PARTONS D'UNE SIMPLE REMARQUE DE CIRCONSTANCE : choisir comme thème de réflexion l'engagement en politique des catholiques (en France) a de quoi surprendre. Il suggère implicitement que les catholiques ne sont pas présents dans la plupart des instances politiques locales ou nationales.
Or rien n'est moins vrai : il y a quantité de catholiques présents, engagés dans des mouvements, des institutions politiques. C'est une perception erronée que de dire que les catholiques n'y sont pas présents. C'est que le sens de la question est sans doute un peu plus caché. Elle sous-entend que certaines données fondamentales auxquelles les chrétiens sont attachés ne sont pas honorées, ne sont pas exprimées, manifestées publiquement dans ces enceintes, voire qu'elles y sont contredites.
C'est là, me semble-t-il, que réside la vérité de la question : alors que nombreux sont les catholiques présents, engagés, en politique, certaines de leurs convictions profondes n'y sont pas affirmées ou défendues.
Comment expliquer l'effacement des positions catholiques ?
En commençant, il faut prendre un peu de champ historique, essayer de mettre en perspective la position des chrétiens par rapport au monde civil, celui des affaires publiques de la cité. La situation contemporaine s'inscrit dans une longue perspective, qu'il convient d'avoir présente à l'esprit : l'un de ses moments essentiels, fondateurs, est, pour le dire simplement, la révolution de 1789. L'épisode est complexe, ses racines en sont anciennes, mais on peut le résumer comme étant celui de la séparation – violente – des deux pouvoirs, civil et spirituel, au niveau politique.
Avant 89, pour simplifier, il était entendu que le pouvoir civil devait contribuer à l'acheminement des personnes vers leur salut, celui-ci étant compris à la lumière de la Révélation chrétienne. Le corollaire était une certaine immixtion de l'autorité spirituelle dans les affaires de la cité, et une présence marquée des institutions ecclésiastiques dans la vie civile. C'est cela qui est brisé dans la foulée de 89, et qui aboutit, de fait, à une émancipation du pouvoir civil de sa tutelle religieuse.
Le XIXe siècle, jusqu'à la Première Guerre mondiale, va être celui de la lente assimilation du phénomène par le corps politique national, mais aussi par le corps ecclésial. On ne passe pas en quelques mois d'un modèle d'immixtion-coopération des pouvoirs, qui a prévalu volens nolens pendant un millénaire, à un modèle de séparation. Du côté civil, les pulsions anticléricales et anti-ecclésiales se font sentir tout au long de la période, culminant dans les lois d'expulsion, d'interdiction et d'expropriation de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Du côté ecclésial, la prise en compte puis l'acceptation d'une nouvelle donne dans le rapport Église-État ne seront pas moins longues. Le catholicisme libéral (Lacordaire, Montalembert, Mgr Dupanloup, Frédéric Ozanam) se fraie laborieusement une place face aux tenants de la contre-révolution. Le " ralliement " à la République — c'est à dire l'acceptation de la situation politique nouvelle — n'intervient qu'avec Léon XIII dans les années 1880 et continuera longtemps de rencontrer des oppositions dans le monde catholique. Cependant, ce qui s'élabore pendant ce temps, à travers des textes (législatifs et réglementaires) mais aussi et surtout à travers une pratique, est ce que l'on va appeler le régime français de la laïcité : respect de la liberté religieuse d'un côté, non immixtion des autorités religieuses dans les affaires civiles de l'autre.
On peut dire qu'après la Deuxième Guerre mondiale, et avec la mise en place des institutions de la Ve République, la situation se stabilise, c'est-à-dire qu'elle atteint un équilibre qui semble satisfaire tous les partis intéressés. La question religieuse ne semble plus être de celles qui occupent la scène nationale.
Pourquoi, dans ces conditions, la situation d'aujourd'hui ne semble-t-elle plus satisfaisante ? Pourquoi les convictions catholiques semblent-elles être menacées, alors que les données institutionnelles sont inchangées ? Que s'est-il donc passé au cours de ces quarante dernières années ?
