustre vicomte un démocrate : la liberté à laquelle il est attaché, c'est d'abord celle d'une aristocratie, en tous les cas celle d'une élite avant celle de la masse. Il oppose d'ailleurs fréquemment la liberté à l'égalité. Il considère cependant qu'au travers de ses propres libertés, ce sont celles de tous que l'élite défend, qu'à partir du moment où dans un État existent des contre-pouvoirs (une expression moderne qu'il n'utilise pas, mais dont l'idée est centrale dans sa pensée), tous en profitent. À l'inverse, si une catégorie particulière n'a pas un intérêt direct à défendre sa liberté, ce sera l'esclavage pour tous.

De même que par ses réflexes, Chateaubriand trancha sur la mentalité d'une grande partie des ses pairs, il se distancia des théoriciens réactionnaires en vogue sous la Restauration, au premier rang desquels Louis de Bonald et Joseph de Maistre. Pour ceux-ci, non seulement tout dans la Révolution est condamnable, mais la liberté individuelle est une notion mauvaise. Dans cette vision crispée, l'homme n'a pas de droits, il n'a que des devoirs ; l'individu est au service de la société, pas l'inverse. Les individus n'existent que dans et pour la société (de Bonald) : la société idéale est un bloc où les différents ordres, à commencer par l'Église, la noblesse et les corporations, composent une architecture hiérarchique sans fissures. Chateaubriand, promoteur ardent de la pairie héréditaire, n'était certes pas hostile aux corps intermédiaires : il ne les concevait cependant pas comme les pièces d'un ordre compact destiné à enserrer les individus, mais plutôt comme le rempart de la liberté contre la tyrannie.

 

L'influence britannique

 

Chateaubriand ne fut nullement, contrairement à ce que dit Maurras, un anglomane (il est rare qu'on le soit en Bretagne !). Il répugnait à imiter les modèles étrangers : Quant à moi, je dois sans doute au sang français qui coule dans mes veines cette impatience que j'éprouve, quand, pour déterminer mon suffrage, on me parle des opinions placées hors de ma patrie ; et si l'Europe civilisée devait m'imposer la Charte, j'irais vivre à Constantinople . Toutefois, ce patriote passionné avait vécu en Angleterre entre 1792 à 1800 et, s'il ne portait pas les Anglais dans son cœur (trouvant indigne par exemple le sort qu'ils réservèrent à Napoléon), il admirait les institutions britanniques, faisant le constat que l'Angleterre a devancé la marche générale d'un peu plus d'un siècle, voilà tout. La Charte, telle qu'il la promeut notamment dans La monarchie selon la Charte, est pour l'essentiel l'imitation des institutions britanniques. En outre, la pensée de ce catholique s'inspire beaucoup de celle du protestant Burke , qu'il appelle même l'immortel Burke , notamment dans cette idée essentielle qu'il n'y a pas de liberté sans tradition et donc sans religion. Il est vrai que Burke, quoique whig d'origine, a été revendiqué aussi par l'école traditionaliste française. Pensant que la liberté est incompatible avec la tabula rasa de 1789, il ne trouve rien de positif dans la Révolution (ce qui n'est pas tout à fait le cas, on l'a dit, de Chateaubriand), mais Burke voit aussi dans la liberté une valeur positive.

 

Deux destins

 

Ni par sa vie, ni par ses talents, ni par l'époque où il vécut, de Gaulle ne saurait naturellement être tenu pour un double de Chateaubriand. Les deux destins ne sont pas comparables et plus d'un siècle les sépare. Cela explique déjà en partie les différences, sinon d'idées, du moins d'accent et de style, entre les deux hommes.

Chateaubriand avait été principalement écrivain, secondairement politique. De Gaulle fut principalement politique, secondairement écrivain. Quoiqu'attiré par la politique, Chateaubriand n'y trouva que difficilement sa place. En rupture avec l'Empire, puis avec la Monarchie de Juillet, dans les deux cas de son fait et pour des raisons de principe, il n'eut ses chances que sous la Restauration. Mais malgré l'entregent de quelques-unes de ses amies, comme la duchesse de Duras, il fut mal accepté par le régime. Il fit néanmoins un brillant passage de six mois au ministère des Affaires étrangères, d'où, sans doute à la suite d'une intrigue de Talleyrand et, au-delà, des cours d'Europe, on le renvoya brutalement. Aurait-il pu, s'il était parvenu à la tête du gouvernement, se montrer un grand homme d'État ? Napoléon et de Gaulle pensèrent que oui . Louis XVIII pensa que non : Donnez-vous garde d'admettre un poète dans vos affaires : il perdra tout. Ces gens-là ne sont bons à rien , dit-il. Charles X ne révisa pas ce jugement.

Lui aussi homme de lettres et de principes, militaire de surcroît, ce qui sous la République constituait un handicap supplémentaire et dépourvu, lui, d'appuis féminins, de Gaulle avait peu de chances de connaître un meilleur destin, au contraire. Au travers de circonstances exceptionnelles, la Providence en décida autrement, mais parmi les gens de son caractère, il constitue sans doute une anomalie historique.

Les dissemblances entre les deux hommes ne tiennent pas seulement au profil de carrière , mais aussi à l'époque où ils vécurent. Aussi catholique que Chateaubriand – et même bien plus attentif à l'être dans sa vie privée – de Gaulle, à la différence de l'auteur du Génie du christianisme et des Martyrs, n'en fit guère profession publiquement. Auteur prolixe, il n'a presque rien écrit qui touche à la religion. Là où le vicomte s'accommode du suffrage censitaire, le général est davantage porté à la démocratie plébiscitaire – ce qui n'en fait pas pour autant, contrairement à ce qu'ont dit ses adversaires, un héritier de Bonaparte car de Gaulle respecta toujours scrupuleusement les libertés publiques. Enfin le général fut un militaire, beaucoup plus expressément attaché à l'ordre, à l'État et au modèle classique que le vicomte, qui ne fut pourtant jamais un apologiste du désordre. De Gaulle fut, à ce qu'il semble, moins admirateur que l'écrivain de ce qu'il appelait la broussaille féodale , et davantage de l'État monarchique rassembleur des énergies nationales. Les deux se rejoignent dans la critique de la démesure et du despotisme napoléoniens.

 

L'honneur

 

Ces nuances de sensibilité ne vont cependant jamais, sur aucun sujet, jusqu'à la franche divergence philosophique ou politique. Elles mettent au contraire en valeur les convergences nombreuses entre les deux hommes. Ce sont d'abord des convergences d'affinités. La plus profonde tient sans doute à leurs racines sociales ou plus exactement morales, un sujet sur lequel le vicomte fut plus explicite que le général. Issu de la petite noblesse bretonne (comme Bonaparte venait de la petite noblesse corse), Chateaubriand, sans jamais devenir riche, fut admis dans la haute société grâce à ses talents et ses engagements politiques . De Gaulle venait d'une famille bourgeoise du Nord sans fortune, mais qui cultivait depuis plusieurs générations par quelques-unes de ses alliances, et surtout par son éthique, les valeurs de la petite noblesse.

L'un comme l'autre, par le dédain de l'argent et des hommes d'argent, la préférence pour les carrières des armes et des lettres, un sens aigu de l'honneur, baignèrent dès leur plus jeune âge dans le même système de valeurs que l'on peut qualifier d' aristocratique , aux antipodes de l'esprit bourgeois . Le clivage entre ceux qui adhèrent au gaullisme et ceux qui n'y adhèrent pas est presque toujours fondé là-dessus : qui n'a observé que l'esprit bourgeois, quand il est sans mélange, est de manière viscérale allergique au gaullisme ? À cet égard, Churchill, malgré les chocs de deux grands caractères, comprenait parfaitement de Gaulle. Roosevelt, qui venait d'un autre monde, patricien mais capitaliste, lui voua d'emblée une antipathie instinctive (à la différence de Mac Arthur, qui envoya un télégramme de protestation contre le traitement infligé à Casablanca par le chef de la coalition alliée à cette fine fleur de la chevalerie française ). Si son entourage, à commencer par Georges Pompidou, eut quelque chose d'orléaniste, de Gaulle, contrairement à ce que dit René Rémond , le fut, on le devine, bien peu.

Pour Chateaubriand comme pour de Gaulle, le maître mot de l'éthique est l'honneur. Cet honneur auquel ils se réfèrent est-il le même ? Pour l'essentiel oui, mais pas complètement. Pour Chateaubriand, il conserve un caractère féodal, et c'est précisément pour cela que l'écrivain le place au fondement des sociétés libres. Il parle avec complaisance de ce mélange d'idées chevaleresques et d'esprit indépendant que j'ai répandu dans mes ouvrages . Le général est plus moderne : à Léon Noël qui évoquait devant lui un possible conflit entre honneur et devoir, il répliqua nettement que l'honneur commande toujours le devoir ; son sens de l'honneur diffère beaucoup, quoi qu'on ait dit, de celui des héros de Corneille à base clanique, appelant à la vendetta familiale : il est du côté de Richelieu contre les duellistes, le service de l'État est son dernier mot. De Gaulle, que l'on caricature un peu facilement, préférait Racine à Corneille, son musicien préféré était Debussy ! Mais cette conception austère n'exclut pas le goût du style et du panache, très conforme à ce qu'aimait Chateaubriand. Stanley Hoffmann , dans De Gaulle, un artiste de la politique a bien décrit cette dimension esthétique de son action, inséparable elle aussi d'une vision aristocratique de la vie. Se rattachent naturellement au code de l'honneur pour l'un comme pour l'autre, le sens de la fidélité, l'attachement à la légitimité pour l'écrivain, à une certaine idée de la France pour le général et, naturellement, un souci jaloux de la liberté individuelle ou collective.

