DE BERNANOS, son aîné de huit ans, l'inclassable et très catholique Stanislas Fumet disait qu'il incarnait " une manière française d'être chrétien ". On peut à la lecture de son autobiographie, Histoire de Dieu dans ma vie, retourner le compliment à son auteur.

Le tempérament français n'est pas uniforme et il y a plusieurs demeures dans la maison du Père. Bernanos et Fumet aiment le même Dieu et sont fils de la même France. Mais il n'est pas possible de confondre longtemps le premier ne sachant de théologie que le catéchisme " appris sur les genoux d'une mère française ", et le second se réclamant d'un père pour qui " tout le mystère divin était engagé dans cette affirmation de l'Être, qui était son Verbe, le Verbe sacré avec son Sujet, avec son JE qui précède l'énonciation de l'être dans l'Être " !

Nombre de convictions les rapprochent. Bernanos : " Démocrate ni républicain, homme de gauche non plus qu'homme de droite, je suis chrétien. " Fumet : " Je déteste les gauches, mais je hais les droites " – et il est incontestablement chrétien. Fumet éditeur publie Sous le soleil de Satan ; comme Bernanos il dénonce la duplicité religieuse de l'Action française, stigmatise la " croisade " franquiste, prend fait et cause pour l'homme du 18-Juin, exècre Vichy. Mais les univers de leurs préoccupations respectives les différencient radicalement : je ne sache pas que Bernanos, en quête toujours de s'indigner, ait, selon le mot de René Fouilloux à propos de Fumet, " joué un rôle de passeur entre une part appréciable de la culture moderne et l'Église catholique qui n'en est pas très familière ". Bernanos et Fumet : leurs notoriétés respectives me semblent inversement proportionnelles à leurs complexités.

Fumet est complexe, même si sa quête est une : la Vérité, alias Dieu de qui il voit procéder sa liberté et dont il entend (souvent avec succès) faire partager la grâce à ceux qu'il approche. De la lecture d'Histoire de Dieu dans ma vie relatant la jeunesse de l'auteur, on tire l'impression qu'il suffisait que Fumet parût pour que l'aveugle-né se mît à voir, le sceptique bonæ voluntatis à croire ! Non sans que certains s'en fussent offusqués : ainsi à L'Intransigeant où, pour vivre, il travailla dix ans comme correcteur, on lui reprocha de " faire trop de prosélytisme dans la maison ". Fumet s'en défend, sans la moindre dérobade. Prosélytisme ? De son apostolat, on peut dire ce que lui-même écrit de l'action de ses amis Jacques Maritain et Raïssa son épouse : " C'était spontané comme le coup de foudre et ne relevait que de la grâce. " La grâce ? Parlant de l'appartement du 15 de la rue Linné où Stanislas et Aniouta Fumet vécurent depuis le milieu des années 1920 jusqu'à leur mort, le philosophe Pierre Manent, un de leurs " si nombreux filleuls ", se rappelle une " atmosphère lumineuse, mystérieuse, nourrissante ". La grâce, encore. " Connaître Stanislas et Aniouta Fumet a été pour moi un événement prodigieux ", avoue le cardinal Lustiger, qui parle à leur sujet de " trésors de grâce ". Le P. Bernard Bro me dira la même chose.

Les desseins de la Providence sont impénétrables et la complexité des tempéraments ne rebute pas la grâce. La personnalité de Stanislas Fumet est complexe, même si Julien Green lisait dans ses yeux " la joie ", " la charité " des chrétiens des temps apostoliques. On sait que ce n'est pas une innocence de ravi que révèlent le visage extatique de sainte Thérèse de Lisieux ou le bienveillant sourire du saint curé d'Ars. La complexité de Fumet est fruit de son éducation et de sa culture, de sa singulière expérience, aussi ; la lumière de son regard est espérance, " la vertu prophète par excellence ". Pouvait-il en aller autrement, quand on est le fils d'un musicien catholique souvent halluciné, transfuge de l'anarchie et du spiritisme et qui révérait ces démiurges qu'étaient Richard Wagner, Charles Baudelaire et Léon Bloy ? Revenons un peu en arrière.

 

" Des amis qui se présentaient comme des âmes "

 

Stanislas Fumet est né le 10 mai 1896. Son père Dynam-Victor, converti à un catholicisme un peu ésotérique par réaction spiritualiste aux espoirs déçus mis dans la science, est maître de chapelle au collège oratorien de Juilly. Son fils y fait ses classes primaires. La famille regagne Paris, en 1904. Stanislas passe successivement par l'école Massillon et le lycée Charlemagne. En rhétorique à quinze ans, il se voit refuser la dispense pour se présenter au bachot et abandonne ses études. Largement autodidacte, il n'en aura l'esprit que plus libre. Le garçon se veut poète assez anarchisant. Il fréquente les cabarets de Montmartre, rencontre le chansonnier Jehan Rictus, fonde une première revue poétique, La Forge ; fréquente un moment le Sillon de Sangnier. Il conçoit de ces influences des sentiments " démophiles ", comme on dit alors, et un solide mépris pour la " bourgeoisie inculte et satisfaite ". Grâce à son oncle Paul Jury, frère de sa mère un temps jésuite, il rencontre Léon Bloy, " le vieux de la montagne " dont, allait-il écrire, " l'influence sur mon esprit serait considérable " ; puis, dans " l'échoppe de l'espérance ", Péguy dont " le Porche du mystère de la deuxième vertu répondait à la clameur éternelle du Golgotha ". Le nom de Péguy greffé sur ce parcours aimablement anti-conformiste rappelle brutalement que Stanislas Fumet est de cette génération que guette la mitraille de 14-18.