On rejoint ici notre première interrogation : il faut identifier le facteur nouveau de la situation contemporaine, de façon que l'on puisse aujourd'hui poser à nouveaux frais la question de la participation des catholiques à la vie politique – à la vie publique – de leur pays. Cette conscience nouvelle nous aidera à envisager comment les catholiques d'aujourd'hui sont appelés à un engagement politique. Mais pour ce faire, il faut aussi connaître le point de vue de l'Église elle-même sur cette nouvelle situation. Ce qui nous fournit les trois points de notre exposé : 1/ la nouvelle donne éthique du monde libéral contemporain ; 2/ la doctrine ecclésiale de la laïcité ; 3/ les conséquences pour une participation éclairée des catholiques à la vie publique nationale.
I- LA NOUVELLE SITUATION ETHIQUE CONTEMPORAINE
C'est, à mes yeux, le facteur d'explication essentiel des incertitudes contemporaines, et qui n'est généralement pas perçu comme il devrait l'être.
La démocratie libérale dans laquelle nous vivons a émergé, s'est développée, a pris la forme communément acceptée aujourd'hui, dans un monde façonné par le christianisme — catholique en Europe latine ou protestant dans l'Europe anglo-saxonne et aux USA . Cela signifie que la conception de l'homme, de sa dignité, de son bien, du sens de sa vie, restaient largement emprunts des enseignements du christianisme. Il pouvait y avoir une morale commune parce que le plus grand nombre, chrétien ou non, se référait aux enseignements de la morale chrétienne. Charles Péguy l'avait bien vu, lorsqu'il affirmait il y a cent ans que la " mystique du salut " ne pouvait pas être contraire à la " mystique de la liberté ". Voilà pourquoi, à ses yeux, on pouvait être à la fois " bon chrétien et bon citoyen ". Même les plus fervents laïcs – au sens anti-ecclésial – savaient très bien que " la morale de nos pères " (J. Ferry) ne différait pas sensiblement, pour l'essentiel courant, de la morale véhiculée par l'Église. La morale de l'instituteur et celle du prêtre se recouvraient largement, parce que celle-ci était pourvoyeuse de contenu pour celle-là. C'est sur ce fonds éthique commun que la transformation politique a pu se faire, et qu'a pu aboutir un régime de laïcité qui semblait, il y a quarante ans, garantir à la fois liberté religieuse et paix civile.
On ne prend pas suffisamment conscience de cela : le Code Napoléon n'a pu être ce qu'il a été que parce qu'il était le code civil d'une société façonnée largement par les valeurs du christianisme, directement ou indirectement. Les institutions politiques, le régime de relation entre l'Église et l'État sont une chose, le fonds moral de la société à laquelle ils se rapportent en est une autre. La France a pu connaître pendant deux siècles, à partir de la fin du XVIIIe siècle, une profonde transformation d'ordre politique sur un terrain éthique qui lui, restait largement homogène et commun. Et c'est là que le changement radical va se produire, qui caractérise nos sociétés contemporaines.
Cette large homogénéité, cette convergence éthique de la communauté nationale va se défaire, se déliter, jusqu'à disparaître et céder la place à ce que l'on peut nommer le pluralisme éthique.Désormais, certaines données fondamentales concernant la personne et les communautés humaines ne sont plus partagées. Au contraire, des conceptions s'opposent sur le sens de la vie humaine, de sa dignité, sur la signification et la place du mariage, de la famille, de l'éducation – et même de l'instruction... Mai 68 est la crise emblématique de ce phénomène, crise qui est loin d'avoir été un simple événement, et qui est bien plutôt la grande ouverture d'un mouvement qui ne cesse de se propager et de s'amplifier. Alors qu'auparavant une certaine approche de l'homme, de son devenir, de son amélioration (l'improvement des Anglo-saxons), de son perfectionnement étaient partagés, désormais, nous sommes entrés dans l'ère du pluralisme et du relativisme éthique. On peut le déplorer ; il faut surtout accepter de prendre acte de cette situation. Et c'est cela qui explique que la réalité contemporaine nous semble nouvelle, alors qu'en termes institutionnels, rien ou presque n'a changé : 1789 a été un bouleversement politique ; 1968 qui se perpétue, est un bouleversement éthique.
Changer de réponses
Voilà aussi pourquoi les réponses que l'on peut tenter d'apporter ne sont pas d'abord d'ordre politique, mais plutôt d'ordre moral, ou en tout cas pourquoi elles engagent la politique jusque dans ses fondements éthiques. Les questions aujourd'hui posées sont à la fois les plus simples et les plus fondamentales de toute pensée politique : sur quelle conception du juste et de l'injuste, du bien personnel et du bien public se retrouver, vivre ensemble, édifier une communauté qui soit réellement humaine ? La radicalité des questions donne la mesure des enjeux auxquels nous sommes confrontés désormais.
