Une négociation entre syndicats et ministère de la Fonction publique relative aux salaires a eu lieu le 12 janvier. Elle a échoué, les syndicats ayant quitté la table de négociation après que le ministre (Christian Jacob) eut proposé une unique augmentation générale de 0,5 %, en juillet.
Une journée de grève est envisagée pour le 2 février. Ce blocage est caractéristique, nous allons le voir, d'une "structure de péché", notion qui a été définie par Jean-Paul II et figure en bonne place dans la doctrine sociale de l'Église, dont un Compendium (1) de 530 pages vient de rassembler les lignes directrices.
La rémunération moyenne des fonctionnaires, depuis six ans, a augmenté deux fois plus vite que les prix : c'est ce qui conduit l'État à peu revaloriser la valeur du "point"(2) de la fonction publique, laquelle a évolué depuis 2000 à un rythme inférieur de moitié à l'inflation. Comment cela se peut-il ? Les revalorisations du point ne représentent que le quart environ des augmentations obtenues par les fonctionnaires, un autre quart étant la conséquence de mesures catégorielles, et la moitié de ce qu'il est convenu d'appeler "Glissement, vieillissement, technicité", ou GVT. Autrement dit, un fonctionnaire qui ne change ni de grade ni d'échelon s'appauvrit ; pour que son pouvoir d'achat se maintienne ou s'améliore, il faut qu'il bénéficie de mesures catégorielles (tel corps, jugé insuffisamment rémunéré, fait l'objet d'une "bonification indicielle" : le nombre de points attribué à chaque grade et échelon de ce corps augmente ; ou bien des primes sont instituées ou augmentées) ou d'un avancement.
Une structure dans laquelle il n'est pas possible de conserver le pouvoir d'achat de son salaire sans bénéficier d'une promotion ou d'une mesure catégorielle est fort malsaine : elle incite chaque agent à soutenir les revendications en faveur de promotions automatiques, à l'ancienneté, ainsi que les revendications catégorielles, même si leurs fondements sont ténus. Pourquoi un professeur certifié, un instituteur (devenu éventuellement professeur des écoles) ou un agent administratif serait-il forcément mieux payé après 35 ans de carrière qu'au bout de 15 ans ? Or la progression à l'ancienneté, indépendamment de toute prise de responsabilité supplémentaire, de tout accroissement des compétences, est devenue le seul moyen d'éviter une paupérisation également injustifiée des fonctionnaires au fil du temps. Le gouvernement cède donc périodiquement sur la création d'échelons supplémentaires, permettant aux agents de ne pas être durement pénalisés dès lors qu'ils ont atteint le dernier échelon de leur grade.
Parallèlement, les salaires de début de carrière deviennent insuffisants : il faut augmenter le nombre de points accordé au certifié débutant, à l'infirmière débutante, etc. Mais une telle augmentation ne peut pas ne pas se répercuter de proche en proche : toute la grille des indices est alors décalée vers le haut. L'État attribue ainsi de plus en plus de points d'indice pour une fonction donnée, un grade et un échelon donnés, ce qui le conduit évidemment à essayer d'être encore moins généreux en ce qui concerne la revalorisation annuelle de la valeur du point. Le cercle vicieux est bien enclenché. Il a pour conséquence de favoriser certaines catégories, plus revendicatives, ou bénéficiant de protections plus efficaces (par exemple un ministre ayant plus d'influence et davantage porté à utiliser celle-ci pour faire augmenter primes et nombre de points de "ses" fonctionnaires) que d'autres.
"Après moi le déluge"
Une telle situation résulte de l'accumulation de décisions prises par des ministres, des syndicalistes, des fonctionnaires faisant pression dans tel ou tel sens, lesquelles ont fini par faire système. Cela est typique de la formation des structures de péché : au fur et à mesure que les comportements mauvais se multiplient, ils façonnent les mentalités et les institutions de telle sorte qu'il devient de plus en plus difficile d'agir autrement. C'est ainsi que le ministre actuel de la Fonction publique propose toutes sortes de mesures pour compenser la faible revalorisation du point, telles que l'augmentation des passages de la catégorie C à la catégorie B (donc, des promotions dont beaucoup seront bidon) ou des primes de déménagement : il y en aurait pour 500 millions d'euros "en année pleine". L'important pour ce gouvernement est clairement de faire accepter en échange d'économies immédiates (seulement 375 millions d'impact budgétaire en 2006 pour la revalorisation du point, au lieu de 1.350 si elle suivait l'inflation) des avantages dont les coûts se feront sentir plus tard. "Après moi le déluge", et plus exactement un déluge de GVT et d'effets de mesures catégorielles, dont la conséquence sera que les prochains Gouvernement auront encore moins de marge de manœuvre pour revaloriser le point.
