Le surgissement de l’État islamique et la mise en scène planétaire de ses décapitations à grand spectacle appellent à la réflexion sur la violence religieuse, sans angélisme, ni aveuglement. Comment tuer « au nom de Dieu » ? Et tout d’abord, est-ce possible [1] ?
Tout d’abord, il n’est pas admissible qu’on puisse parler de violence au nom de Dieu, autrement dit comme une « violence monothéiste » au motif qu’un seul Dieu exclurait les autres dieux, et que la croyance en Lui exclurait la croyance dans ces autres dieux. Je ferai donc à ce sujet cinq remarques.
1/ Exclusion mutuelle du monothéisme et du polythéisme
Le polythéisme et le monothéisme sont des systèmes de pensée contradictoires l’un de l’autre. Ils s’excluent mutuellement, non en vertu de la méchanceté humaine, mais en vertu de la nécessité logique.
Car, en raison du seul principe de non-contradiction, si le monothéisme exclut le polythéisme, le polythéisme exclut aussi le monothéisme.
Si « Dieu » se mettait à faire partie du panthéon polythéiste, il ne serait qu’un « dieu » parmi d’autres, autrement dit, il ne serait plus Dieu et il n’y aurait plus de « Dieu », mais seulement des « dieux ». Pour un polythéisme conséquent, seul Dieu est un faux dieu, puisque les vrais dieux sont plusieurs, et que Dieu prétend être unique.
Donc, si l’on demande aux monothéistes croyant en Dieu d’être tolérants et d’admettre aussi « les dieux », pour ainsi dire à égalité, alors il faut en toute équité demander aussi aux polythéistes d’être tolérants et d’admettre « Dieu », avec son incomparable transcendance par rapport à tout, y compris les « dieux », si « dieux » il y a. Autrement dit, la « tolérance » dont on parle ici a pour effet que les monothéistes ont l’obligation de devenir polythéistes, et que les polythéistes ont l’obligation de devenir monothéistes. Je suppose qu’une fois que chacun s’est transformé en l’autre par tolérance, il ne reste plus à chacun, toujours par tolérance, à reprendre sa position initiale, et ainsi de suite.
À moins qu’il ne soit indispensable, pour être raisonnable, et donc tolérant, d’avoir en même temps deux religions strictement contradictoires. Mais comment sera-t-on raisonnable, si on commence par faire sauter le principe de non-contradiction, qui est le minimum de la raison ? Et que signifie tolérance s’il n’y a pas de raison ?
2/ Sur l’équivalence logique entre le subjectivisme et le polythéisme
Certains concluront des absurdités précédentes que la tolérance oblige à aller plus loin et à ne croire ni au polythéisme, ni au monothéisme, à considérer que tout cela est aussi indifférent et facultatif que nos préférences de couleurs et de goûts. C’est supposer qu’il serait possible de n’être ni d’un côté, ni de l’autre, de cette frontière métaphysique. Ce qui ne va pas du tout de soi.
Supposons en effet que la condition, pour être tolérants, soit que ni « les dieux » ni « Dieu » n’existent ailleurs que dans nos opinions. Plus généralement, supposons que, pour être tolérants, nous devrons avoir éliminé l’idée d’une « réalité » objective, et celle de « vérités » qui consisteraient pour nos esprits à s’y conformer. Car alors il y aurait des gens qui auraient raison et d’autres qui auraient tort, affirmations de bon sens, mais que la culture dominante déclare contraires à l’égalité et à la liberté.
Nos opinions ne sont ainsi que des représentations subjectives qui ne représentent aucune réalité, des constructions sociales en dehors desquelles il n’y a absolument rien du tout. Mais, s’il n’y a pas de réalité pour normer nos opinions et y distinguer du vrai et du faux, l’idée de réalité n’a pas disparu pour autant, et ce sont nos opinions qui deviennent pour nous la seule réalité.
