Dans Le Monde du 10 juin, le jeune prof de philo Michael Smadja porte un diagnostic sur nos contemporains. Partant du problème de l'enseignant (face à une génération d'ados zappeurs technoïdes), il élargit son constat à l'état mental de toute la population.
Celle-ci, dit-il, est formatée par l'air du temps : c'est-à-dire par "le monde comme il va, l'idéologie individualiste et matérialiste, la séduction incontestable des produits de divertissement, tous les moyens de communiquer du néant à la vitesse de la lumière". C'est une société "d'ingénieurs efficaces et de cadres soumis, et, pour le reste, [de] serfs plus ou moins enthousiastes à l'idée de remplir des tâches vides de sens. [...] On observe avec angoisse une catastrophe lente. Le sens est en fuite de notre monde."
Notre société du tout-marketing, du tout-"émotions", du "c'est-mon-choix", a balayé sous le tapis le besoin de sens. Il y a une débandade de la raison raisonnante. J'en fais l'expérience ces jours-ci, sur le terrain, dans des salons du livre. Une grande partie du public qui vient rencontrer les auteurs est une vraie joie : des interlocuteurs intelligents, drôles, non-conformistes (rien n'est donc perdu)... Mais il y a l'autre moitié du public : et celle-là donne le frisson. À cause d'un certain symptôme. Ce n'est ni une question d'âge, ni une question de milieu, ni une question d'études : le symptôme se manifeste aussi bien chez la vieille dame se disant "peu intellectuelle", que chez la gamine étudiante péremptoire ("L'Église cache la vérité : je le sais, je fais histoire !").
La vérité et l'air du temps
De quel symptôme s'agit-il ? D'une certaine phrase, mystérieusement omniprésente, que j'ai entendue répéter, à huit jours d'intervalle, par des interlocuteurs variés, dans deux villes totalement dissemblables : Nice et Metz.
Cette phrase jaillit chaque fois comme une riposte à une autre phrase, que vient de prononcer l'auteur. Les voici toutes les deux :
— L'auteur : "Mon livre est une enquête objective pour établir des faits exacts."
— Le visiteur : "Comment ça ? Mais il n'y a pas de vérité absolue !"Ces visiteurs (jeunes, vieux, bourgeois, prolos, etc.) confondent "faits exacts" et "vérité absolue". Deux notions qui, pourtant, ne désignent pas la même chose. Une enquête ne prétend jamais aboutir à une vérité absolue, mais plus modestement à des faits exacts. Or on trouve beaucoup de gens, aujourd'hui, pour mélanger les deux. Ils crient qu'on viole leur liberté de conscience... dès qu'on prétend parler de faits exacts, dont il faudrait tenir compte, et qui — d'aventure — pourraient contredire ce que ces bonnes gens prennent pour leurs idées intimes et personnelles. (Idées qui ne sont, en fait que l'air du temps : le marketing et les médias le leur ont infusé, mais ils n'en sont pas conscients.)
Ils veulent que 2 et 2 puissent faire 5, ou 9, ou 613, parce que c'est dans l'air du temps. Si vous leur dites que 2 et 2 font seulement 4, ils vous prennent pour Torquemada.
"Vérité", "réalité", "dogme" : tout ça se confond dans leur esprit, et ils le rejettent. Toute notion objective et consistante leur paraît un abus. Ce rejet du consistant aboutit à la dénégation de réalité. L'idée qu'une enquête puisse aboutir à une série de faits vérifiés, vérifiables, donc s'imposant à la raison, fait horreur à cette mentalité de consommateurs victimes du bourre-crânes. On leur infuse des images, génératrices de préjugés, qu'ils adoptent comme étant leur intime conviction et défendent ensuite avec nervosité. Or l'image prime sur le discours. Le discours échoue à réfuter l'image. Que l'homme ait une raison, qu'il puisse s'en servir pour faire une expérience (lire une enquête, par exemple) et — pourquoi pas ? — changer d'idée au vu des résultats : voilà une perspective qui paraît révoltante aujourd'hui. L'individu veut garder "son" idée, il se f... qu'elle soit juste ou fausse : à ses yeux c'est "la sienne", c'est "son choix", validé par le fait que "tout le monde le sait" : autrement dit c'est l'avis de la télé, qui nous fait baigner dans les fausses évidences.
Sauver la raison
Ce public laisse ainsi l'affectif et l'émotif envahir son esprit : la société pousse à cela, parce que (selon le mot du Père André Gouzes) "l'affect est le lieu le plus manipulable, le lieu le plus dispersé de nous-mêmes : dans l'hystérie affective, je ne me rassemble pas comme sujet autonome et libre, au contraire, je m'abandonne pour me dissoudre. Cet affectif-là est toujours l'instant d'une monstrueuse massification et d'une manipulation prochaine."
Les gens manipulés ne savent évidemment pas qu'ils le sont. Et c'est vous qu'ils soupçonnent : si vous argumentez, vous les choquez. Vous êtes "intolérant". Il y aurait donc de "l'intolérance" à demander que l'on tienne compte du réel ?
Une épidémie d'irrationnel : voilà où nous en sommes, au bout de trente ans de consumérisme triomphant et de surenchère mercantile. Relisons Centesimus Annus : Jean-Paul II annonçait tout cela. Et relisons Fides et Ratio : le pape polonais indiquait la marche à suivre, maintenant, pour nous tous. Puisque la société mercantile (donc cathophobe) est une société anti-raison, qui décrète l'inutilité du sens, alors le sauvetage consiste en une alliance de la raison et de la foi. Dans la débâcle mentale de la post-démocratie marchande recroquevillée sur un culte du néant, le naturel et le surnaturel se retrouvent à bord de la même arche. L'avenir viendra sur les ailes de la colombe.
*Patrice de Plunkett est journaliste, écrivain. Dernier ouvrage paru : Opus Dei, enquête sur le "monstre", Presses de la renaissance, 2006.
À retenirConférence-débat de Patrice de Plunkett en Bourgogne
"LA RELIGION – UNE MENACE OU UNE AIDE POUR NOTRE SOCIETE?"
Le jeudi 29 juin à 18h00
à Talant (Dijon),
salle Robert-Schuman, rond-point de l'Europe.
Pour en savoir plus :
■ À lire et à commander avec notre partenaire Amazon.fr : L'Opus Dei, enquête sur le "monstre"
■ Le Blog de Patrice de Plunkett : http://plunkett.hautetfort.com
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