Quoique suspect aux yeux d'une partie de l'opinion de vouloir instaurer une dictature, et cela déjà à Londres, de Gaulle ne chercha pourtant jamais, on le sait, à attenter aux libertés démocratiques. Il fut même à la tête de la Résistance le champion de la liberté, d'abord nationale puis républicaine. Au demeurant un pronunciamento était pour lui chose exotique et vulgaire ! En ce sens, il fut aussi un libéral.

Le combat du général en faveur de la liberté commence avec l'acte de liberté formidable qu'il pose le 18 juin 1940, expression d'une révolte individuelle au nom de valeurs supérieures à toute hiérarchie, et appelant à une révolte collective. Le général ne pouvait ignorer, même s'il ne l'a jamais explicité, que cette révolte s'enracinait bien davantage dans les valeurs chrétiennes de résistance à l'oppression que dans les valeurs révolutionnaires. L'idée que le devoir d'obéissance s'arrête face à une autorité illégitime ou qui faillit gravement à ses devoirs se trouve dans la pensée scolastique. Elle alimenta au XVIIe siècle la propagande hostile aux jésuites soupçonnés de fomenter le tyrannicide . La résolution d'un Edmond Michelet, entré en résistance dès le 17 juin 1940, n'eut pas d'autre fondement. On se trouve là aux antipodes de la vision fixiste de Bonald.

 

L'histoire de France est une

 

Beaucoup plus explicite est la référence, commune aux deux hommes, à une continuité de l'histoire de France au travers des changements de régime : pour l'un comme pour l'autre, c'est la même France qui triomphe à Bouvines et à Valmy. J'ai cru voir, dit Chateaubriand, le salut de la patrie dans l'union des anciennes mœurs et des formes politiques actuelles [...], de la vieille gloire de Du Guesclin et de la nouvelle gloire de Moreau. Nous allions l'épée dans une main, les droits de l'homme dans l'autre. Ne renions aucun de nos triomphes.

L'écrivain salue au passage la Marseillaise qui mena tant de fois les Français à la victoire . Il reconnut même que les Jacobins [...] ont donné à la France des armées nombreuses, braves et disciplinées et que tout émigré que j'étais, j'avais une admiration involontaire pour cette même gloire qui me fermait les portes de ma patrie . Il aurait voulu en 1814 que le roi Louis XVIII adoptât le drapeau tricolore. Attendant à Gand l'issue de la bataille de Waterloo, il sait qu'une victoire de Napoléon signifierait pour lui l'exil définitif. Il ne se surprend pas moins à désirer secrètement la victoire des armes françaises . Il se qualifie en 1831 de républicain par nature, monarchiste par raison et bourboniste par honneur . Son ultime profession de foi à la fin des Mémoires d'outre-tombe va dans le même sens : Vieux capitaine d'une armée qui a déserté ses tentes, je continuerai sous la bannière de la religion à tenir d'une main l'oriflamme de la monarchie et de l'autre le drapeau des libertés publiques. L'illustre vicomte mit un soin particulier à démontrer que les victoires des armées révolutionnaires ne devaient rien à la Terreur, qu'elles étaient advenues non point grâce mais malgré elle.

Les citations du général de Gaulle allant dans le même sens abondent : il parle de l'idéalisme qui est, depuis l'origine des temps, comme la seconde nature de la France , réunissant sous le même principe les croisés et les soldats de l'An II également témoins d'un pacte multiséculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde . De tout temps, dit-il par ailleurs, il est dans [la] nature [de la France] d'accomplir les gestes de Dieu , de répandre la pensée libre, d'être un champion de l'Humanité. La France et son armée embrasse d'un même mouvement les batailles de l'ancienne France, celles de la Révolution et de l'Empire, et la Grande Guerre.

 

Le patriotisme

 

Bien d'autres convergences témoignent de la parenté profonde des deux esprits. L'attachement à la France, évidemment central chez de Gaulle, fut l'une des dimensions méconnues de l'action de Chateaubriand. Je suis français, dit-il, jusque dans la moelle des os. Que la France entre dans un système politique généreux, et si la guerre survient, vous me verrez accourir pour partager le sort de ma patrie. J'aurais cent ans que mon cœur battrait encore pour la gloire, l'honneur et l'indépendance de mon pays. On a vu comment il vibra, comme malgré lui, aux exploits guerriers de la Révolution et de l'Empire. Il fut l'ennemi de Talleyrand qu'il accusa d'avoir, au Congrès de Vienne, non point sauvé l'essentiel comme on le dit souvent, mais bradé les intérêts français en acceptant notamment contre argent que la Prusse s'installe sur le Rhin. Ministre des affaires étrangères de Louis XVIII en 1823, il organisa l'expédition d'Espagne, qui, bien que son objectif fût douteux – réduire une révolution libérale – devait rendre à la France le goût de la victoire militaire. Il fut également un fervent partisan de l'assistance armée à la Grèce luttant pour sa libération. Il soutint toujours d'une façon générale les attitudes les plus raides en politique étrangère, et se réjouit beaucoup de la prise d'Alger, qu'il avait préconisée dès 1816 – mais venue trop tard pour sauver Charles X.

Cependant, pas plus chez lui que chez de Gaulle le patriotisme n'est une valeur absolue. D'abord parce que pour l'un comme pour l'autre il est une invite, autant à soutenir l'indépendance et le rayonnement de son propre pays qu'à respecter la souveraineté des autres : Nul gouvernement n'a le droit d'intervenir dans les affaires intérieures d'un autre gouvernement, excepté dans le cas où la sûreté immédiate et les intérêts essentiels de ce gouvernement sont compromis . Le général de Gaulle fut lui aussi, on le sait, attaché au principe de non-ingérence. Sceptique par rapport aux empires, lesquels violant la souveraineté des autres peuples sont par là même éminemment précaires, il se rallia facilement à la nécessité de la décolonisation. Le vicomte et l'écrivain se trouvent en ce sens aux antipodes de la mégalomanie bonapartiste.

L'autre tempérament au sentiment national chez Chateaubriand est le christianisme. La religion chrétienne est [...] venue rendre à l'amour de la patrie sa véritable mesure. Ce sentiment a produit des crimes chez les Anciens parce qu'il était poussé à l'excès. Le christianisme en a fait un amour principal et non pas un amour exclusif : avant tout il nous ordonne d'être justes, il veut que nous aimions la famille d'Adam puisqu'elle est la nôtre, quoique nos concitoyens aient le premier droit à notre attachement. De Gaulle s'est peu exprimé sur les rapports de la foi et du patriotisme, et lui pour qui la France était telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs fut souvent soupçonné par le parti dévot de transformer la patrie en idole. Mais nul doute que sur ce chapitre, le général selon qui la seule querelle qui vaille est celle de l'homme ne pensait pas différemment du grand écrivain.

 

Le leadership

 

Pour l'un comme pour l'autre, le patriotisme est lié à ce que nous appellerons dans un langage moderne le principe de leadership . Conscient tout au long de sa carrière politique que les Bourbons, comme plus tard Vichy, se remettraient mal d'être rentrés dans les fourgons de l'étranger , Chateaubriand s'évertua à convaincre Louis XVIII de prendre avec les Alliés le maximum de distance. Il comprit mieux que d'autres que la source principale de la légitimité était le succès des armes – et n'est pas en ce sens un légitimiste classique pour qui le droit divin constitue un argument suffisant pour régner : sceptique, il pense même que la légitimité est une religion dont la foi est morte . Pour qu'elle revive, il convient de revenir à sa source, le consentement, et pour cela de l'inscrire dans un élan national. Je voulais, moi, occuper les Français par la gloire, essayer de les mener à la réalité par les songes , dit-il pour justifier cet activisme diplomatique. Le général, qui se demandait de son côté si on peut faire quelque chose de grand sans les chimères , n'eut pas désavoué une telle formule.

Pour le général de Gaulle aussi, la source de la légitimité réside dans le consentement. Faute d'un ancrage historique pour le pouvoir moderne, le recours régulier au référendum doit vérifier ce consentement. Mais le référendum n'est qu'un baromètre. Ce qui fonde l'adhésion du peuple, c'est aussi pour lui le combat : face à la France occupée, la Résistance est légitime, la capitulation ne l'est pas. Pour reprendre la formule de Gaston Fessard, le prince esclave est en soi illégitime . Le vrai Prince est par définition libre, ou combat pour le devenir. Pendant les quelques mois passés aux Affaires, Chateaubriand s'évertua, on l'a dit, à émanciper la diplomatie française du carcan de la Sainte Alliance.