La guerre n'est pas encore là. Le garçon goûte Claudel, Apollinaire, Max Jacob qu'il rencontre chez Apollinaire ; le Douanier Rousseau... Il se lie avec divers artistes : le " peintre de l'idée ", Marcel-Lenoir, le " sculpteur de la forme ", Joseph Bernard qu'il jugera, soixante ans plus tard, injustement oubliés. " Sa famille et ses relations, dit encore Fouilloux, baignent dans une atmosphère spirituelle qui n'a pas besoin de conversion pour atteindre une foi catholique solide : de l'évidence de l'Être jusqu'à l'orthodoxie, le cheminement n'est pas banal. " En 1914, sa santé fragile lui vaut un report d'incorporation. En 1916, il est affecté au corps des brancardiers, en Champagne. Des horreurs affrontées il dit peu de choses. Une phrase l'explique : " La guerre active, la guerre comme telle, m'a été épargnée, j'y aurais été si maladroit ! " Il parle en revanche avec émotion (elle est rare chez lui) des hommes rencontrés : " Mes souvenirs de soldat sont des plus heureux. Partout où j'ai été propulsé, j'ai trouvé, sans les chercher, des amis qui se présentaient à moi comme des âmes. " Des conversions ? Des " retours à Dieu " surtout. " Soldat nul, je m'étais durant la guerre plus occupé de Dieu que de la patrie. " La liste de ses " filleuls " sera longue, dès la guerre.

La fin de la guerre, c'est la démobilisation après un séjour à Tarente, dans un hôpital militaire destiné aux poilus d'Orient : vacances et rencontre d'un homme " qui aurait pu s'appeler Soleil ", Maxi. Il deviendra dom Sept-Étoiles , prieur chartreux. De retour à Paris, Fumet épouse Aniouta Rosenblum, qu'il a rencontrée en 1914. Juive russe, elle a été élevée dans l'orthodoxie, puis s'est convertie au catholicisme. Ils auront deux filles et de l'avis général formeront un couple d'exception. Fouilloux : " Fumet reste très discret sur la chaleur d'un foyer qui fait du 15 de la rue Linné, son port d'attache définitif. Sans ce foyer, dont on ne peut le séparer et qu'il entraîne dans sa bohème, synonyme de précarité matérielle, Stanislas Fumet n'aurait certainement pas eu le rayonnement qui fut le sien. "

 

Le thomisme libérateur

 

En 1917, Fumet a rencontré Jacques Maritain . " Maritain apportait à son époque un trésor tout à fait exceptionnel pour l'intelligence ". Le Père Clérissac, dominicain, avait dirigé Jacques et Raïssa fraîchement convertis vers l'étude de saint Thomas et il advint que " cette Vérité qu'ils avaient besoin d'aimer plus qu'eux-mêmes, c'est le Docteur angélique qui la fit resplendir pour eux avec une autorité capable de la rendre présente harmonieusement partout. Jacques n'a pas craint de prendre le qualificatif désuet de thomiste. Saint Thomas lui est apparu comme le philosophe de la vérité première et dernière, à laquelle il soumet radicalement, c'est-à-dire amoureusement, son intelligence pour trouver dans cet acte le secret de la liberté spirituelle. "

Fumet est-il devenu thomiste au contact de Maritain ? Il n'est point philosophe ; c'est par l'art que Fumet saisit saint Thomas et l'intermédiaire d'Art et Scolastique de Maritain, " ces pages transparentes " de 1919. " C'est à la faveur de cette brève étude que je pénétrai l'esprit thomiste. D'un coup j'avais saisi les grandes notions aristotéliciennes du Faire et de l'Agir qui, en me permettant d'approfondir celle de la Forme et de la Matière dont mon père déjà se prévalait, dissipaient la confusion des esthéticiens et détachaient avec des doigts de lumière l'esthétique de l'éthique, les autorisant à se développer sans se nuire, bien au contraire, dans une liberté dont elles ont besoin l'une et l'autre pour atteindre leur propre plénitude. Baudelaire pouvait triompher et l'amour de la vérité remplaçait avantageusement le souci restrictif de l'intention morale. Le thomisme m'apparut comme essentiellement libérateur. "

Les Maritain, ce n'est pas seulement saint Thomas, il y a les Grandes Amitiés – pour user du titre d'un ouvrage de Raïssa – et nombre d'artistes y ont leur place. Comment sont-ils là ? La grâce, sans doute, mais aussi la curiosité éveillée par Art et Scolastique, qui leur a fait découvrir en Jacques une intelligence attachée " à la philosophie dans ses rapports avec la culture " et surtout son éthique et son engagement – " un art, celui de vivre bien, le totum bene vivere de saint Augustin – le pur usage que l'homme fait de sa liberté ". À Versailles, puis à Meudon, " autour d'un cercle réduit de disciples formés à saint Thomas ", Fumet rencontre Georges Rouault, Maurice Denis, le " futuriste " Gino Severini, Jean Hugo, Chagall, le sculpteur Arp et " des peintres de diverses nationalités ". Auric amènera Satie, d'autres musiciens viendront, " y compris Stravinski " Il y a les poètes : outre l'ami de longtemps Reverdy, ce sont des transfuges du surréalisme et encore Cocteau, Maurice Sachs " qui a su garder aux Maritain une place sans tache dans son cœur abîmé ". Au temps du Roseau d'Or, défileront des auteurs de tous les pays.