Au cœur de ce phénomène reparaît, resurgit avec vigueur la question religieuse. Tant qu'une morale commune maintenait uni le tissu social, la spécificité d'une appartenance religieuse, dès lors qu'elle ne contrevenait pas à la morale commune, pouvait être vécue dans un régime de laïcité séparant les affaires religieuses des affaires civiles. Mais à l'heure du relativisme éthique et de la disparition de cette morale commune, une croyance religieuse qui affirme ses convictions dans l'ordre humain, moral, a toute chance d'apparaître comme insupportable : ma conception chrétienne de la personne et des communautés humaines est contredite purement et simplement par celle de mon voisin et concitoyen. C'est clairement le cas aujourd'hui autour de deux thèmes essentiels : la vie à toutes ses étapes, la famille dans toutes ses composantes. Et voilà pourquoi reparaissent, au cœur d'un régime politique de laïcité apparemment pacifié, des pulsions et des mouvements résolument laïcistes qui prétendent interdire toute affirmation religieuse parce que précisément elle contrevient dans sa radicalité au relativisme éthique qui veut qu'aucune morale ne contredise la mienne, ni ne la menace.
Voilà, résumée en quelques mots la transformation éthique qui affecte la société démocratique aujourd'hui, transformation d'une singulière ampleur dont il faut avoir une claire conscience pour envisager les réponses à notre question de l'engagement des catholiques en politique.
Pour le dire avec quelque brutalité, il me semble que nous vivons rien moins que la fin du christianisme comme civilisation, en ce sens qu'il ne façonne plus le monde humain dans lequel nous vivons. Dans ce contexte, l'enseignement de l'Église – l'enseignement social — est là pour nous aider et nous éclairer. Comme il est peu connu, il faut ici en rappeler quelques éléments, en se référant surtout au concile de Vatican II et à ses suites, concile qui apparaît bien — à quarante ans de distance — comme étant non la porte ouverte à la sécularisation, mais au contraire le don de Dieu à l'Église pour ces temps nouveaux.
II- LA DOCTRINE DE L'ÉGLISE SUR LA LAÏCITE
Au moment même où elle prenait acte, à la fin du XIXe siècle, de la transformation de la donne politique – c'est à dire de la nécessaire séparation des autorités temporelles et spirituelles – l'Église commençait à développer son enseignement social – que l'on nomme parfois la doctrine sociale de l'Église — : il s'agit non de dicter aux catholiques ce qu'ils doivent penser, mais d'éclairer les consciences à l'intérieur d'un monde humain, politique, social en constante transformation, afin de les aider à agir dans la lumière de l'Évangile. La question qui nous préoccupe, celle des rapports des catholiques avec la cité, est l'un des aspects de cette doctrine. Face, précisément, à la nouvelle donne éthique évoquée il y a quelques instants, la Congrégation pour la doctrine de la foi, présidée par le cardinal Joseph Ratzinger, futur Benoît XVI, a publié un texte important en 2002, une Note doctrinale concernant certaines questions sur l'engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique . C'est pour nous catholiques, sur le fondement et à la suite du concile, le texte de référence sur la question. En me référant à lui, je résume ici l'enseignement actuel de l'Église.
1/ Sur le terrain des institutions politiques, Joseph Ratzinger rappelle la justesse de la doctrine de la laïcité, dès lors qu'elle est bien comprise
" Pour la doctrine morale catholique, la laïcité, comprise comme autonomie de la sphère civile et politique par rapport à la sphère religieuse et ecclésiastique, mais pas par rapport à la sphère morale, est une valeur acquise et reconnue par l'Église, et elle appartient au patrimoine de civilisation déjà atteint ". Joseph Ratzinger cite à cet égard le pape Jean Paul II, mettant en garde contre les risques d'une confusion entre la sphère religieuse et la sphère politique :
On arrive à des situations très délicates lorsqu'une norme spécifiquement religieuse devient, ou tend à devenir, loi de l'État sans que l'on tienne compte comme on le devrait de la distinction entre les compétences de la religion et celles de la société politique. Identifier loi religieuse et loi civile peut effectivement étouffer la liberté religieuse et aller jusqu'à limiter ou nier d'autres droits inaliénables de l'homme (n. 6) .