Où est le péché dans cet engrenage, dira-t-on ? Il me semble s'agir principalement d'égoïsme et de mensonge. Égoïsme, en ce sens que chaque gouvernement décide ce qui limite la casse budgétaire dans l'immédiat, au prix d'une détérioration des budgets dont d'autres que lui auront ultérieurement la responsabilité. Mensonge, car un mécanisme, la promotion, qui signifie reconnaissance d'une progression en termes de savoirs, de savoirs-faire, de responsabilités, est utilisé simplement pour flatter des agents et remplacer des mesures normales de maintien du pouvoir d'achat du point.
L'enchaînement des causes et des effets est impitoyable : les prédécesseurs s'étant montrés égoïstes et menteurs, la situation qu'ils ont laissée rend d'autant plus difficile pour les responsables actuels de chercher l'intérêt général et d'être véridiques. Pour se sortir de ce bourbier qui aspire vers le bas, il faudrait des hommes de plus en plus intelligents et héroïques.
Au Journal Officiel
Concrètement, cette structure de péché figure au Journal Officiel. Ce 14 janvier 2006, y figurent deux rectificatifs, à un décret et à un arrêté, et un nouvel arrêté, qui concernent le problème ici traité. La simple présence de deux rectificatifs indique combien les services croulent sous la rédaction de textes de ce genre, et ne parviennent même pas à faire un travail de bonne qualité. Le premier rectificatif concerne le Décret n° 2005-1660 du 26 décembre 2005 modifiant le décret n° 2000-1119 du 23 novembre 2000 instituant la nouvelle bonification indiciaire en faveur des personnels exerçant des fonctions de responsabilité supérieure dans les services centraux et dans les services territoriaux des ministères de l'Intérieur et de l'Outre-mer.
Il s'agit d'une mesure catégorielle comme chaque semaine en apporte son lot. Le second rectificatif s'applique à un Arrêté du 22 décembre 2005 fixant l'échelonnement indiciaire applicable aux emplois fonctionnels de responsable d'unité locale de police. Il s'agit à nouveau d'une mesure catégorielle, prise par arrêté car elle vise des agents moins élevés dans la hiérarchie que ceux concernés par le décret précédent. Enfin, l'arrêté du jour porte de 4 à 6 le nombre de promotions à réaliser dans un corps minuscule : Arrêté du 27 décembre 2005 modifiant l'arrêté du 30 décembre 2004 fixant le nombre de promotions à réaliser en 2004 pour les gardiens de la paix du corps d'État pour l'administration de la Polynésie française.
On remarquera la promptitude avec laquelle le ministère s'est occupé de cet immense sujet : il a attendu le 30 décembre 2004 pour décider le nombre de promotions à effectuer en 2004, et encore cela a-t-il été fait dans une telle précipitation qu'il fallu rectifier le tir, ce qui a exigé une année pleine. Enfin, le débordement des services du JO face à l'avalanche des textes à publier apparaît clairement dans la publication tardive, le 14 janvier, d'un arrêté signé le 27 décembre.
Autrement dit, au lieu de faire leur travail, les responsables de l'État se noient dans une mer de mesures catégorielles qui seraient en majorité inutiles si ne s'était pas installée puis solidifiée, fortifiée, la structure de péché dont nous avons parlé. L'impuissance des gouvernements est là devant nos yeux, et elle est le résultat d'une série de structures de péché analogues à celle dont il vient d'être question. Merci à Jean-Paul II de nous avoir doté d'un tel instrument d'analyse du monde où nous vivons !
Un dernier mot, relatif à la cohérence d'ensemble des dispositifs. Le gouvernement voudrait que les Français en général, et les fonctionnaires en particulier, partent moins tôt à la retraite. Or l'absence de perspectives d'avancement survient surtout en fin de carrière. Considérons un fonctionnaire qui a la possibilité de liquider à 55 ans, sur la base du traitement de ses six derniers mois. S'il attend, le montant sur lequel sera calculée sa pension va perdre chaque année au moins 1 % de pouvoir d'achat ; s'il part immédiatement, son revenu mensuel sera indexé sur les prix à la consommation. Cette différence amoindrit fortement l'attrait de la surcote (3 % par an), déjà très insuffisante (il faudrait 6 à 7 % pour obtenir la neutralité actuarielle).
Ainsi tire-t-on les chevaux à hue et à dia, en prenant d'une part des dispositions qui incitent à travailler plus longtemps, et de l'autre des mesures qui poussent à partir dès que possible ...
> Rencontrez Jacques Bichot !
**Jacques Bichot, professeur d'économie à l'université de Lyon III, membre de l'association française des économistes catholiques, interviendra lors de notre colloque du 4 février, Actualité de la Doctrine sociale de l'Église sur le thème des structures de péché.
La fécondité de cette notion a été exposée dans son livre, écrit avec Denis Lensel, Les Autoroutes du mal, Presses de la Renaissance, 2001.
Notes
(1) Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium de la doctrine sociale de l'Église, Librairie éditrice vaticane ou Bayard/Cerf/Fleurus-Mame, 2005.
(2) Rappelons que le traitement mensuel de base s'obtient en multipliant le nombre de points correspondant au grade de l'agent par la valeur du point. À ce traitement de base peuvent s'ajouter des primes, heures supplémentaires, suppléments familiaux de traitement, etc.
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