De Maritain, Fumet dresse ce portrait qui, dans sa première partie au moins, me paraît être aussi un autoportrait : " Il est l'intellectuel appliqué à connaître la vérité et il pourchasse l'erreur avec une vigilance chérubinique. L'erreur est une abstraction qui ne lui fait pas pitié. Il est intolérant à tout ce qui, dans l'esprit, offense la sainteté de l'Être ; mais quand il aborde les hommes, son prochain, voilà qui est tout différent : il les considère avec une bienveillance fraternelle, toujours disposé à redresser le tort en essayant de ne pas casser le sujet. " Je le dis ici pour n'y pas revenir : il faudrait citer tous les portraits que Fumet fait de ceux qu'il a rencontrés ; Histoire de Dieu dans ma vie en est une extraordinaire galerie. " Je suis portraitiste avant tout. D'autres font des études, moi je fais des portraits, des portraits psychologiques, des portraits qui se modèlent par l'intérieur : c'est toujours ainsi que j'ai compris mon métier. " Chercheur d'âmes.

 

L'aventure du Roseau d'Or

 

Maritain, pour Fumet, c'est encore l'aventure éditoriale du Roseau d'Or, diffusé par Plon. Giovanni Papini écrira en 1928 : " Le Roseau d'Or a surpassé, dès le premier moment, toutes les collections similaires : avec son heureuse fusion du livre et de la revue, il réalise une vivante unité où la pensée et la philosophie sont les chefs d'un chœur qui chante les vérités éternelles. " La revue est fondée en 1925 par Jacques Maritain, Henri Massis (très maurrassien), Frédéric Lefèvre qui y joua un rôle si mineur que Fumet ne dit rien de lui, Fumet lui-même. " Nous aimions l'authentique. Si l'on n'aime point la vérité, on n'y croit pas. Nous croyons à la vérité. Est-ce que sur le plan religieux tous les collaborateurs du "Roseau d'or" y croyaient ? Dans un certain sens oui. [...] Charles-Ferdinand Ramuz me disait à cette époque : "Mon art a la même philosophie que vous." Son art croyait à notre divine Vérité. C'est que Ramuz avait le sens de l'Être et il me disait que, s'il était né protestant, son art était catholique. "

Œuvre missionnaire ? Sans doute, mais " le Roseau d'Or n'était pas une entreprise de conversions. Ce qui a donné lieu à ce malentendu, c'est que la planche de salut que nous désignons aux écrivains modernes et aux artistes audacieux n'était rien moins que fiction. On la touchait du pied, à condition de bien vouloir descendre de son petit perchoir. "

Qui sont-ils, ces hommes qui " se rencontraient dans un besoin analogue de donner plus de pureté à l'ouvrage fait de la main de l'homme " ? On ne peut les citer tous. Le premier publié est Maritain, avec Trois Réformateurs, puis Henri Ghéon avec Le Comédien et la Grâce, Ramuz, avec L'Amour du Monde, Chesterton, avec Saint François d'Assise. Fumet lui-même publie Notre Baudelaire, en 1926, et Le Procès de l'art, en 1929. Du premier, il dira : " J'avais simplement tâché de montrer à quelle réalité chrétienne le romantisme (ou le rêve) baudelairien s'était heurté, comment le christianisme avait endolori cette âme vulnérable, comment il avait imbibé son esprit. " Sans le christianisme, quel sens revêtiraient ces vers de De Profundis clamavi ?

 

" J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime,

Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé. "

 

Le public cultivé est intéressé. Le succès de librairie vient avec Sous le Soleil de Satan, d'un Bernanos alors totalement inconnu. Succès encore pour le roman de Julien Green : Adrienne Mesurat, pour la Défense de l'Occident, d'Henri Massis et Un Nouveau Moyen Âge, de Berdiaeff qui dissèque comme personne le régime bolchevik qu'organise, non Lénine, mais Trotsky, qui voit en Staline un " ghouligon " (je renvoie à l'anglais houligan) et dont la vigoureuse pensée est alors révélée à l'Europe occidentale. Le Russe condamne l'humanisme athée, issu de la Renaissance : " Ayant perdu Dieu en voulant se trouver, l'homme fatalement devait perdre aussi l'homme. " On retrouvera un propos similaire en 1978, dans le discours d'Harvard, de Soljenitsyne. D'autres, comme Paul Claudel (qui a donné à lire aux Fumet Le Soulier de satin), Max Jacob, Pierre Reverdy, liés à leurs éditeurs respectifs, étaient du nombre des amis, sans qu'il fût possible de les publier. Le Roseau d'Or, où trouvèrent encore leur place Jean Cocteau, Gertrude von Lefort, Louis Massignon, Marcel Brion, Emmanuel Mounier et Graham Green dont il publia L'Homme et Lui-même, paraît une dizaine de fois par an, " jusqu'au jour où les manuscrits qu'on nous apportait manquèrent de sel. [...] L'homme du XXe siècle donnait des signes de lassitude. Les lampes baissaient... " Massis a quitté le navire, ses positions " ayant cessé de coïncider " avec celles de ses confrères ; Maritain et Fumet décident bientôt de " changer d'air ". Ils quittent Plon en 1933 : " Des questions de feu et de sang nous appelaient ailleurs. "