Il n'y a donc pas la moindre équivoque dans la doctrine de l'Église, à propos du principe de la laïcité. Il n'y a pas la moindre nostalgie d'un ordre révolu de chrétienté, bien au contraire, il y a une conscience plus aiguë des dangers inhérents à une confusion des domaines.
Ajoutons que, à l'intérieur de ce régime de laïcité, le principe démocratique, compris comme participation de chacun à la détermination du bien commun, c'est-à-dire de tous, est clairement reconnu :
Les sociétés démocratiques actuelles dans lesquelles, à juste titre, tous sont appelés à participer à la gestion des affaires publiques dans un climat de vraie liberté, requièrent des formes nouvelles et plus larges de participation à la vie publique de la part des citoyens, qu'ils soient chrétiens ou non (n. 1).
Ce premier point témoigne que l'Église catholique, et donc les chrétiens catholiques, ne sont aucunement mal à l'aise avec ces données aujourd'hui fondamentales des institutions politiques que sont le principe démocratique et le principe de laïcité. Il fallait commencer par rappeler cela.
2/ La doctrine (catholique) de la laïcité ne peut se comprendre comme une autonomie de la sphère politique par rapport à la sphère morale
Il s'agit là d'une affirmation qui a toute sa valeur philosophiquement parlant, avant même que l'on reconnaisse sa valeur chrétienne. Il ne serait pas difficile de montrer qu'elle est magistralement illustrée par l'un des plus grands penseurs politiques de tous les temps, Aristote. Ce qui est ici en jeu, ce sont justement les fondements éthiques de l'ordre politique, c'est-à-dire, premièrement, les conceptions de l'homme et des communautés humaines, qui vont fonder, éclairer, les élaborations politiques. Toutes les conceptions de la personne et des communautés ne se valent pas, et l'on ne peut soutenir moralement une conception donnée sous le seul prétexte qu'elle est le fruit d'une délibération démocratique. Joseph Ratzinger écrit ainsi :
L'Église a conscience que si, d'une part, le chemin de la démocratie exprime au mieux la participation directe des citoyens aux choix politiques, d'autre part, il n'est possible que dans la mesure où il est fondé sur une juste conception de la personne (n. 3).
Pas de démocratie véritable sans une " juste conception de la personne ". On voit bien que la question n'est pas celle d'un type de régime ou d'un processus institutionnel ; elle est celle des fondements éthiques de ceux-ci. Cette " juste conception de la personne " conduit Joseph Ratzinger à s'opposer au " pluralisme éthique " contemporain pour lequel toutes les conceptions sont recevables et doivent être également respectées :
La liberté politique n'est pas fondée, et ne peut pas l'être, sur l'idée relativiste selon laquelle toutes les conceptions du bien de l'homme ont la même vérité et la même valeur, mais sur le fait que les activités politiques visent, pour chaque cas, à la réalisation extrêmement concrète du vrai bien humain et social, dans un contexte historique, géographique, économique, technologique et culturel bien déterminé (n. 3).
Il écrit encore :
L'histoire du XXe siècle suffit à montrer que les citoyens qui ont raison sont ceux qui jugent totalement fausse la thèse relativiste selon laquelle il n'existe pas une norme morale enracinée dans la nature même de l'homme, au jugement de laquelle doit se soumettre toute conception de l'homme, du bien commun et de l'État (n. 2).
Il serait bien suspect en effet que la même conscience qui juge des errements nazi et communiste en matière d'éthique personnelle s'abstienne de juger nos régimes libéraux contemporains. J. Ratzinger affirme ainsi qu'il existe " une norme morale commune enracinée dans la nature même de l'homme ", et c'est à sa lumière que doivent être évaluées les conceptions de la personne et du bien commun qui sont au cœur de l'édifice politique.
Conséquence de cette analyse : la juste compréhension du pluralisme au sein d'une démocratie libérale. Pour le dire d'un mot, le pluralisme des options du gouvernement est parfaitement légitime ; le pluralisme des principes éthiques qui fondent l'ordre politique ne l'est pas.