Conscients que le droit divin était dépassé, ils ont ressenti l'un et l'autre le besoin pour l'autorité de revenir aux sources : la capacité d'un leader – ou d'une classe dirigeante – à s'imposer sans contrainte. Cette capacité implique de la part de celui ou de ceux qui dirigent la conscience de leurs devoirs envers les dirigés : devoir de respect des personnes et des droits, de protection, du maintien de l'ordre public – mais aussi aptitude à susciter l'entraînement voire l'enthousiasme, et en définitive l'adhésion. Chateaubriand, tout en déplorant le caractère dictatorial du régime impérial, avait admiré l'aptitude de Napoléon à entraîner les hommes, et déploré sur le même plan l'inaptitude des rois de la Restauration. Quoique de manière moins explicite que Tocqueville dans L'Ancien régime et la Révolution, il mesurait la distance qui s'était établie entre l'aristocratie et le peuple depuis le XVIIe siècle ; une des raisons de son attachement à la Charte et au régime représentatif est qu'il y vit l'occasion pour la noblesse française de reprendre son rôle d'encadrement social depuis longtemps abandonné en se présentant aux élections : Une aristocratie ancienne et opulente n'a qu'un moyen de garder le pouvoir : c'est de passer du Capitole au forum. Obnubilés que nous sommes par les abus des dictatures du XXe siècle, nous avons sans doute perdu de vue ce que le principe de leadership a de suprêmement libéral, puisqu'il appelle les dirigeants à jouer si bien leur rôle qu'ils suscitent l'adhésion volontaire d'hommes (sujets ou citoyens) libres. La magnifique manière avec laquelle le général de Gaulle se retira après son échec au référendum de 1969 illustre ce respect profond qu'il avait de la volonté populaire. Pour l'écrivain comme pour le militaire, l'aptitude des dirigeants au leadership était sans doute la seule manière de préserver la cohésion sociale dans une société de liberté d'où ont disparu les légitimités ancestrales.

 

Le sens de l'histoire

 

Sont aussi communes aux deux personnages la conscience d'un développement historique, ce que le général appelait sans peut-être trop y croire le progrès , la conscience nette qu'il faut être de son temps sans transiger sur des principes essentiels, que les mœurs évoluent et que certaines institutions valables à une époque ne le sont pas à d'autres. On pourrait sur ce thème multiplier les citations de Chateaubriand : Les semences des idées nouvelles ont poussé partout ; ce serait en vain qu'on voudrait les détruire ; Rien ne prévaut contre l'esprit du temps. Les siècles ne rétrogradent point ; Nous ne pouvons pas faire que le XIXe siècle soit le XVIe, le XVe, le XIVe ; Il ne s'agit plus de revenir sur le passé. Il s'agit de prendre les choses telles qu'elles sont. Tout ce à quoi les gouvernements sont obligés, c'est à tirer le meilleur parti des faits lorsqu'ils sont accomplis. Chateaubriand avouait en privé – il prétendit même l'avoir dit à Louis XVIII, qui paraît-il lui répondit qu'il le pensait aussi – que la monarchie était finie. La France nouvelle est républicaine , dit-il . Et sans renier son attachement d' honneur à la dynastie légitime, il s'avoua sur le tard républicain par nature .

De Gaulle fut disciple de Bergson, le philosophe du mouvement, du temps, de la vie. La mère de Charles de Gaulle se lamenta très tôt que ses enfants, qu'elle avait élevés dans la tradition monarchiste, soient devenus républicains . Il faut voir dans cette anecdote plus qu'une boutade. Le général adopta naturellement la république comme forme du gouvernement. Jamais au cours de ses deux passages au pouvoir, il ne remit en cause le caractère républicain du gouvernement. S'il berça de quelques espoirs de restauration le comte de Paris, il n'y crut, semble-t-il, guère. Il prit son parti de la décolonisation parce qu'il pensait que l'heure en était venue (et aussi que les empires faisant fi de la volonté des peuples, tel celui de Napoléon, étaient intrinsèquement précaires). Peu porté par son éducation et sans doute par ses goûts vers les choses de l'économie, il fit sienne la nécessité du développement économique : à partir de 1958, l'économie prend une place croissante dans ses conférences de presse. Jacques Rueff fut ébloui de la manière dont il la comprenait.

Cette croyance réaliste à un sens de l'histoire n'est pas pour autant croyance aux lendemains qui chantent. L'un et l'autre ne cachent pas toujours le pessimisme secret qui les habite. Ils redoutent l'âge de la machine qui réduit l'homme à n'être qu'un rouage. C'est pour contrebalancer cette évolution que de Gaulle prône la participation. Cette conscience du caractère tragique de l'histoire les conduit à invoquer, plus que d'autres, la vertu de l'espérance . Quelle tragédie, mais aussi quelle espérance humaine ! , a conclu au terme de sa visite le général sur le livre d'or d'Auschwitz. On devine que cette espérance tient plus chez lui de la croyance mystique que de la raison.

 

L'Europe

 

Même conception aussi chez l'un et chez l'autre de l'Europe et du monde : une unité de civilisation inséparable de la pluralité des personnalités nationales. Que serait une société universelle qui n'aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine ou plutôt qui serait toutes ces sociétés à la fois ? dit Chateaubriand, auquel, le général répond en écho que Chateaubriand, Goethe, Byron, Tolstoï n'auraient rien valu du tout en volapük ou en esperanto ; mais ils sont toujours de grands écrivains de l'Europe parce que chacun d'eux s'inspira du génie de son pays . Et encore : je ne crois pas que l'Europe puisse avoir aucune réalité vivante si elle ne comporte pas la France avec ses Français, l'Allemagne avec ses Allemands, l'Italie avec ses Italiens, etc. Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à toute l'Europe dans la mesure même où ils étaient respectivement et éminemment italien, allemand et français. Ils n'auraient pas beaucoup servi l'Europe s'ils avaient pensé, écrit en quelque esperanto ou volapük intégrés... Il est à soi seul significatif que de Gaulle fasse de Chateaubriand, à côté de Dante et de Goethe, la figure emblématique des lettres françaises.

 

Des pragmatiques

 

Eloignés de toute idéologie exclusive par leur attachement à la nation française, tous les deux pensent qu'il faut la servir avec pragmatisme Je respecte l'opinion de l'Europe, mais elle ne sera jamais une autorité pour moi, en ce qui touche les intérêts particuliers de mon pays , dit Chateaubriand. En politique, il n'y a point de principe exclusif : on intervient ou l'on n'intervient pas selon les exigences de son pays , dit le ministre des Affaires étrangères de Louis XVIII. Et aussi : En matière de politique, les vérités sont relatives, elles ne sont pas absolues . Comment ne pas voir l'écho de cette attitude chez celui qui opposait (en matière militaire mais aussi en matière civile) la doctrine des circonstances aux doctrines a priori ? Une des raisons pour lesquelles il est si difficile de définir le gaullisme est que, une fois les grandes finalités posées, la conception de l'action y est essentiellement pragmatique ; en cela le gaullisme se distingue des idéologies où les a priori déterminent l'action jusque dans le détail. Ce n'est pas un opportunisme uniquement dicté par l'intérêt individuel ; c'est un pragmatisme d'exécution en vue d'atteindre des buts clairs. Ceci dit, il s'agit de bien plus chez de Gaulle que d'un pragmatisme de fait, c'est un pragmatisme de parti pris.

 

À la recherche d'institutions stables

 

L'un comme l'autre, venant à l'issue de grands bouleversements et confrontés à des régimes discrédités, eut chacun en son temps le souci de doter la France d'institutions stables. Chateaubriand crut les trouver dans la Charte, de Gaulle dans la Constitution de la Ve République. L'écrivain voyait dans la Charte la juste synthèse, le point d'équilibre de l'Ancien régime et de la Révolution. Sans le dire, de Gaulle voulut, en instaurant un régime présidentiel, opérer au travers d'une sorte de monarchie élective une synthèse des différentes traditions de la France. Même si le vicomte fut à cet égard plus explicite, pour l'un comme pour l'autre, la stabilité est attendue de la réconciliation des deux traditions de la France, la monarchique et la républicaine. La formule de Chateaubriand selon laquelle dans toute constitution nouvelle, il est bon, il est utile qu'on aperçoive les traces des anciennes mœurs , Charles de Gaulle eut pu la reprendre à son compte. Il dit aussi qu' il faut autant que possible mêler les intérêts de l'ancienne France dans la nouvelle au lieu de les en séparer .

Quoique tous les deux aient été inspirés par une vision analogue, Chateaubriand, venant aux affaires après une dictature militaire, aura cependant l'air plus libéral que de Gaulle, militaire réagissant aux désordres de la IVe République. Mais la différence n'est-elle pas affaire de circonstances ?

 

L'autonomie de l'ordre temporel

 

Aussi étonnant que cela paraisse pour des catholiques aussi engagés, un certain attachement à la laïcité de l'État les réunit. Certes, Chateaubriand n'aurait vu aucun inconvénient à confier en 1815 l'école à l'Église , ne serait-ce que pour la séparer du pouvoir ; de Gaulle fit voter la loi Debré d'aide à l'enseignement privé. Mais tout ultra qu'il ait été, Chateaubriand s'opposa à la loi sur le sacrilège considérant qu'elle excédait la sphère de compétence de l'État. Fort peu clérical de nature, non seulement de Gaulle ne remit jamais en cause la laïcité de l'État, mais presque toute sa carrière se déroula sous le regard soupçonneux, voire hostile, de l'épiscopat, qu'à la différence de ses opposants démocrates-chrétiens il ne consultait guère sur les questions politiques. Cette laïcité commune aux deux figures était, est-il nécessaire de le dire, davantage celle de François Ier, d'Henri IV ou de Louis XIV que celle de Jules Ferry ou du petit père Combes !