 

Questions de feu et de sang

 

De 1934 à 1938, Fumet va diriger la filiale parisienne de la très catholique maison d'édition belge Desclée de Brouwer. Maritain travaillait avec DCDB qui avait connu en France un certain essor. Mounier, pour publier Esprit avait songé à DCDB, puis y avait renoncé : l'image confessionnelle de la maison était trop prononcée. Fumet tente de redonner chez Desclée sa place à la littérature et d'en élargir la " clientèle ". Il s'intéresse à la littérature pour la jeunesse (à qui le titre Patrouille libre dit-il encore quelque chose ?), aux romans étrangers. " Mes enfants et moi, de Jerome K. Jerome, La Sphère et la Croix de Chesterton, en étaient les titres les plus saillants. J'eus la témérité de lancer les œuvres complètes de Shakespeare en quatre volumes. Je me rappelle l'excellent directeur général de la Société me disant : "M. Fumet, croyez-vous que Shakespeare sera un auteur qui se vendra ?" On commençait en Belgique à me regarder d'un moins bon œil. " DCDB n'aura été qu'une parenthèse dans la vie de Stanislas Fumet qu'une autre destinée attend – politique, celle-là.

En mars 1934, les dominicains ont lancé l'hebdomadaire Sept, bientôt si fortement engagé dans les problèmes du siècle qu'en 1937, le père général de l'Ordre en suspend la parution. Un autre titre prend la relève. Qui le dirigera ? " Maritain s'arrangea pour que ce fût moi, dit Fumet ; ainsi naquit Temps Présent. " Fumet, directeur de la rédaction (ce titre le libérait de l'administration du journal) allait se faire " intellectuel engagé ", quelques années avant que Sartre fît le succès de l'expression. Cet engagement politique tient en deux mots : " France libre ", titre de son premier article de Temps Présent, donné en novembre 1937, et qu'il reprendra pour son premier article dans la même publication reparue en France libérée, le 28 août 1944.

" Si la France a une mission, quelle est-elle ? C'est devenu un lieu commun de dire que la caractéristique de la France est un esprit de liberté. France, franchise, affranchissement. Mais c'en est un autre de dire que ce qui fait la consistance de la France et du génie français est une espèce de soumission à la raison. Une liberté unie à la raison et tempérée par elle, tel est le profond idéal de ce peuple. " Politique, cette exaltation de la France ? Oui, si on s'accorde sur la variable " raison ". Faute de quoi on sombre dans la " sublimation " à quoi le peuple en masse n'est pas capable d'atteindre et qui mène ceux qui la professent à la pire des intolérances. Dans ses mémoires Fumet n'apparaît jamais si dépourvu de charité que quand, à la fin de la guerre, il refuse une main secourable aux " ouvriers de la onzième heure ". C'est d'autant plus singulier que Fumet affirme avoir combattu, de 1937 à 1939 comme après, " pour la paix du Christ ". " Nous proclamions notre foi dans ce seul règne désirable et l'espérance qu'elle animait en vue de la charité éternelle. " Parlait-il en chrétien ? En intellectuel chrétien plutôt ! Je peux me tromper.

Pour faire le lecteur juge, une page d'Histoire de Dieu dans ma vie : la conscience raisonnable des réalités paraît l'y disputer à une aspiration exaltée, des compromis tactiques et une erreur de jugement :

 

Tout le drame de Temps Présent, de 1937 à 1939, a été une suite de campagnes pour la paix. Notre assurance, nous le sentions bien, était témérité, mais nous n'osions pas décourager nos vaillants lecteurs (combien d'âmes admirables dans leurs rangs !) en ayant l'air de manquer de confiance en notre pays. Devant des gouvernements falots, devant la déchéance morale des nantis et le profond mépris des pauvres, devant "la joie de descendre" stigmatisée par Baudelaire et qui s'accélérait chaque jour davantage, grandissait chez les Allemands ulcérés ce sentiment de frustration qui s'était incarné tout à coup dans un homme, surgi des marécages, providence du diable. J'ai vu le professeur allemand Franz-Wilhelm Förster donner une conférence intime dans un grand hôtel parisien pour mettre en garde les Français contre le danger réel du nazisme en marche qui menaçait la culture et la civilisation ; ce Prussien chrétien nous adjurait de réagir. Un sénateur qui eut son heure de célébrité souriait avantageusement de ces fariboles... Nous avions au moins, nous, le souci de ne pas minimiser le péril des mouvements totalitaires : le nazisme, le fascisme aussi bien que le communisme. Nous les attaquions avec les dernières armes dont nous disposions : la dénonciation des hérésies politiques. C'est sous ce jour que nous considérions leurs principes inhumains parce que, en réalité, antidivins, dont elles n'avaient pas vergogne de se réclamer.