La réalisation concrète et la diversité des circonstances engendrent généralement une pluralité d'orientations et de solutions, qui doivent toutefois être moralement acceptables. Il n'appartient pas à l'Église de formuler des solutions concrètes et encore moins des solutions uniques pour des questions temporelles que Dieu a laissées au jugement libre et responsable de chacun, bien qu'elle ait le droit et le devoir de prononcer des jugements moraux sur des jugements temporels, lorsque la foi et la morale le requièrent. Si les chrétiens sont tenus de reconnaître la légitime multiplicité et diversité des options temporelles, ils sont également appelés à s'opposer à une conception du pluralisme marquée par le relativisme moral, qui est nuisible pour la vie démocratique elle-même, celle-ci ayant besoin de fondements vrais et solides, c'est-à-dire des principes éthiques qui, en raison de leur rôle de fondement de la vie sociale ne sont pas négociables (n. 3).
Nous comprenons bien que l'enjeu apparaît dès lors avec plus de précision : dans quelle mesure un " consensus moral fondamental " est-il concevable à l'heure des sociétés pluralistes que nous connaissons ?
Sur ce point encore, la réponse de l'Église est nette.
3/ Une morale commune est possible sur le terrain de la loi naturelle
Il faut ici commencer par se garder d'une erreur dans laquelle le chrétien de bonne volonté pourrait spontanément tomber. Ce n'est pas d'abord la Révélation chrétienne qui va guider dans la recherche d'un consensus moral : c'est beaucoup plus fondamentalement une conception de la nature humaine commune à tous les hommes, quelle que soit leur appartenance confessionnelle ou leur croyance religieuse. Et le chrétien peut affirmer cela en toute sérénité parce qu'il a la conviction que rien d'humain, de commun à tous les hommes ne peut être en contradiction avec la Révélation.
On l'a déjà cité, pour Joseph Ratzinger et pour l'Église catholique, il existe " une norme morale enracinée dans la nature même de l'homme ". Ceci s'inscrit dans une conception très ancienne non seulement dans le monde chrétien mais dans quantité de traditions philosophiques: l'homme est capable de " lire " dans la nature commune à chacun les principes éthiques fondamentaux qui la régissent. Il existe une " raison " morale commune que tout homme peut découvrir en lui-même et en ses semblables. On la nomme le plus souvent " loi naturelle " ; peut-être faut-il l'appeler d'un autre nom, comme le suggérait Joseph Ratzinger il y a quelques mois, mais la réalité est bien là : l'homme est capable, en usant de sa raison, de discerner en lui ces principes éthiques qui doivent régir son agir personnel et communautaire, la recherche de son bien personnel et celle du bien commun. Ces " principes " de la loi naturelle regardent le bien de tous et de chacun : le fait qu'il existe, la réalité d'une vie qui est donnée et ne procède pas de soi-même, la distinction du bien et du mal, du juste et de l'injuste, le sens d'un perfectionnement de la personne, et aussi, sûrement, la possibilité d'une dimension religieuse, la réalité de l'union des personnes, de la procréation...
On ne peut pas ici développer ce thème de la loi naturelle d'une grande richesse et qu'il est urgent de redécouvrir aujourd'hui. Ajoutons seulement deux remarques. D'abord, on se gardera de comprendre la loi naturelle comme un catalogue de préceptes purement rationnels (le " Précis Dalloz " du droit naturel). Non, c'est une loi non écrite, dont les principes se dégagent et s'explicitent par un processus souvent long où la délibération, personnelle et communautaire, a toute sa place.
Ensuite, on soulignera que le refus de reconnaître le bien fondé d'une éthique naturelle conduit la vie politique à quitter le champ de la laïcité pour verser dans celui du laïcisme. La Note l'affirme sans équivoque :
Dans les sociétés démocratiques, toutes les propositions sont soumises à discussion et évaluées librement. Les personnes qui, au nom du respect de la conscience individuelle, voudraient voir dans le devoir moral qu'ont les chrétiens d'être en harmonie avec leur conscience un élément pour les disqualifier politiquement, leur refusant le droit d'agir en politique conformément à leurs convictions sur le bien commun, tomberaient dans une sorte de laïcisme intolérant (n. 6).
Dans une telle perspective en effet, on entend refuser à la foi chrétienne non seulement toute importance politique et culturelle, mais jusqu'à la possibilité même d'une éthique naturelle. S'il en était ainsi, la voix serait ouverte à une anarchie morale, qui ne pourrait jamais être identifiée à une forme quelconque de pluralisme légitime. La domination du plus fort sur le plus faible serait la conséquence évidente d'une telle position.