On a dit que Chateaubriand défendit contre son propre camp la liberté de la presse. De Gaulle, pourtant l'objet d'attaques continues à partir de 1958 de la part de la plupart des journaux, s'abstint scrupuleusement de tenter de leur imposer, sur ce chapitre, une quelconque censure. À sa mort, Le Canard enchaîné lui-même lui rendit cet hommage !

 

La résistance

 

Les deux grands hommes se rejoignent jusque dans l'esprit de résistance. Chateaubriand, même s'il dut s'exiler, ne mena certes jamais une entreprise de l'envergure de celle de la France libre. Mais il fut un des rares hommes en vue à s'opposer ouvertement, à partir de l'exécution du duc d'Enghien, à Napoléon. Il refusa à partir de 1830 tout rapport avec Louis-Philippe, dont il tint l'avènement pour une usurpation soutenue par de trop nombreuses trahisons : le professeur Jean Touchard va même jusqu'à dire que l'homme de Combourg, par cette spectaculaire rupture, propose un modèle à tous ceux qui refuseront la Monarchie de Juillet, le Second Empire [...], à ceux aussi qui refuseront d'un même élan la défaite de juin 1940 et Vichy .

Il est vrai que, comme dit Dominique de Roux, être un aristocrate, c'est ne jamais s'avouer vaincu .

On comprendra que de telles positions, fondées sur un culte chatouilleux de l'honneur, mais aussi sur une philosophie politique plus élaborée qu'il ne paraît, aient semblé dans les deux cas décalées à un milieu modéré majoritairement soucieux de conservatisme social. Chez l'un comme chez l'autre, même flamboyante intelligence, même puissance visionnaire, même désintéressement – mais aussi même capacité à susciter la méfiance, voire l'hostilité d'une grande partie de la droite qui, précisément pour ces raisons, eut du mal à les reconnaître comme faisant partie de leur camp. Sans doute le gaullisme n'est-il ni de droite ni de gauche . Il reste que la sensibilité de base du général n'était pas vraiment de gauche. Osera-t-on dire que l'on voit à l'œuvre dans les deux cas le grand malentendu français entre une droite éclairée – ce qui ne veut pas toujours dire modérée –, généralement marginalisée, et une droite étroite et bornée dans ses conceptions – pour ne pas dire la plus bête du monde –, le plus souvent majoritaire ?

Il est significatif que leurs contemporains s'accordèrent pour relever, chez l'un comme chez l'autre, une mentalité d'exilé. Chateaubriand émigra de 1792 à 1800, puis de 1814 à 1815. Il se considéra comme un émigré de l'intérieur entre 1804 et 1814, puis entre 1830 et sa mort en 1848. Charles de Gaulle enfant suivit son père en exil à la suite de l'expulsion des congrégations et du transfert en Belgique du collège où Henri de Gaulle enseignait. Le directeur de l'École de guerre fustigea hargneusement son allure de roi en exil . Si l'aventure de la France Libre fut beaucoup plus qu'un exil, elle en eut tout de même à ses débuts les caractères. Et qui dira que Colombey-les-deux-Églises ne fut pas entre 1946 et 1958, entre 1969 et 1970, au moins autant que la Vallée-aux-Loups, un lieu d'exil ?

Le sentiment de supériorité que donna leur commune confrontation à des partenaires de combat peu éclairés, médiocres et souvent hostiles, se marque, qui s'en étonnera, par un style d'action et d'écriture à la fois soucieux d'une perfection formelle bien française et plein de hauteur par rapport aux choses et aux événements – de distance par rapport aux hommes et à leur histoire. Ce n'est pas seulement par un mimétisme d'apprenti que le général s'attacha à écrire comme le vicomte ; c'est parce que, dans l'arène politique, campant sur les mêmes positions, ils partageaient la même posture.

 

À l'opposé de l'organicisme

 

Mais, dira-t-on, entre Chateaubriand et de Gaulle, quoi ? N'a-t-on affaire qu'à une magnifique correspondance entre deux génies insulaires enjambant les décennies dans un océan de médiocrité ? Pas tout à fait. Chateaubriand n'est pas dans la pensée du général de Gaulle une référence complètement isolée. L'auteur de l'Essai sur les Révolutions se trouve de fait au commencement d'un des courants du catholicisme politique français que, faute de meilleur terme, on qualifiera de libéral ou national libéral . Et c'est dans la continuité, non seulement de Chateaubriand mais de ce courant, que l'essentiel de la pensée du général de Gaulle s'inscrit selon nous. Un courant largement ignoré car il fut, pour les raisons que l'on vient de dire, faiblement alimenté – voire intermittent.

Le courant contre-révolutionnaire, que nous appellerons organiciste, issu de Maistre et de Bonald, est lui beaucoup mieux connu. Il eut au cours des cent cinquante années qui suivirent la Révolution infiniment plus d'impact sociologique. Plus simple à comprendre pour une vieille noblesse peu éclairée, qu'il arrive à l'auteur des Mémoires d'outre-tombe de décrire férocement, la qualifiant de survivancière , voire pour une certaine bourgeoisie conservatrice, le rejet sans nuances des idées de 1789 parut légitimé après 1848 par l'apparent échec du catholicisme libéral, qui avait été très influent sous la IIe République. En même temps, la deuxième moitié du XXe siècle voyait un double raidissement, celui du Vatican au travers du Syllabus , celui des républicains tous devenus positivistes et anticléricaux à partir du Second Empire et pour qui, selon la formule polémique de Clemenceau, la Révolution est un bloc . Face à ce bloc, on était tout pour ou tout contre : la grande majorité du catholicisme français, à la différence de Chateaubriand, choisit d'être tout contre.

La philosophie de ce catholicisme réactionnaire était organiciste : la société est assimilée par lui à un organisme dont l'individu n'est qu'un membre parmi d'autres. Son existence séparée de l'ensemble ne se conçoit pas. Il est comme l'organe d'un corps vivant, qui n'a de sens que parce qu'il est rattaché à un ensemble dont les parties sont interdépendantes. L'homme n'existe que pour la société , dit Louis de Bonald. L'individu n'est que la partie d'un tout : l'Église, l'État ou les corps intermédiaires – et bien entendu la famille. Très peu présente dans la pensée occidentale jusqu'au XIXe siècle, elle devient alors un thème à la mode : sait-on que l'Église, qui suit en partie ce mouvement, n'institua la fête de la sainte Famille qu'en 1891 ? La famille constitue pour ce courant le modèle élémentaire de toute société humaine où l'on est père, mère, fils, fille, époux ou épouse comme l'on est prince ou sujet, maître ou compagnon, avant d'être individu. La famille est pour tout homme la matrice dont on ne sort jamais.

Comme l'a montré Emmanuel Todd , inspiré par Frédéric Le Play, l'Église catholique qui, au temps de la Ligue, avait ses terres de prédilection dans un Bassin parisien individualiste, très tôt pays de famille nucléaire, trouva par une étonnante mutation sociologique ses bastions à partir de la Révolution dans les terres périphériques de famille patriarcale, organique : Bretagne, Savoie, Pays basque, Sud du Massif central, terres qui deux siècles plus tôt avaient été généralement huguenotes, les ligueurs parisiens étant entre-temps passés de la Ligue au jacobinisme – du tyrannicide au régicide, si l'on peut dire.

Hostiles à la promotion des talents, les penseurs contre-révolutionnaires tiennent à un idéal de fixité sociale où les fils demeurent dans la condition de leurs pères. Ceux qui s'en écartent finissent mal, comme les déracinés de Maurice Barrès. Les racines non seulement sociales mais familiales et géographiques sont pour eux essentielles. Tout homme est l'addition de sa race dit un tenant de ce courant, Antoine Blanc de Saint Bonnet. Celui qui n'est partie prenante d'aucune hiérarchie ou organisme, celui qui n'a pas de racines est une anomalie, un danger, un germe de dissolution : c'est ainsi que l'on verra bientôt le Juif. Conscient qu'il devait sa carrière plus à son talent qu'à ses origines, Chateaubriand, quoique fort imbu de sa noblesse, ne partagea jamais une telle vision fixiste de l'ordre social : Jadis on pouvait beaucoup par sa position ; aujourd'hui on n'est quelque chose que par soi-même ; jadis on voulait des titres, maintenant on demande des talents ; nouvelle espèce de noblesse qui s'étend dans l'avenir comme l'ancienne dans le passé .

Dans cette métaphysique sociale, le christianisme n'a nullement le rôle émancipateur que lui confère Chateaubriand, bien au contraire : La nature du catholicisme le rend l'ami, le conservateur, le défenseur le plus ardent de tous les gouvernements , dit Joseph de Maistre. Le prêtre est, comme disait Napoléon (que les contre-révolutionnaires comme Bonald ou Fontanes servirent avec plus de zèle que Chateaubriand), un gendarme spirituel .

Le mot liberté hérisse ce courant-là : Louis Veuillot, l'ardent chroniqueur de L'Univers et porte-parole du catholicisme intransigeant , le plus férocement antilibéral, accepte à la rigueur l'égalité (de dignité devant Dieu), la fraternité (héritage de la charité chrétienne), mais refuse la liberté .