Personnellement, je n'assimilais pas l'idéal communiste à l'idéal fasciste, et surtout à l'idéal national-socialiste, pour ce que, dans le communisme, s'il se trompe sur la notion de l'âme humaine qu'il reste incapable de connaître, je vois un but à atteindre, qui est un idéal de justice, tandis que dans les totalitarismes nazi et fasciste il ne s'agit que d'un idéal d'injustice. Il est possible que le pessimisme de ces deux mouvements soit appelé à une efficacité plus rapide que l'optimisme bolchevique, parce qu'il table carrément sur la méchanceté probable de l'homme injuste et flatte davantage les mauvais penchants de l'homme ambitieux ; cependant, de l'autre côté, l'aveuglement du géomètre [...], s'il aboutit à un ordre inhumain, à une justice au cordeau, rend insupportable la vie d'une créature consciente de Dieu. Mais qu'opposer à ces démons qui règnent dans les deux camps, si ce n'est le christianisme de l'Évangile avec sa puissance d'exorcisme. On ne voyait pas d'autre solution, on n'en verra sans doute jamais d'autre.

 

On retrouve une analyse similaire chez Mounier ; elle le mènera loin. Je ne jurerais pas que Fumet n'a pas été tenté de sombrer dans la même erreur.

 

Inquisiteur implacable

 

Collaboreront à Temps Présent, François Mauriac, Gabriel Marcel, personnaliste et existentialiste chrétien, Charles Du Bos, son ami, Louis Massignon, Georges Cattaui, juif cairote converti et filleul de Fumet, Maurice Schumann et Paul Bacon, futurs MRP, Gaston Tessier, secrétaire général de la CFTC depuis les origines en 1919, le philosophe Étienne Borne, Pierre-Henri Simon, Henri Petiot, alias Daniel-Rops. " Bernanos était des nôtres, mais on écrivit sur lui plus qu'il ne collabora à Temps Présent. " Jacques Maritain, bien sûr, donne des articles. Cette position " sublime ", Temps Présent l'occupe jusqu'au bout, même si Fumet, en août 1939, dénonce véhémentement le pacte " nazional-communiste " ! " À la veille de l'invasion de la Hollande et de la Belgique, nous lançons un numéro spécial L'Âme française. J'y développe mon idée de l'âme chrétienne de la France, sous ce titre Valeurs françaises, valeurs chrétiennes. " Il y constate que depuis vingt ans, on n'a connu qu'un " rêve de paix ", lequel ne pouvait manquer de déboucher sur le cauchemar de la pire des guerres : celle où hallucinations idéologiques et performances techniques ajoutent aux rancunes ! Temps Présent cesse de paraître le 14 juin 1940 : son dernier numéro " caviardé par la censure qui avait peur de nous voir parler brutalement de Mussolini ", se félicite de l'entrée au gouvernement du général de Gaulle, " un de nos plus grands et plus hardis techniciens militaires ". Pour la France c'est l'heure de la débandade et de l'exode. Stanislas Fumet revenu sur terre roule en direction d'Hendaye !

Ainsi conditionné, Fumet l'idéaliste, comme Bernanos le chevaleresque exilé volontaire de l'autre côté du monde, ne pouvait recevoir le message du 18-Juin qu'avec " la sensation d'une délivrance ". " Oui, la vérité ("La défaite est-elle définitive ? Non") nous délivrait. " Fumet n'a que mépris pour ceux qui ont demandé l'armistice. " La voix du vieux capitulard moraliste venait de nous enfermer plus étroitement dans le déshonneur et de faire briller pour nos concitoyens l'idéal petit-bourgeois de la tranquillité individuelle achetée au prix de l'asservissement collectif. " De Gaulle lance " Moi, Général de Gaulle. " La formule choquera certains. Pas Fumet : " Dans ce "moi" de la volonté de salut toute pure, affirmée sans biaisement, étaient contenues toutes nos volontés de salut : le substrat de toute la Résistance. " Il faudrait avoir vécu ces temps de misère pour partager l'espérance exaltée qu'a traduite ici Fumet, faute de quoi on ne peut porter qu'un jugement esthétique : " C'est beau. " Plus loin Fumet encore : " Qui a pu prétendre que le 18-Juin était le fait d'un politicien ordinaire ? L'extraordinaire en politique, au nom d'une sagesse supérieure, un extraordinaire raisonnable, n'est-ce pas tout l'esprit du 18-Juin 1940 ? " Et de parler de " pari génial de la France pour l'être contre le néant. "

Mais l'époque commandait aussi au réalisme ordinaire . S'il fut donc salutaire que certains, tel Fumet, opposassent une " résistance de l'esprit ", elle ne les autorisait pas à se montrer sans charité pour ceux qu'arrêtèrent des considérations plus terre-à-terre ou même tirèrent, sur la comète, des plans qu'a posteriori on peut juger chimériques. Rigueur inique, surtout quand l'histoire montre que les honorables Français qui prétendirent profiter de la victoire pour régénérer la France, n'y sont pas mieux parvenus que leurs non moins honorables compatriotes, qui, après la défaite, s'étaient lancés dans l'illusoire Révolution nationale. En ce douloureux domaine dont une propagande misérable s'emploie, depuis 50 ans, à cultiver une image préjudiciable à la vérité et à l'unité nationale, Fumet, " ce contemplatif devenu combattant ", a manqué de jugement peut-être, de charité sûrement.