4/ Conséquences pratiques préconisées pour l'engagement des catholiques et des chrétiens
La Note doctrinale tire quelques conséquences pratiques des règles que l'on vient de résumer. Il ne s'agit pas d'imposer, mais d'éclairer les consciences chrétiennes dans les actes que les chrétiens ont à poser lorsqu'ils agissent comme citoyens d'une démocratie libérale. L'orientation générale est que la participation d'un catholique à la vie publique ne peut se faire au prix d'une mise en cause ou entre parenthèses des exigences éthiques fondamentales. Joseph Ratzinger écrit ainsi :
La conscience chrétienne bien formée ne permet à personne d'encourager par son vote la mise en œuvre d'un programme politique ou d'une loi dans lesquels le contenu fondamental de la foi ou de la morale serait évincé par la présentation de propositions qui leurs sont alternatives ou opposées.
[...] L'engagement politique en faveur d'un aspect isolé de la doctrine sociale de l'Église ne suffit pas à répondre totalement à la responsabilité pour le bien commun. Les catholiques ne peuvent pas non plus songer à déléguer à d'autres l'engagement qu'ils ont reçu de l'Évangile de Jésus-Christ, pour que la vérité sur l'homme et sur le monde puisse être atteinte (n. 4).
On ne peut donc se réfugier derrière le principe représentatif pour abdiquer de l'exigence qui incombe à chacun.
Parmi les domaines sur lesquels doit s'exercer cette conscience chrétienne éclairée, la Note cite bien entendu tout ce qui a trait à la sauvegarde de la vie, dans son commencement, sa genèse embryonnaire, son terme..., et fait référence à l'enseignement constant de Jean Paul II soulignant à l'adresse des instances législatives " l'obligation précise de s'opposer " à toute loi qui s'avère être un attentat contre la vie humaine. Une seconde Note de la Congrégation pour la doctrine de la foi de 2003 va dans le même sens à propos du mariage, rappelant son caractère hétérosexuel, et dénonçant les reconnaissances juridiques des unions homosexuelles ou leur assimilation au mariage.
L'Église dans son autorité magistérielle attire ainsi l'attention des consciences chrétiennes sur le fait que la vie étant une, on ne peut la dissocier en deux, une vie privée – qui relèverait de l'éthique de conviction —, et une vie publique – qui relèverait d'une éthique de responsabilité. Citant le pape Jean Paul II, la Note rappelle à propos de la vie des laïcs :
Dans leur existence, il ne peut y avoir deux vies parallèles, d'un côté la vie que l'on nomme " spirituelle " avec ses valeurs et ses exigences ; et de l'autre la vie dite " séculière ", c'est-à-dire la vie de famille, de travail, de rapports sociaux, d'engagement politique, d'activités culturelles (n. 6).
Ce qui permet d'unifier ces deux aspects et de les maintenir en harmonie, c'est précisément d'œuvrer en conformité avec les principes de la loi naturelle. C'est sur ce terrain qu'il faut évoquer maintenant quelques aspects concrets d'engagement des catholiques.
III- ORIENTATIONS POUR L'ENGAGEMENT DES CATHOLIQUES DANS LA VIE PUBLIQUE
Il était important, je crois, de préciser le terrain, le contexte nouveau qui caractérise le champ politique pour les chrétiens. Comme l'affirme encore la Note : " La société civile se trouve aujourd'hui dans un processus culturel complexe qui signe la fin d'une époque et l'incertitude pour celle qui se profile à l'horizon " (n. 2)
Comment réagir, comment agir dans ce nouveau contexte ? J'évoquerai ici successivement le ton, le fond et la forme.
Comment agir ?
S'agissant de la façon d'agir, deux aspects sont essentiels pour la crédibilité et l'efficacité de l'engagement des catholiques dans la vie publique. D'abord, éviter l'attitude de la forteresse assiégée, du " réduit " catholique, du " dernier carré " des fidèles. Rien ne serait plus contraire à l'annonce évangélique qui demande par essence d'aller à la rencontre de personnes non ou mal évangélisées. Face à cette transformation de notre société, qui est une déchristianisation, la tentation peut naître de dénoncer le phénomène en s'isolant, en se coupant du monde courant. Ce fut, au XIXe siècle, l'attitude de quantité de catholiques face à la nouvelle donne politique. Tirons les leçons de ce passé proche pour ne pas tomber dans les mêmes travers face à la nouvelle donne éthique. Ceci implique d'aller résolument et sans nostalgie passéiste à la rencontre de notre monde qui n'est plus chrétien.