C'est le souvenir d'un Ancien régime idéalisé, et en deçà rien moins que la nostalgie de l'unité de la société primitive, qui s'exprime au travers de cette vision théologico-politique. La philosophie traditionaliste est-elle compatible avec le christianisme ? L'originalité de l'histoire occidentale s'y trouve en tous les cas gommée au bénéfice d'un modèle social qui rappelle tout autant l'empire de Chine que le despotisme oriental . Précisément parce qu'il refusait ce dernier et qu'il ressentait pleinement l'originalité politique de l'Europe chrétienne, Chateaubriand détesta quand il le visita, à la différence d'autres voyageurs français, l'empire ottoman.

 

Vichy et l'Action française

 

Cette tradition eut son aboutissement politique : le refus du ralliement des milieux conservateurs à la République, pourtant préconisé par le pape en 1891, l'engouement pour l'antisémitisme d'un Drumont, l'engagement imprudent de certaines congrégations et d'une partie des catholiques français contre Dreyfus, plus tard les yeux doux faits parfois aux régimes autoritaires, voire fascistes. Ce courant contre-révolutionnaire crut trouver sa revanche avec l'avènement du régime de Vichy, tenu pour une divine surprise , et lui imprima sa marque réactionnaire – bien que ni Pétain ni Laval, tous deux républicains et agnostiques, ne soient issus de cette tradition de pensée, mais on a les héros que l'on peut ! Pourtant, ce qui sembla son triomphe s'avéra un peu plus tard sa perte.

Cette tradition eut en même temps son aboutissement intellectuel : l'Action française. Si l'on considère ce qu'a de néopaïen (cela n'aurait pas échappé à Chateaubriand) le culte de l'État, voire le culte de l'autorité qui s'exprime dans le courant contre-révolutionnaire français, on ne sera pas étonné qu'il ait trouvé son ultime avatar dans une philosophie politique agnostique, celle de Charles Maurras qui se disait ouvertement inspiré, non seulement par Bonald et Maistre, mais encore par la philosophie positiviste. En vertu de son principe individualiste, la révolution a relâché ou dissout les liens sociaux des Français : elle a réduit notre peuple à un état de division atomistique, où tout individu vit isolé des individus concurrents. Maurras ne craint pas de chercher certaines de ses références à gauche pourvu qu'elles soient hostiles à l'individualisme : le corporatisme de Proudhon semblait justifier la nécessité des corps intermédiaires chers à l'Action française, en réaction à une révolution supposée les avoir détruits au seul bénéfice de l'État et de l'individu. De même, il se réfère à la vision compacte de la société scientifique d'Auguste Comte, où le règne des nouveaux prêtres du positivisme ne laissait pas davantage de place à la liberté individuelle que la vision également compacte et ultra-hiérarchique de Bonald.

On n'aime pas plus la liberté à l'Action française que dans le reste de la tradition contre-révolutionnaire. Mais comme il eut été malséant de faire l'éloge de la servitude ou de la dépendance, Maurras dit qu'à la Liberté abstraite, il préférait les libertés, concrètes, limitées, et si possible plus collectives qu'individuelles, communales, provinciales, corporatives, bref les franchises de l'Ancien régime.

L'antisémitisme de l'Action française, hérité de Drumont et des antidreyfusards n'avait rien à voir certes avec l'antisémitisme exterminateur des nazis. Mais il était néanmoins beaucoup plus élaboré que l'antisémitisme irraisonné de la vieille Europe, car il s'inscrivait dans une doctrine : dans la conception d'une société compacte telle que la voit Maurras, ceux qui ne se rattachent à aucune totalité organique, qui circulent ou font circuler les biens ou l'argent, sont des éléments inclassables, dissolvants – et par là inquiétants. Dans le système de l'Action française, c'est la place du Juif et également par extension celle de la ploutocratie anglo-saxonne. Cultivant les héritages bien de chez nous, Maurras se méfie du monde anglo-saxon qu'il connaît mal (alors que Chateaubriand y puise au contraire l'essentiel de son inspiration politique).

Le choix d'approuver l'erreur judiciaire de la IIIe République à l'encontre du capitaine Dreyfus fut la plupart du temps un réflexe irraisonné. Parfois inspiré par l'antisémitisme, il se fondait aussi sur le respect de la chose jugée, ou même l'hostilité aux dreyfusards. Pour certains, il résultait cependant d'une option idéologique, le choix du corps constitué contre l'individu, celui de l'honneur de l'armée contre la justice due à un individu.

Même si l'Action française fut inspirée par un philosophe positiviste, on sait que la masse de ses adeptes était catholique. Cela rendit plus déchirante la condamnation du mouvement par le Saint-Siège en 1927 : cette condamnation portait non sur l'ensemble de la doctrine, mais sur le primat absolu du politique sur toute autre considération (et donc de la Cité sur l'individu).

D'ailleurs, du catholicisme, l'Action française ne prenait que ce qui l'arrangeait : beaucoup certes, et notamment une vision autoritaire de la société et de l'Église, mais elle refusait ce que pouvait contenir de subversif le ferment évangélique. La célèbre formule du Magnificat, Deposavit potentes de sede et exultavit humiles était insupportable aux oreilles de Charles Maurras (comme elle l'avait été à celles de Napoléon et de Louis-Philippe, qui tentèrent de la supprimer). D'une façon générale, Maurras n'aimait pas la Bible, en qui il voyait un livre subversif (et juif !).

Si certains historiens des idées ont pu confondre Chateaubriand avec les idéologues réactionnaires, ces derniers ne s'y trompèrent pas. Barbey d'Aurevilly fustige le spectacle douloureux offert par Chateaubriand, partisan de la monarchie constitutionnelle, laquelle n'est selon lui qu'une variante de la république. Et Maurras de surenchérir : Loin de rien conserver, Chateaubriand fit au besoin des dégâts pour se donner de plus sûrs motifs de regret . Le fondateur de l'Action française, admirateur d'Auguste Comte, détestait l'auteur du Génie du christianisme.

Bien que resté éloigné du pouvoir tout au long de la IIIe République, le courant contre-révolutionnaire tel que l'incarna l'Action française eut une considérable influence sociale et intellectuelle dans la première moitié du XXe siècle. C'est seulement avec le naufrage du régime de Vichy qu'il se marginalisa de manière sans doute définitive.

 

Aux origines de la tradition libérale catholique

 

Autant le catholicisme contre-révolutionnaire apparaît dans l'histoire comme un courant important, massif dans ses conceptions autoritaires et dans sa large emprise sociologique, comme tout un pan de la société française arc-bouté dans le refus de l'héritage de 1789 et du stupide XIXe siècle (selon l'expression de Léon Daudet), autant le courant du catholicisme libéral apparaît dans l'histoire de la pensée française comme un mince filet à peine continu, et rarement comme une force politique significative. Au demeurant, la sensibilité qu'il représente se dispersa entre légitimistes (Chateaubriand lui-même), orléanistes (Tocqueville) et bonapartistes (Emile Ollivier), voire républicains. C'est ce mince filet qui pourtant relie deux figures aussi fondamentales que Chateaubriand et de Gaulle.

Ce courant pour qui, rappelons-le, la liberté, loin d'être la semence diabolique de la Révolution, est un héritage chrétien, et que par là tout n'est pas à rejeter dans l'héritage de 1789 (même si on le juge globalement négatif) fut largement représenté, sous différentes formes entre 1815 et 1848. Beaucoup considèrent alors qu'après le violent et stérile affrontement entre l'Église et la Première République, un rapprochement était nécessaire. La mémoire immédiate de la révolution que conserve cette génération est au demeurant une mémoire mélangée où, pour tous ceux qui ont vécu de près le chaos des événements, dire que la Révolution était un bloc eut paru une absurdité.

Dans cet environnement, Chateaubriand doit être considéré à part des catholiques libéraux regroupés autour du journal L'Avenir (1831-1832) : Lamennais, Montalembert, Lacordaire. Pour ces derniers, il s'agit de relier ce que l'actualité du XIXe siècle a, selon l'opinion commune, disjoint, l'Église et la liberté. Leur tentative, désavouée par Grégoire XVI dans l'encyclique Mirari vos (1832), se heurta au refus de la papauté de mettre sur le même plan les droits de la vérité et les prétentions de l'erreur, notamment en matière de presse. On aurait cependant tort de penser que c'est tout le catholicisme libéral qui fut ainsi sanctionné, et surtout de croire qu'il le fut au bénéfice du catholicisme réactionnaire et organiciste, le désaccord du magistère ne portant que sur les questions religieuses. L'Église, contrairement à ce que l'on croit trop souvent, ne censure pas des courants ou des systèmes ; imprégnée d'un pragmatisme tout latin, elle condamne des propositions.

La tentative de L'Avenir fut presque immédiatement reprise, sous une forme plus soucieuse d'orthodoxie, la Revue européenne de Frédéric Ozanam et Mgr d'Hulst, que Chateaubriand salua explicitement comme des disciples.

Un des plus éminents représentants du catholicisme libéral fut le dominicain Henri Lacordaire, dont le double combat en faveur de la reconquête catholique et d'une réconciliation de l'Église et de la liberté marque tout le XIXe siècle.