Certes, il a fait plus que de la résistance en esprit et fut interné quelques mois à Fresnes. Mais cela valait-il qu'il s'indignât en 1950, quand Rémy, résistant s'il en fut, prêta à de Gaulle l'image des " deux cordes " nécessaires à l'arc de la France ? Qu'en inquisiteur implacable, il se refusât toujours à " absoudre " les dirigeants de Vichy, ainsi qu'en adversaire résolu il avait condamné le " nationalisme intégral " de Maurras ? Que dans ses mémoires encore, il n'usât jamais que d'un ton méprisant à l'endroit du " vieillard chenu, le vainqueur de Verdun " ? Même Jean de Fabrègues et Gustave Thibon ne trouvent pas grâce à ses yeux. Avec une ironie féroce, Voltaire eût parlé de " haine théologique ". Volontaire en tout cas : " Je tiens à rester de ces esprits qui s'opposeront toujours à ce que l'on transforme la pseudo-charité, qui doit brûler les cœurs, en éponge à effacer indifféremment, au tableau noir, le bien et le mal. " Avec Massis, il est odieux. Dieu jugera.

 

Temps Nouveau

 

L'été 1940, Fumet décide de s'installer à Lyon. Il a conscience d'un défi à relever : il veut, dans un monde d'illusion, de mensonge, dire la vérité – relancer Temps Présent. Fort des encouragements du cardinal Gerlier, il dispose bientôt de nombreux soutiens et de promesses de collaboration. Nommons Gabriel Marcel, Emmanuel Mounier, Gaston Tessier, Hubert Beuve-Méry, l'historien Joseph Hours, les jésuites de Fourvière. Le 20 décembre, Temps Présent, devenu Temps Nouveau, sort sur huit pages. Il y aura trente et un numéros avant l'interdiction définitive qui survient le 15 août 1941, " en raison de ses tendances générales ". Lesquelles ? Fumet : " Pour ne pas avoir à camoufler son sentiment, on s'interdira de porter des jugements politiques sur les événements. Mais on reconsidérera les choses par le haut, ou, ce qui revient au même, par la base. Culture, spiritualité, morale, conditions d'un retour aux grandes vérités qui referont la France chrétienne, formation de la jeunesse, reconstruction de la famille. Il y a encore infiniment à dire, sans avoir à parler de ces Messieurs. " En bref, pour retrouver la France, il appelle les Français et les catholiques à un sursaut moral. Pour lui, Dieu n'a pas puni la France , mais, " s'Il a permis que nous fussions humiliés, s'Il a paru livrer la France à Hitler, c'est moins pour l'accabler que pour la rappeler à l'ordre ". Il est entendu, notamment par ceux qu'il appelle " les Amis de Temps Nouveau ", anciens lecteurs de Temps Présent, qu'a rejoints " un grand nombre de jeunes : professeurs, étudiants, compagnons de saint François, militants d'ACJF, etc. L'esprit de Temps Nouveau en avait galvanisé beaucoup ".

Fumet doit alors se rabattre sur la page littéraire de Mot d'ordre que dirige de Marseille le père de son jeune ami (et filleul) André Frossard (il y fait passer le 11 mars 1943, La Rose et le Réséda, d'Aragon), sur Les Cahiers du Rhône, publiés en Suisse sous l'autorité d'Albert Béguin, et ses propres Éditions du livre français. Rentré à Paris après l'occupation de la zone sud, en novembre 1942, il est arrêté, en septembre 1943, et interné à Fresnes, d'où, avec l'aide de sa fille Angèle, il continue à gérer ses " affaires ". Étienne Fouilloux : " À sa manière qui est tout sauf organisée et institutionnelle, il a été l'un des maillons les plus efficaces, sinon le plus connu, d'une Résistance spirituelle à forte tonalité mystique. " " La vie intérieure du prisonnier politique le plus idiot, écrira-t-il, est une vie spirituelle. Quand ce prisonnier est capable d'oraison, il a des moments d'enchantement. " Il porte un singulier jugement sur les Allemands dont, par ailleurs, il dit n'avoir pas eu à se plaindre : " Un Allemand a moins d'être qu'un Français, un Anglais, un Russe ou un Polonais. Un Allemand, c'est un peu comme la matière première d'Aristote ; c'est ce qu'on en fait, ce qu'on en fera. " Plus heureux que d'autres (un singulier officier S.S. lui évite la déportation), Fumet quitte Fresnes quelques semaines avant le débarquement de Normandie, après avoir signé l'engagement " de ne rien faire contre l'armée allemande ".

 

Trop catholique, trop gaulliste

 

Vient la Libération. Temps Présent reparaît le 25 août 1944. Fumet dans l'éditorial, après leur avoir rappelé que la liberté " n'a pas le droit de devenir folle ", qu'elle " est exigeante ", invite ses compatriotes à " mériter d'être toujours la France ". Ce n'est point la " Révolution appuyée sur la classe ouvrière " prônée le même jour par les gens de Combat : c'est plus sain. Fumet avait hésité à relancer Temps présent et explique : " J'aurais souhaité une expérience plus laïque dans un journal déconfessionnalisé. C'était l'effort gaullien qu'il s'agissait pour moi de soutenir à fond. "

La seconde époque de Temps présent ne présentera pas pour lui le fruit connu avant-guerre ; il s'y sent bientôt isolé. Une phrase désenchantée l'explique : " Le peuple serait toujours plus sensible que les intellectuels et les mondains à la nature fondamentale de la grandeur désintéressée du général de Gaulle. " Il aura beau faire, tenter de présenter Temps Présent, non comme un organe politique mais comme " une amitié française ", une étiquette confessionnelle et politique collait au journal : MRP. C'est l'heure aussi de la tentation de fraterniser avec le PC, dans le souvenir de la Résistance : " Cette fraternisation avec les communistes, j'avoue que j'en ai attendu davantage pour la France – jusqu'au jour où le Parti renoua plus étroitement que jamais avec Moscou... " Malgré le nombre et la qualité de ceux qui y collaborent, Temps Présent ne cesse de perdre des lecteurs ; la faillite guette. Il disparaîtra en 1947, sans susciter chez Fumet de grands regrets. " Notre hebdomadaire revêtait une apparence de plus en plus sinistre, à l'image de la IVe République. "