C'est là qu'intervient la seconde condition pour un discours crédible : les catholiques ne doivent pas apparaître comme ceux qui savent tout avant tout le monde, parce qu'ils ont accès à un ordre de connaissance qui leur est réservé par la Révélation. Les catholiques doivent être de hommes de conviction et non des hommes qu'inquisition. Il ne s'agit pas de mener une chasse impitoyable à l'hérésie mais d'exposer avec force des convictions sérieuses et raisonnées, en sachant rejoindre les hommes là où ils se trouvent. C'est d'ailleurs une nécessité, parce que, ainsi qu'on l'a vu, les principes éthiques inscrits dans la nature de l'homme se dégagent plus qu'ils ne s'imposent : on le voit bien aujourd'hui face à la complexité des questions posées par l'éthique biomédicale. L'un des critères de la crédibilité du discours des catholiques est leur aptitude à établir un dialogue, et à le poursuivre, avec des personnes qui ne partagent pas leur conviction religieuse.
Le concile Vatican II le dit clairement : la vérité ne s'impose que par la force de la vérité elle-même. Et c'est cela qui est exaltant : être habité par cette certitude qu'en cherchant ensemble, dès lors que les partenaires sont de bonne foi, on peut progresser dans cette découverte de la vérité pratique et parvenir à des accords. C'est cela qui fonde notre enthousiasme : c'est parce que nous savons que tous nos partenaires non chrétiens sont habités par cette même exigence naturelle que nous pouvons les rejoindre. Peut-être pas en allant aussi loin que nous le voudrions, mais en acceptant au moins une part du chemin. Il me semble que la loi récente sur l'accompagnement des personnes en fin de vie en est un bon exemple. Ce qui motive et nourrit l'enthousiasme et l'espérance dans l'engagement en politique, c'est de savoir qu'il existe un terrain commun sur lequel les hommes peuvent se rejoindre, par delà les différences confessionnelles.
S'agissant du " fond " sur lequel les catholiques doivent manifester leur conviction, notre propos de ce soir l'a déjà amplement évoqué. C'est bien celui de ces principes naturels inscrits dans la nature humaine. Qu'il s'agisse de l'apparition de la vie, de son développement, de sa fin qui est la mort ; qu'il s'agisse de l'union des personnes dans le mariage, de ce qu'est une famille, de ce qu'est une éducation pour des enfants, nous avons là affaire à des sujets qui relèvent d'abord de l'ordre naturel des choses.
Bien sûr, cette réalité d'une nature commune, d'une " humaine condition ", est contestée. Mais c'est là, justement, un terrain premier d'intervention et de parole. Ne laissons pas se répandre ce dogme nouveau et non écrit selon lequel il n'existe pas de commune nature entre tous les hommes. Cela ne signifie pas qu'en la reconnaissant, on en déduira immédiatement les décisions politiques à prendre ; mais cela signifie qu'on ne peut permettre que le débat soit occulté sur ce point. Il est assurément illusoire de poursuivre aujourd'hui l'abrogation des lois sur l'avortement. Mais il n'est pas admissible qu'aucun débat puisse se tenir sur le sujet, comme c'est le cas en France, à la différence de tous les pays anglo-saxons.
Dans le même sens, le discours, intelligent et raisonné, des catholiques peut se porter sur cet autre dogme non écrit qu'est le laïcisme, qui tend aussi à s'étendre, et qui veut que des membres d'une confession religieuse soient exclus du débat démocratique du fait même que leurs convictions sont présumées nier le dogme du pluralisme éthique. Ce phénomène de pluralisme éthique est le grand défi auquel sont confrontés les catholiques. C'est par l'intelligence et la persuasion qu'ils doivent montrer qu'une éthique commune est possible et même nécessaire pour la pérennité de nos communautés politiques. Sur ce point encore, l'histoire doit nous encourager. Si l'on a pu croire au XIXe siècle qu'aucune entente ne serait possible avec les " principes nouveaux " de l'ordre politique, les faits ont montré qu'un régime satisfaisant de laïcité pouvait être instauré, en fait et en droit.