Chateaubriand, lui, ne raisonne pas à la même échelle. Il ne se soucie nullement de réconcilier le christianisme et la liberté. Parcourant d'un regard la longue suite des siècles, il constate au contraire la convergence historique des deux. Ne se préoccupant pas d'entrer dans les détails d'un programme politique, il ne se sent sans doute pas concerné par la censure pontificale. Il n'en témoigne pas moins son estime au groupe de L'Avenir, particulièrement à Félicité de Lamennais. Après que celui-ci eut rompu avec Rome, il lui marqua certes son désaccord : Si après avoir embrassé l'enseignement évangélique populaire, il fut resté attaché au sacerdoce, il aurait conservé l'autorité qu'ont détruite ses variations , mais il lui adresse à la suite cette émouvante apostrophe : Nous avons été bercés en naissant par les mêmes flots, qu'il soit permis à mon ardente foi et à mon admiration sincère d'espérer que je rencontrerai encore mon ami réconcilié sur le même rivage des choses éternelles . On soulignera aussi que, classé ultra en 1815, Chateaubriand eut à partir de 1830 des contacts avec les républicains. De cette génération, Chateaubriand fréquenta et respecta ceux qui, de droite ou de gauche, gardèrent leurs distances vis-à-vis de l'orléanisme, comme Lamartine, Béranger ou Armand Carrel – mais tint à l'écart ceux qui, à l'instar de Guizot, soutinrent ce régime qu'il considérait comme celui de la trahison.

Le catholicisme libéral ne se distingue pas alors nettement du catholicisme social ; beaucoup de sensibilités différentes sont cependant représentées dans cette mouvance. Lamennais ne fut jamais à proprement parler un libéral : parti sur des bases proches de Bonald, et qui aboutit à un christianisme socialisant fort éloigné de l'orthodoxie, basculant en quelque sorte de l'extrême droite à l'extrême gauche, une trajectoire que l'on devait retrouver assez fréquemment au XXe siècle. Pas davantage Buchez, qui se voulait à la fois chrétien et jacobin, voire montagnard. Plus proche du libéralisme catholique et élitiste de Chateaubriand sont Tocqueville (quoique rongé par le doute) et Guizot (quoique protestant). Quand Alexis de Tocqueville dit c'est le despotisme qui peut se passer de la foi, non la liberté , ne croirait-on pas entendre l'homme de Combourg ?

Même si Lamartine, principale figure du gouvernement provisoire de la Seconde République avait pris ses distances vis-à-vis de la religion, il en était assez respectueux pour qu'on le situe dans cette même mouvance. Montalembert et Falloux, quoique devenus à partir de 1848 profondément conservateurs, ont encore des relents de libéralisme suffisants pour être rattachés à cette école.

À partir du Second Empire, les représentants de ce courant se font en revanche rares et trouvent difficilement leur place sur un échiquier politique et intellectuel marqué par le durcissement des positions – tant de la papauté (qui réitère en 1864, avec Quanta Cura et le Syllabus, les anathèmes de 1832) que des Républicains, inséparable de la relève opérée par une génération qui n'ayant pas connu la Révolution porte sur elle de jugements plus sommaires que ceux qui l'ont vécue.

Oublions Émile Ollivier, assurément bon catholique et bon libéral, ultime premier ministre de Napoléon III, entre 1868 et 1870. Cette étonnante figure de la politique française, esprit brillant, gendre de Liszt et beau-frère de Wagner, sombra encore jeune dans le naufrage de Sedan. Les catholiques sociaux qui illustrèrent la IIIe République, comme Albert de Mun et La Tour du Pin, sont plus proches du traditionalisme organiciste que du libéralisme. D'une façon générale, le catholicisme social sans référence au libéralisme a tendu au fil des ans à s'identifier aux positions traditionnelles d'un catholicisme conservateur conscient des préoccupations sociales de l'Église de toujours, et par là sincèrement soucieux du sort de la classe ouvrière – mais qui, imprégné de philosophie organiciste, abandonne à la gauche la promotion des talents.

 

Plus qu'un mince filet...

 

L'héritage libéral à la manière de Chateaubriand subsiste cependant. C'est assurément à cette lignée intellectuelle qu'il faut rattacher le père du général, Henri de Gaulle, professeur catholique et monarchiste admirant d'autant plus Chateaubriand que sa propre mère, née Joséphine Maillot, avait écrit une Vie de Chateaubriand : apprenant la condamnation de Dreyfus, il imposa à ses élèves une minute de silence parce que la France s'était déshonorée . Pour lui, une atteinte au droit était inacceptable, même si le prestige de l'armée était en jeu. Il considéra à juste titre, comme l'aurait sans doute jugé Chateaubriand, que commettre une injustice, un déni de droit pour des raisons politiques, était un reniement de notre grande tradition chrétienne venue du fond des âges.

Un autre dreyfusard, issu d'horizons différents, Charles Péguy, dont l'influence intellectuelle devait être considérable, y compris sur le général de Gaulle, illustra à sa manière ce courant. Quoique ses idées ne soient en définitive pas très différentes et que son patriotisme de plus en plus intransigeant l'apparente à la lignée de Chateaubriand, Péguy s'en distingue fortement par une sensibilité plébéienne, républicaine et socialisante, fort éloignée du libéralisme aristocratique de l'auteur des Mémoires d'outre-tombe.

On n'a pas encore fait le recensement des dreyfusards catholiques que compta cette génération, plus nombreux qu'on l'a dit et victimes d'une histoire que le camp républicain s'est plu à peindre en noir et blanc : l'abbé Augustin Serres, Paul Viollet et, quoique se considérant comme mal croyant, un homme de tradition comme Henri Lyautey, futur maréchal qui devait être aussi un maître à penser du général de Gaulle.

 

La démocratie chrétienne

 

Pour pleinement éclairer l'originalité de la filiation qui relie Chateaubriand à de Gaulle, il faut évoquer le troisième grand courant politique du catholicisme français : la démocratie chrétienne. Peut-être le premier démocrate-chrétien fut-il Pierre-Simon Ballanche, philosophe lyonnais, proche ami de Chateaubriand et teilhardien avant la lettre . Mais même si ses prémices se rencontrent dans les débuts du XIXe siècle, avec Lamennais ou Buchez, le courant démocrate-chrétien ne se développe vraiment qu'après la définition d'une doctrine sociale de l'Église, soit à partir de l'encyclique Rerum novarum de 1891. Les inspirateurs n'en sont pas seulement des Français, comme Marc Sangnier et le Sillon, mais aussi des Allemands (Mgr von Ketteler, Windhorst), des Belges (Henri de Man) ou des Italiens (Dom Sturzo). Il se traduit à partir de 1920 par l'émergence de partis démocrates-chrétiens en Belgique, en Italie, en Allemagne et, dans une moindre mesure, en France. Les partis démocrates-chrétiens ayant généralement participé à la résistance au nazisme et au fascisme sont devenus florissants après 1945. Toutefois, en France et dans d'autres pays, le courant évolue ensuite, sur fond de déchristianisation, vers la constitution d'ailes chrétiennes de la gauche, généralement au sein des partis socialistes à la religiosité plus ou moins décolorée. À Robert Schumann et Alcide de Gasperi ont succédé Jacques Delors et Romano Prodi.

La démocratie chrétienne fut confrontée, comme le libéralisme et le traditionalisme, aux censures du Saint-Siège. Le Sillon fut désavoué en 1910. La lettre du pape Pie X ne condamne pas l'adhésion du mouvement à la démocratie ou à la république dans son principe, mais la confusion des genres et notamment l'organisation de processions ou de pèlerinages démocrates-chrétiens : les catholiques peuvent à la rigueur, dit le pape, adhérer à des partis républicains respectueux de l'Église et par ailleurs s'adonner à la dévotion, mais pas mélanger les deux.

On le voit : chacun des trois courants qui se partagent la tradition catholique française post-révolutionnaire, le libéral, le démocratique et le réactionnaire essuya à son tour les foudres du Vatican : l'Avenir libéral en 1832, le Sillon démocrate chrétien en 1907 et l'Action française monarchiste et organiciste en 1927. Rome coupe les branches qui dépassent, elle ne récuse pas pour autant l'ensemble de l'arbre, la totalité de la doctrine. Au demeurant, la béatification récente de Frédéric Ozanam, qui illustre le catholicisme libéral et social au temps de la Monarchie de Juillet, est venue cautionner ce courant. On voit d'ailleurs mal comment un catholique engagé dans les affaires du monde pourrait n'être ni conservateur, ni libéral, ni démocrate !

La démocratie chrétienne se rattache au libéralisme chrétien par son adhésion au régime représentatif. Bien davantage que les libéraux du temps de Chateaubriand, les démocrates chrétiens reconnaissent pleinement le suffrage universel. Ils se situent en cela aux antipodes de la réaction catholique autoritaire.

Ils partagent cependant avec celle-ci une méfiance instinctive pour le libéralisme. Émile Poulat a bien montré la filiation du catholicisme intransigeant antilibéral du XIXe siècle à la démocratie chrétienne. Mais depuis les années 1830, les lignes se sont déplacées : ce n'est pas tant le libéralisme politique (liberté d'opinion, de pensée, de presse) qui se trouve au cœur du débat que le libéralisme économique. Comme les socialistes, les démocrates chrétiens refusent les effets pernicieux du libéralisme économique intégral, générateur d'inégalités, d'exploitation de l'homme. En dénonçant la liberté économique, ils se présentent ainsi comme fidèles à la tradition antilibérale du Syllabus (même si ce n'est pas tout à fait la même liberté qu'ils critiquent) et s'offrent ainsi le luxe un peu canaille de doubler le libéralisme bourgeois sur sa gauche en direction des socialistes. Les tenants de la démocratie chrétienne ont beaucoup insisté sur le fait que, à bien des égards, ils étaient plus proches de la gauche socialiste, redistributrice et interventionniste, comme elle soucieuse des plus démunis, que du libéralisme bourgeois hérité de 1789, insensible aux souffrances et à la question sociale, et volontiers anticlérical. En 1945, des alliances de gouvernement de type Troisième force se formèrent en France et en Italie sur cette base.