Vaines seront les tentatives que fera Fumet pour retrouver sa place dans la presse. L'hebdomadaire À présent de tonalité chrétienne et gaulliste, où l'assistent Louis Terrenoire et Edmond Michelet, trois mois en 1948 ; la revue Les Mains libres, reflet nostalgique des Chroniques du Roseau d'Or, un seul numéro en 1955. " Ton catholicisme te fusille ! " lui explique Pierre Reverdy. Et Fumet d'ajouter : " Le coup de grâce m'est porté par mon gaullisme. " Il écrira dans différents organes : Rassemblement, dirigé par Albert Olivier, La Liberté de l'Esprit, de Claude Mauriac, Notre République où il rencontre René Capitant et tous les " gaullistes de gauche " ; il n'aura plus le sien. Il trouve en outre difficilement à faire éditer ses ouvrages. Il lui faudra attendre six ans la publication d'Histoire de Dieu dans ma vie. En 1969, Maritain a dénoncé " l'injustice " qu'il y a à ne pas reconnaître en son ami un grand écrivain, et expliqué: " Il paye la pureté de sa foi chrétienne, comme Bloy ! "

 

Fumées de Satan

 

La cinquantaine passée, Fumet rentre-t-il dans le rang ? Il persiste à jouer un rôle important au Centre catholique des intellectuels français, ses talents de critique et sa culture y font merveille. Son activité radiophonique est couronnée de succès. " La radio m'accapara. Et c'est la poésie qui n'a plus cessé de me fournir de la matière à l'intention des ondes. J'ai inauguré un genre d'émissions par une grande série de portraits (encore !) : Cent ans de spiritualité dans les Lettres françaises (de Baudelaire à Pierre Emmanuel). Je présentais mes poètes en tâchant de les faire revivre à travers leurs œuvres... J'avais de bons interprètes, hommes et femmes (il cite Pierre Vaneck, Jean Topart, Catherine Sauvage "diseuse accomplie"), ce qui me rapprocha du monde sympathique des meilleurs comédiens et des gens de la Radio. Mon but était de faire valoir un auteur en prenant dans ses œuvres ce qui contribue le mieux à le relever, j'entends : à révéler son âme. " Fumet avait l'art de marier un poète et un musicien : Baudelaire et Wagner, Lautréamont et Alban Berg, Ernest Hello et César Franck, Apollinaire et Debussy. Max Jacob et Érik Satie. " La poésie, pour moi, est ce qui donne à l'art le son musical du vrai. " On ne saurait être plus heureusement fidèle à soi-même.

Avant 1958, la vie politique de la France le désole, la vie de l'Église catholique par les fissures de laquelle " montent les fumées de Satan ", ne l'en console pas : il émettra d'extrêmes réserves à l'endroit de l'expérience des prêtres ouvriers. " Il y a chez le catholique, on ne sait pourquoi, une tendance morbide à l'échec. "

Deux dates marquent un regain d'espoir : 1958 et le retour de Charles de Gaulle : " Le soir du 13 mai reste une date inoubliable " ; 1962 et l'ouverture du concile Vatican II, " à la suite duquel tant de digues élevées par les siècles allaient tomber pour laisser les grandes eaux impétueuses envahir les propriétés de l'Église catholique ". Hélas, il faudra déchanter. À Rome, ces " grandes eaux " vont " ravager les plus fiers monuments " ; à Paris, " le développement du bien de ce pays qui ne s'aime pas semble toujours contraire aux ambitions de ceux qui se donnent pour ses représentants valables. La hargne, la grogne, la rogne, dont la dénonciation par "l'homme des tempêtes" a si fort exaspéré les journalistes et les "aboyeurs" de l'opinion, fonctionnent sans désemparer depuis qu'elles ont été évoquées. " Suit cette analyse que j'ai entendue, identique, dans la bouche du comte de Paris : " Tout ce monde empêchait le général de faire son œuvre. Le fond de la population, la preuve en est faite, était pour lui, donc avec lui. Mais ce ne sont pas les Français situés qui le composent, et les Français situés, ordinairement, sont peu soucieux de l'âme de la France. " Fumet aurait aimé, sans oser le lui dire, que le Général se rapprochât plus (ou autrement) du peuple.

 

" Nul n'osait se dresser devant la Bête "

 

Stanislas Fumet a rencontré assez souvent le Général (" ce prince chrétien ") ; il parle de lui avec des accents que l'on retrouve dans le C'était de Gaulle de Peyrefitte : " Il n'avait pas un regard pour les pièges qu'on lui tendait ici et là. Il continuait de s'avancer dans son désert, avec l'âme invisible de son peuple derrière lui. Une meute de notables, de financiers, de parlementaires, d'universitaires, de plumitifs, lui aboyaient aux chausses. Il était comme la caravane. Vous savez ? La caravane passe et s'en fout. " " De Gaulle, dit-il encore, quand il méditait sur la France, pensait toujours aux autres, à l'univers. Il le faisait non comme Français, mais comme France : son intelligence, son cœur, son âme englobaient l'ensemble humain dans une perspective générale en se référant à une singularité française que les étrangers mieux que nous ont reconnue depuis longtemps. Il avait toujours pour but cette solidarité internationale, à quoi c'est la vocation France de tendre. " " Français, si vous saviez ce que le monde attend de vous ", s'exténua à rappeler Bernanos !