Devenir crédible
S'agissant de la forme de l'engagement, il faut insister sur un point important. On a trop tendance à réduire la vie politique – et donc l'engagement politique – à sa partie la plus visible, celle que les médias présentent à longueur de journée et de soirée. Il faut dire que l'engagement politique ne se situe pas seulement au niveau national – ou européen. Il se situe aussi, et d'abord, au niveau local : commune, département, région. C'est sans doute là d'ailleurs qu'il est le plus enthousiasmant, parce que c'est là que la visibilité de l'action politique est la plus immédiate. Mais ceci a un corollaire : il n'y a pas seulement, dans l'engagement politique, le maniement des grands principes. Ceux-ci, d'ailleurs, n'interviennent que rarement, lors des grands débats nationaux. Il y a surtout, au quotidien, l'action humble et cachée, du conseiller municipal ou général qui va surtout chercher à maîtriser la technique de la matière qui lui est confiée. Si l'on peut faire ici un vœu, c'est que les catholiques ne se contentent pas de réagir au niveau des idées, mais qu'ils agissent au niveau de la pratique quotidienne, courante, de l'administration publique. Et c'est là une tâche onéreuse, exigeante, qui est aussi le gage du sérieux de l'engagement des catholiques en politique. Si le catholique ne sait qu'agiter des principes, il sera disqualifié ; s'il montre qu'il est capable de s'atteler à la matière politique, bien éloignée au quotidien de ces grands principes, il sera écouté. La crédibilité ne se présume pas, elle s'acquiert. Un homme ou une femme est écouté dans sa commune, son département, son parti politique... lorsqu'on sait qu'il ou elle assume par ailleurs le poids de sa charge élective.
On peut encore étendre cette remarque : on a principalement parlé d'engagement politique. Je préfèrerais pour ma part que l'on parle d'engagement public. Car œuvrer pour les collectivités publiques, pour le bien commun à quelque niveau qu'il se situe, ne passe pas seulement par les fonctions électives. Il y a bien des façons de coopérer au bien public, en participant à tel ou tel service — par exemple, le centre communal d'action sociale — au service des administrés, et en particulier des plus pauvres. La vie associative peut aussi être, à cet égard, un terrain fécond.
Nous savons bien, nous catholiques, toute la part que tient dans la vie chrétienne la vie cachée par rapport à la vie publique. Qu'il en aille ainsi pour l'engagement public, qui est par là même, engagement politique : que l'engagement dans les œuvres cachées, humbles, soit le fondement et la source de l'engagement public.
Conscience et service
Je voudrais évoquer pour terminer deux figures de l'engagement politique que Jean Paul II nous a données à regarder, pour qu'elles nourrissent notre réflexion.
La première est celle de saint Thomas More. Il fut chancelier du roi Henry VIII d'Angleterre, au XVIe siècle, c'est-à-dire premier ministre. Il fut aussi remarquable comme gouvernant que comme juge et père de famille, laissant partout les signes d'une vie empreinte de justice et de charité. Amené par sa conscience à s'opposer aux agissements du roi à propos de son mariage, qui engageait ses relations avec l'Église, il démissionna en 1532, et refusa d'approuver l'Acte de succession de 1534. Poursuivi par le roi, il fut finalement emprisonné, condamné à mort et décapité en 1535. Jean Paul II l'a proclamé en 2000 Patron (céleste) des responsables de gouvernement et des hommes politiques. Ce qu'il nous donne à contempler, c'est cette " dignité inaliénable de la conscience ", qui l'a conduit, tout en demeurant fidèle aux institutions politiques légitimes, à refuser ce qu'il considérait comme contraire à sa conscience. " Par sa vie et par sa mort, il a montré — écrit Jean Paul II — que l'on ne peut séparer l'homme de Dieu, ni la politique de la morale ".
Il y a aussi la figure de Frédéric Ozanam, béatifié par Jean Paul II. Il est l'une des expressions de ce christianisme libéral qui, au XIXe siècle, a su prendre acte des changements dans le rapport politique entre l'Église et l'État. Mais il ne s'est pas seulement battu sur le terrain des idées. Pleinement conscient de la transformation sociale que connaît son époque, et pleinement engagé dans son poste de professeur à la Sorbonne, il fonde la Société de Saint Vincent de Paul, organe de visite aux personnes les plus démunies. Il nous donne, de son côté, à voir comment on peut agir en son siècle sans jamais quitter le terrain humble, caché, de la vie évangélique.
Peut-être faut-il tenir ensemble ces deux figures, deux témoignages d'une même sainteté jusque dans l'engagement politique, l'affirmation à la fois du primat de la conscience morale et de la grandeur du service politique dans son humble réalité quotidienne.
© Liberté politique, automne 2005
Nota : L'appareil de notes avec la mention des sources citées est seulement disponible dans la version papier de Liberté politique.