Sommes-nous au moins débarrassés alors du polythéisme et du monothéisme ? En aucune façon. Car le divin absolu est ce qui fait exister la réalité. Donc, dans cette nouvelle hypothèse, où nos égos fabriquent des opinions qui sont la seule réalité, loin qu’il n’y ait plus de divin nulle part, c’est nous-mêmes qui sommes devenus des dieux en imagination. Nous formons ensemble un Panthéon, dans le cadre d’un subjectivisme absolu qui est encore une métaphysique – et, précisément, une métaphysique polythéiste (peut-être une monadologie transcendantale, comme diraient les savants).
3/ Sur l’inégalité radicale inhérente au polythéisme
En outre, le face à face entre monothéisme et polythéisme ne se trouve même pas vraiment supprimé, dans l’hypothèse polythéiste. En effet, ce polythéisme n’existe vraiment qu’adossé au panthéisme. Si Tout est Un (panthéisme), chaque fragment du Tout sera divin, ce qui, pour le vulgaire, va se formuler en disant que chacun de ces fragments est un dieu (polythéisme). Et sans ce principe panthéiste, le polythéisme n’est qu’une fantaisie ridicule. Et cependant, les deux s'opposent entre eux. Car le panthéisme est la sagesse d’une élite de sages et d’initiés, cependant que le polythéisme est la croyance des idiots et des incultes. Dans ces conditions, comprenne qui peut comment le polythéisme pourrait bien être une doctrine égalitaire et libérale, démocratique en somme...
4/ Sur l’exclusion mutuelle du théisme et du panthéisme
En outre, il faut choisir, de toute façon, entre le panthéisme et le théisme, sans parler du choix ultérieur entre les divers panthéismes et les divers théismes. Les fichtéens ou les spinozistes, entre autres, protestent bien entendu contre le caractère prétendument scolaire et dogmatique de la distinction entre théisme et panthéisme. Mais cette « distinction superficielle » n’est rien d’autre que la distinction entre le monothéisme et ce qui n’est pas lui. Faire sauter cette distinction, c’est l’essence même du panthéisme. Maintenant, le panthéisme exclut autant le théisme, logiquement, que le théisme exclut le panthéisme, logiquement. J'ai expliqué cela dans Prolégomènes. Les choix humains.
En tout cela, il est absurde de voir une bellicosité morale ou politique, là où se trouve une simple contradiction logique. Comme si c’était de l’intolérance de croire qu’un nombre entier doit être ou pair ou impair, sans possible troisième option.
5/ Sur l’inéluctabilité des choix humains
Il n’y a donc aucune conception humaine qui ne comporte l’exclusion logique de sa contradictoire. Et le monothéisme n'a en matière d'exclusion logique aucune espèce de privilège, ou de monopole. L’exclusion de la non-contradiction, supprimant la raison, ne laisse subsister que le rapport des forces (violentes ou manipulatrices) pour fixer les décisions : ce qui élimine ainsi l’idée du dialogue et celle de la tolérance – d’autant que l’idée de l’exclusion de la non-contradiction reste de toute façon contradictoire à celle de sa non-exclusion, qui aura forcément ses partisans.
Ainsi, la tolérance est-elle plus affaire de volonté, que d’intelligence et de doctrine. De l’exclusion logique à l’exclusion politique, il y a un pas, même si la seconde ne serait pas possible sans la première. Et c'est à chacun de savoir s'il franchit ce pas, quelle que soit sa doctrine de référence.
Mais que la tolérance et la coexistence soient parfois plus faciles ou parfois plus difficiles, l’histoire nous dit que les persécutions peuvent être polythéistes, ou panthéistes, ou monothéistes. Quant aux Lumières, loin d'être des postures tolérantes non religieuses, elles sont au contraire des religions séculières bien définies, souvent panthéistes, qui ont à leur actif les guerres d’idéologies et des totalitarismes, lesquels détiennent le record mondial en matière de persécution spirituelle.
La tolérance est ainsi une affaire de modus vivendi, elle ne dépend pas de l’adoption d’un système miracle, qui aurait le privilège de n’être opposé à aucun autre.