Même si la position démocrate-chrétienne n'aboutit nullement à une société de type autoritaire (l'exemple de l'Italie des années 1944-1994 tendrait même à démontrer le contraire), on ne saurait perdre de vue ce qu'elle recueille de l'héritage instinctivement antilibéral d'une certaine droite chrétienne.

 

Contre l'individu

 

La notion d'individu plaît aussi peu que la liberté au courant traditionaliste et au courant démocrate-chrétien. Ce dernier s'appuie, à partir des années 1930, sur une philosophie inspirée du christianisme, le personnalisme d'Emmanuel Mounier , fondateur de la revue Esprit, au centre duquel se trouve la notion de personne. Aux droits de l'individu, on préféra donc les droits de la personne (une distinction qui apparaît déjà chez Bonald). En théorie, la personne est insérée dans un réseau de relations sociales, sujet de devoirs autant que de droits, alors que l'individu est tenu pour une sorte d'électron libre. Mais dans la pratique, cette distinction est plus verbale que fondamentale.

L'héritage contre-révolutionnaire se retrouve dans l'importance que les différents courants démocrates chrétiens ont conférée aux corps intermédiaires : syndicats ou corporations, régions, communes, et en France à une sournoise hostilité à l'État supposé jacobin et despotique. Cette thématique se trouve encore au centre de la pensée d'un intellectuel de la deuxième gauche de la fin du XXe siècle comme Pierre Rosanvallon . Volontiers porté, comme Maurras, à tourner cet État jacobin au travers des collectivités intermédiaires, fédéraliste et décentralisateur, le courant démocrate-chrétien trouve à partir de 1950 un autre moyen de le battre en brèche au travers de l'idée européenne, cultivée avec passion par la plupart de ses partisans. Dans l'idée européenne, l'hostilité à l'État révolutionnaire se conjugue avec un idéalisme pacifiste antinational qui semble mieux convenir aux chrétiens, ou qui semble s'inscrire dans un certain universalisme catholique, au point d'identifier aux yeux de beaucoup de ses contemporains politique chrétienne et construction européenne.

Dans l'histoire telle que la considèrent les démocrates chrétiens, la Révolution française est frappée du même opprobre que chez les contre-révolutionnaires : celui d'avoir, au travers de la loi Le Chapelier et la loi d'Allarde, aboli les corporations et autonomies locales pour ne laisser face à face que l'État et l'individu nu. La légitimité de ces corps intermédiaires est fondée sur le principe de subsidiarité , défini (quoique non dénommé comme tel) par Pie XI dans Quadragesimo anno (1931) , et dont le rappel insistant en fait chez certains tenants de ce courant de pensée une sorte de nouvel article du Credo. Au travers de cette glorification des corps intermédiaires, parmi lesquels bien évidemment la famille, la démocratie chrétienne rejoint ainsi l'organicisme contre-révolutionnaire, même si les syndicats démocratiques ne sont pas tout à fait la même chose que les corporations autoritaires à l'ancienne. Il est significatif que le dictateur portugais Antonio Salazar, se réclamant de la doctrine sociale de l'Église sous une forme durcie par l'idéologie, ait pu édifier un régime peu éloigné du fascisme. Quand le traité de Maastricht (1991) inscrivit parmi les principes de l'Europe le principe de subsidiarité , certains y virent, de manière bien illusoire, une grande victoire de la pensée chrétienne.

Si Chateaubriand a lui aussi exalté les corps intermédiaires (mais dans son esprit, il s'agit bien davantage de la pairie héréditaire que des syndicats !), ce fut davantage parce qu'il y voyait un contre-pouvoir, garant de la liberté, que le ciment d'une société compacte.

La démocratie chrétienne, bien qu'évoluant dans un contexte très différent de celui du début du XIXe siècle, se distingue aussi par une certaine tendance à confessionnaliser la politique que l'on ne trouve pas dans le catholicisme libéral.

Le caractère semi-héréditaire des mandats politiques au sein de la démocratie chrétienne française, quoiqu'autant sociologique que doctrinal (le MRP, puis le CDS et l'UDF furent le parti des notables de province), le rattache plus au courant organiciste qu'à la méritocratie républicaine. François Bayrou lui-même a dénoncé cette dérive.

 

Trois traditions fondamentales

 

Trois traditions fondamentales, qui sont aussi des sensibilités, se partagent ainsi l'héritage politique chrétien en France depuis deux siècles :

• la tradition contre-révolutionnaire, hiérarchique, autoritaire et organiciste, répugne à reconnaître la liberté comme une valeur positive ;

• la tradition démocrate-chrétienne est démocratique, mais, attachée aux corps intermédiaires et elle aussi organiciste à sa manière, répugne à reconnaître pleinement la valeur de la liberté, au moins économique ; elle tend à sacrifier la nation sur l'autel de l'Europe supranationale ;

• la tradition libérale, avec ses variantes inégalement démocratiques, reconnaît la liberté comme une valeur chrétienne et moderne tout à la fois.

On n'aurait pas fini avec la description de ce qui distingue ces sensibilités sans relever que la dernière se distingue aussi par un rapport différent entre le religieux et le politique ainsi qu'au fait national.

Si l'on comprend aisément que le libéralisme fasse, en quelque sorte par définition, mieux que les autres traditions la part de l'autonomie de l'ordre politique, il est a priori moins évident d'y trouver une nuance plus nationale – d'autant que depuis 1945 un certain libéralisme cosmopolite tend à être opposé à toutes les formes de nationalisme. Que le libéralisme catholique soit depuis deux siècles mêlé d'un fort sentiment national est assurément vrai aussi bien chez Chateaubriand que chez de Gaulle, mais moins chez les autres représentants de cette tradition, comme Montalembert ou Lacordaire. Cela tient en partie à ce qu'ils se trouvent être les seuls héritiers depuis 1789 du gallicanisme d'Ancien régime, de cette conscience fière que la France, fille aînée de l'Église a des droits propres au sein de la chrétienté. Au contraire, le traditionalisme, inspiré par le traité Du pape de Bonald et par le journal L'Univers de Veuillot, vira très vite à l'ultramontanisme. Il retrouva ainsi la position du parti espagnol du temps de Richelieu. Et on sait comment les patriotes de Vichy se firent les serviteurs du nouvel ordre européen de l'occupant. De même le MRP proche de la nonciature passa sous la IVe République pour le parti du Vatican, non sans quelques raisons, avant d'être celui de l'Europe supranationale.

Mais par-delà l'héritage gallican, on trouve chez le vicomte comme chez le général, plus que chez d'autres catholiques engagés en politique, une nette conscience de l'autonomie de l'objet politique. Une étude serait à faire pour savoir ce que cette conscience de l'autonomie du politique doit à l'enseignement des Jésuites et, par lui, à saint Thomas d'Aquin, si attentif à la distinction de l'ordre naturel et de l'ordre surnaturel. Le cardinal de Richelieu lui-même s'inscrit dans cette filiation. Or qu'est cet objet politique autonome, si ce n'est la direction d'une communauté particulière qui s'appelle la France ? Diriger la France, c'est pour l'un comme pour l'autre ne s'inféoder à aucune idéologie, fut-elle cléricale, à aucune internationale, fut-elle vaticane. Au demeurant, le lieu de la synthèse de l'Ancien régime et de la Révolution si ardemment désirée par l'un et par l'autre est moins une théorie englobante que l'Histoire de France elle-même dans ce qu'elle a de charnel. Cette Histoire, dans son unité concrète, est le creuset où viennent naturellement se fondre et s'enrichir réciproquement les différentes traditions. C'est en ce sens que la tradition libérale, d'une manière qui paraîtra sans doute paradoxale aux tenants du libéralisme mondialisé du XXIe siècle, ne pouvait apparaître chez ses meilleurs représentants que nationale.

Ce caractère national du libéralisme paraîtra sans doute paradoxal aux tenants contemporains du libéralisme mondialisé. Pourtant libéralisme et esprit national se sont conjugués étroitement jusqu'en 1945. Dès 1789, les partisans du changement se désignent eux-mêmes comme patriotes . Au XIXe siècle, le mouvement des nationalités est inséparable du libéralisme en Italie et dans l'Empire austro-hongrois. Avec des nuances différentes, les principales figures de la IIIe République de Jules Ferry à Poincaré, se rattachent à ces deux courants, tandis que les socialistes sont, eux, pacifistes et internationalistes. Le parti national-libéral du chancelier Streseman représente sous la république de Weimar, la partie la plus saine de la droite allemande. Les deux principes, inséparables au Royaume-Uni de Lloyd George à Margaret Thatcher se conjuguent toujours dans les États-Unis de Ronald Reagan. Ce n'est qu'avec l'avènement du mondialisme, fondé sur un projet de libre-échange généralisé et avec les débuts de la construction européenne, laquelle ambitionne le dépassement des nations, que le libéralisme s'est détaché, au moins dans l'Europe continentale, de l'esprit national. Il faut y voir l'effet de la guerre mondiale où certains ont cru déceler, à tort ou à raison, les effets d'un nationalisme excessif. Mais de Gaulle ne voyait pas les choses de cette manière : pour lui, la nation n'est pas source de conflits ; en revanche, la négation de la nation est à l'origine de toutes les guerres . Libéraux et nationaux tous les deux, Chateaubriand et de Gaulle se situent ainsi dans le courant principal du nationalisme européen.