On étendra, sans trahir l'histoire, à la toute seconde moitié du XXe siècle ce que Fumet a dit des années 1950-1960 : " La chrétienté se dissolvait, les éléments positifs qui l'avaient constituée chancelaient sur leurs bases. En face d'elle, le cynisme s'étalait impudemment, le niveau de l'intelligence baissait de plusieurs degrés et nos amours, qui n'avaient pas été tellement favorisées naguère, se voyaient à présent bafouées sans la moindre vergogne. La contestation qui allait envahir tous les domaines se disposait à gagner toutes les parties et rien ne lui fit réellement obstacle. Nul n'osait se dresser devant la Bête. " J'estime fort intéressant ce qu'il écrit de l'engagement politique :

 

Il y a une lutte à mener pour le progrès de l'humanité, et l'Évangile est là pour désigner la Voie. Que l'athéisme le nie, en haussant les épaules, ou que la croyance sans effort le soutienne, mais s'écarte du Chemin, il reste que de ne pas proclamer cette Vérité, n'arrange pas les choses sur la terre. Or, l'Évangile n'a point de programme politique, il a même l'air de négliger ce domaine qu'il abandonne comme un os à César et où les décisions se prennent sans que le Christ ait à s'en mêler. Les " affaires " de son Père sont d'un autre ordre que l'ordre social. Il apporte des principes à l'image du Principe qu'il est, tout intérieurs, tout imbus de la présence de Dieu, uniquement retournés sur Lui et qui, dès l'instant ou l'on cherche à les appliquer socialement, apparaissent comme contradictoires, comme trop profondément bons pour l'être en surface.

 

Je souscris, quand il dénonce " des curés [qui], en écartant de leur chemin les flambeaux de la théologie, se targueront bientôt de "prophétisme", et c'est à ce titre que des niais croient encore qu'ils sont les descendants de Daniel ou d'Osée et que leurs bêlements bibliques sont de la prière, leurs yéyé des kyrie eleison. "

 

Une impression de sécheresse

 

Alors, d'où me vient que j'aie quitté Stanislas Fumet, après les huit cents pages d'Histoire de Dieu dans ma vie, sur une impression de sécheresse ? Cet homme que tant de témoins ont décrit comme pétri de charité et habité d'une foi communicative est trop rarement un écrivain chaleureux. Jamais, ou presque, à sa lecture on ne s'émeut ni même on ne s'indigne. Sa langue est nette. Les mots sont justes, savants quelquefois, jamais inutilement ; ils révèlent un intellectuel de belle envergure à la curiosité universelle et à l'impressionnante culture, dans le domaine artistique surtout. J'admire la technique avec laquelle il fait découvrir à son lecteur ce qu'il voit sur une toile, ce que lui suggère une sculpture : le critique d'art est de la classe des plus grands. Mais tout cela demeure froid. Où donc est l'esthète qui s'émeut, où le chrétien de la vie quotidienne qui bouleversait ceux qu'il croisait, ne fût-ce qu'occasionnellement, où la nécessaire chaleur du missionnaire ? Effacés devant l'intellectuel. La tête prend toute la place, au détriment du cœur. " Tous les livres de Bernanos, où son indignation et sa colère vitupèrent le crime d'abandon, la capitulation, en quoi il était bien le jeune frère de Péguy et le fils spirituel de Léon Bloy – ne sont qu'une tentative de restituer à la France son visage oublié, au nom d'une espérance irréductible ", a écrit Fumet. Lui-même avait ascendance similaire et même ambition. Or, il n'y a pas un rire, pas une larme chez Fumet. Pudeur ? Insensibilité ? " Les émotions viennent de la nature spirituelle et suscitent les larmes " dit Liu E qui distingue les " larmes de la faiblesse " des " larmes de la force " ! Je sais, les Orientaux pleurent beaucoup et il s'agit ici d'une " manière française d'être chrétien " : n'empêche ! Je reste peu sensible à la formulation de sa profession de foi – orthodoxe au demeurant : " Mon christianisme qui me rend libre en me soustrayant à l'erreur de l'hérétique, à l'idolâtrie d'une opinion personnelle, ne m'empêche nullement d'aimer tout ce qui, hors de moi, me paraît refléter un scintillement de mes universaux, un clin d'œil de la grâce, une invitation à sourire, quand un être est inhabile à se tromper, qu'il risque de se tromper, que sais-je ? Il y a du bien à ramasser partout, pour en glorifier le Seigneur. " Je regrette que Fumet ne se soit pas voulu plus " viscéralement " convaincant, au risque de laisser le feu sacré sous le boisseau.

" Rigidité intellectuelle, chez Fumet ? " ai-je demandé au père Bernard Bro qui l'a bien connu. " Sans doute, m'a-t-il répondu, et liée à la rigueur de sa conviction thomiste. Mais quelle chaleur émanait de lui ! Son foyer respirait la piété... "

Je parle de cette guerre dont le souvenir travesti nous empoisonne encore ; le père Bro me dit :

— Pour Fumet, pendant comme après la guerre, il y avait De Gaulle et rien d'autre...

 

X. W.