La raison, qui permet le dialogue, est bâtie aussi autour du principe de non-contradiction, qui limite la portée du dialogue en même temps qu’il en fonde la valeur. Si l’on fait sauter ce principe, la tolérance et l’intolérance ne s’opposent plus, mais s'identifient. Croit-on que la tolérance va y gagner ?
Henri Hude est philosophe, ancien élève de l’ENS, directeur du pôle éthique des écoles Saint-Cyr Coëtquidan.
En savoir plus :
http://www.henrihude.fr/
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[1] Cette réflexion fait suite à la communication de l’auteur devant le comité scientifique de la revue Oasis, à Tunis, en juin 2012. La première partie a été publiée ici avant l’été.***
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"Le polythéisme est la croyance des idiots et des incultes…" qui a néanmoins accouché de la philosophie (occidentale) et de la science.
Voir le commentaire en entier"Il n’y a donc aucune conception humaine qui ne comporte l’exclusion logique de sa contradictoire." Affirmation sans doute incontestable en logique pure, mais qui confond l'objet de la logique, à savoir des propositions non contradictoires, et l'objet de la religion. Décréter qu'un dieu est faux ne relève en effet pas de la logique, mais d'une décision d'autorité. Séparer le vrai du faux dans le domaine scientifique relève en revanche de la logique et de l'expérience : il ne s'agit pas de la décision d'une autorité sacrée, mais du respect d'une règle du jeu humaine, celle-là même qui définit l'activité scientifique. La seconde est réfutable, la première ne l'est pas.
Le principe de non-contradiction porte sur un champ circonscrit, spécifique, celui des énoncés : il ne porte donc pas sur les objets eux-mêmes, êtres, choses, personnes ou dieux ; il ne prescrit rien sur leurs attributs propres ; Descartes explique ainsi qu'il n'y a de vérité et de fausseté que dans les jugements, "nous définissons comme vraies non pas les choses, mais nos assertions sur ce qu'elles sont." confirme Umberto Eco . Ce principe se limite à interdire la présence de deux contraires dans la même phrase : il prescrit ainsi que l'on ne peut affirmer vraie et fausse la même chose (dans sa version dite "logique" c'est-à-dire relative à la pensée), et qu'une chose ne peut avoir une propriété et la propriété contraire en même temps et sur le même point (dans sa version dite "ontologique", c'est-à-dire relative à l'être, aux objets). Démontrer qu'une proposition mathématique, comme "deux plus deux égale quatre", est vraie, relève de la logique ; mais décréter qu'un dieu est faux, qu'il n'est qu'une idole, "que du bois coupé" (Jérémie 10, 2 8, 10), relève de l'ontologique, du sémantique : c'est un jugement de valeur sur le dieu considéré, une décision d'autorité, mais en aucune façon un argument logique.
Le principe de non-contradiction a ainsi pour seul but d'assurer la cohérence du langage, son intelligibilité ; il représente la règle du jeu qui définit la démarche rationnelle, scientifique ou philosophique.
L'affirmation monothéiste porte quant à elle non pas sur la cohérence logique d'un énoncé, mais sur la qualité des dieux, dont elle décrète que l'un d'entre eux est le seul vrai : un jugement de valeur, qui n'a rien à voir avec le principe de non-contradiction , même si tous deux portent apparemment sur la notion "de vrai et de faux" : rendre le langage intelligible en bannissant les énoncés contradictoires dans un cas, imposer une vérité révélée dans l'autre ; l'affirmation monothéiste fonde la foi, le principe de non-contradiction , la philosophie et la science. On retrouvera cette opposition de nature entre la "liberté de la foi" et la liberté de la raison , entre l'idole au sens grec et l'idole au sens abrahamique .
La tolérance se manifeste vis à vis des personnes et non des idées . Sinon elle aboutit à un relativisme et à une déconstruction de la pensée personnelle.
Chacun a le droit et le devoir de défendre sa pensée tout en prenant éventuellement en compte la pensée de l'autre mais dans le respect de son interlocuteur..