 

Qui a inspiré Charles de Gaulle ?

 

Né en 1890, à la fin d'un siècle où le catholicisme politique s'était trouvé divisé entre les courants contre-révolutionnaires et libéraux, et à la veille de l'émergence d'un nouveau courant démocrate-chrétien, le général de Gaulle puisa naturellement son inspiration dans les trois courants.

Quoique d'abord inspiré par la pensée chrétienne, il puisa sans doute aussi ailleurs : Nietzsche et Barrès, deux penseurs fort peu catholiques, ne lui étaient pas étrangers. Il ne cachait pas son admiration pour le second. Mais c'est incontestablement dans le courant catholique et libéral issu de Chateaubriand – lequel, un siècle et demi après, en restait la principale figure – que se situe l'inspiration dominante du gaullisme. Le sens profond de la liberté (et de ce qui en découle : le respect des libertés républicaines et du régime représentatif), un patriotisme intransigeant, la conscience vive de la continuité de l'Histoire de France, un sens rigoureux de la distinction entre spirituel et temporel, et aussi la perception de l'évolution historique et de la modernité, tout cela l'apparente de près à Chateaubriand. À quoi il faut sans doute ajouter un immense respect de l'univers de la culture (et spécialement des lettres) et cette éthique féodale fondée sur un sens chatouilleux de l'honneur d'où découle naturellement l'esprit de résistance.

On ne saurait cependant négliger l'impact sur la pensée gaullienne de cet autre courant que fut la démocratie chrétienne ou, plus exactement, du christianisme social. Abonné dans les années 1930 au Temps présent, le journal des démocrates-chrétiens, inspiré par Marc Sangnier, le colonel de Gaulle cotisa même à l'association des Amis du Temps présent, ce qui marque une sympathie idéologique explicite . De ce courant viennent son attachement aux corps intermédiaires (en 1945, fut institué le Conseil économique et social ; en 1969, le général tenta, pour son malheur, d'intégrer la représentation professionnelle à la représentation nationale) et l'idée de participation qui lui était chère (encore que celle-ci puisse faire aussi l'objet d'une lecture individualiste : chacun a le droit de donner son avis sur ce qui le concerne).

Le général fait aussi référence à certains représentants du courant catholique social proches de la pensée contre-révolutionnaire. Il évoque ainsi dans ses écrits Frédéric Le Play, le génial sociologue du XIXe siècle dont les écrits furent récemment redécouverts par Emmanuel Todd, et qui fut un des inspirateurs du catholicisme social. Albert de Mun ou La Tour du Pin ne lui sont pas étrangers.

C'est en revanche à tort que l'on dit encore trop souvent que de Gaulle était tributaire de l'influence maurassienne. Qu'il ait été, comme son père jusqu'en 1927, abonné à L'Action française avait aussi peu de signification, dans son milieu et son époque, que l'abonnement d'un haut fonctionnaire français des années 2000 au Monde ! Il fut le disciple du colonel Émile Mayer, théoricien militaire non-conformiste d'origine juive. De Gaulle, qui estimait assez modérément le vieux maître provençal ( devenu fou à force d'avoir raison ), qui fut partisan dès 1936 d'une intervention en Espagne aux côtés des Républicains, ne témoigna jamais, à la différence du jeune François Mitterrand, d'une sympathie explicite pour cette école.

Sans doute fut-il beaucoup plus attaché à l'ordre classique et à l'autorité de l'État que Chateaubriand qui reste un romantique – beaucoup plus en tout cas que les libéraux et les démocrates-chrétiens. Ses sympathies allaient à coup sûr davantage vers le cardinal de Richelieu que vers la duchesse de Chevreuse : on en est moins sûr de Chateaubriand. Plus que Louis XIV, tenté par la démesure, c'est en effet la figure du grand cardinal qui incarne à ses yeux l'ordre classique. Mais faut-il passer par la médiation de Maurras, qui lui aussi aimait l'ordre classique, pour expliquer ce caractère ? Son éducation militaire et sa familiarité de l'Histoire de France n'y suffisent-ils pas ?

Cette filiation essentielle de doctrine, ou à tout le moins de sensibilité de Chateaubriand à de Gaulle n'apparut peut-être pas dans toute sa spécificité avant 1940. Si déjà l'Action française et la démocratie chrétienne des années trente se distinguaient – et même se combattaient –, il nous semble que le colonel de Gaulle avait opté clairement pour la seconde car les contours des différentes traditions que l'on a évoquées n'étaient pas encore aussi nets qu'aujourd'hui. Il fallut les événements pour que les idées – et peut-être aussi les réflexes – du général se précisent.

 

Deux ruptures

 

Juin 1940 : c'est clairement la rupture avec une tradition autoritaire selon laquelle le colonel obéit au général et le général au maréchal ! Dans un sublime acte de révolte, de Gaulle s'inscrit dans ce sens multiséculaire de la liberté dont les idéalismes chrétien et révolutionnaire, comme l'avait déjà compris Chateaubriand, étaient imprégnés. Au demeurant, une grande partie des tenants du christianisme organiciste se retrouva dans le culte du Maréchal et de sa prétendue Révolution nationale inspirée par cent cinquante années d'idéologie contre-révolutionnaire. Et ceux, ils furent plus nombreux qu'on ne le croit, qui tels Henri Frenay, étant passés par l'Action française, rejoignirent la Résistance, renoncèrent assez vite à se réclamer de cet héritage discrédité par Vichy.

C'est plus tard, entre 1945 et 1950, que s'effectue la rupture entre le général et la démocratie chrétienne. À la Libération, il semblait au général que le MRP, compte tenu de leur communion d'idées, dut être pour lui le parti de la fidélité. Il devint vite au contraire celui de l'ingratitude. Les raisons ? Le dilemme européen n'apparut que cinq ans plus tard, vers 1950, après la fondation du RPF. Plutôt l'ostracisme naturel d'un parti de notables à l'égard d'une figure d'exception, et la politique vaticane favorable à la troisième force (alliance des démocrates-chrétiens et des socialistes). Mais à partir du moment où se posa la question de la construction d'une Europe supranationale et où le courant démocrate-chrétien devint celui des cabris , le fossé s'approfondit. La fracture ne fut jamais fondée sur la politique sociale, compte tenu de la proximité du programme social du général de Gaulle et de celui de la démocratie chrétienne – y compris dans ce qu'il avait d' organiciste . Mais en refusant l'idée d'un dépassement des États nations, de Gaulle manifestait son attachement à l'autonomie d'un ordre politique fondé sur un réalisme sans concessions, refusant les illusions idéologiques, fussent-elles pétries de bons sentiments chrétiens. Il marquait aussi son attachement à l'héritage de la France éternelle. Deux attitudes que n'aurait certainement pas désavouées l'auteur des Mémoires d'Outre-tombe.

Au temps du RPF, puis dans ses combats des années 1960, le général rencontra assez vite l'opposition déterminée du parti communiste et de la gauche laïque, qui avaient été à ses côtés dans la Résistance. Mais il rencontra aussi l'hostilité, souvent plus véhémente, de gens qui semblaient à un regard superficiel plus proches de lui : celle de catholiques traditionalistes parmi lesquels beaucoup de nostalgiques de Vichy, et celle des survivants du MRP campés au centre-droit (deux courants représentés respectivement par Tixier-Vignancour et Lecanuet aux élections présidentielles de 1965). C'est peut-être dans ces deux courants, point si opposés que l'on croit, que se rencontra alors l'antigaullisme le plus virulent. Bien qu'il ait compté à cette époque une forte proportion de catholiques, le parti gaulliste ne se réclama jamais explicitement d'une allégeance confessionnelle. Sans doute le général ne se comporta-t-il jamais en disciple d'un tel ou d'un tel. Rien ne dit qu'il se mit à l'école politique de Chateaubriand, pas davantage que d'un autre. Quand Léon Noël lui suggéra que Chateaubriand aurait approuvé son action, le général répondit avec humour : Oh, il m'aurait donné un coup de chapeau de temps en temps ! Nul doute pourtant que le génie littéraire et politique du vicomte laissa sur lui une empreinte profonde. La proximité de leurs réflexes éthiques surtout ne pouvait manquer de les rapprocher. Catholiques, patriotes et libéraux l'un comme l'autre, épris de la France et de son Histoire, jetant peut-être le même regard mélancolique sur leur temps, ils appartiennent sans aucun doute chacun avec son caractère propre, à la même lignée spirituelle.

 

R. H.

 

 

*Essayiste, ancien élève de l'École normale supérieure et de l'ENA ; agrégé d'histoire. Dernier ouvrage paru : De Chateaubriand à de Gaulle, la politique contre les idéologies, François-Xavier de Guibert, à paraître janvier 2007.