" Tout l'art du politique est de faire croire. "

Machiavel

 

Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage... et su, à temps, se boucher les oreilles contre les sirènes de la désinformation.

Car la désinformation est ancienne, presque aussi vieille que le monde, comme l'illustre Vladimir Volkoff avec l'histoire du cheval de Troie, magnifique démonstration de la désinformation bien montée. Support ? le cheval de bois. Relais ? l'agent d'influence, Sinon. Caisses de résonance ? les jeunes chanteurs de Troie. Technique éprouvée, la désinformation repose sur des ressorts bien huilés, que l'on retrouve parfaitement au point dans les années d'après-guerre : client ? le communisme international. Agent ? le KGB. Support ? les manipulations et les fraudes. Relais ? les " compagnons de route ". Thèmes ? généreux, bien sûr. Caisses de résonance ? la presse, subjuguée. Et la cible ? l'opinion publique. " L'art supérieur de la guerre, c'est de soumettre l'ennemi sans combat ", écrivait Sun Tsu ; la désinformation, arme de guerre, y contribue largement.

Car il ne faut pas s'y tromper, la désinformation repose sur une architecture subtile, aux leviers divers et variés. Ce n'est ni de la propagande (trop directe), ni de la publicité (trop commerciale), ni même de l'intoxication (trop ciblée) ; d'où la définition de Volkoff, où chaque mot compte : " Manipulation de l'opinion publique, à des fins politiques, avec une information traitée par des moyens détournés. "

Le monde d'aujourd'hui, avec ses moyens technologiques ultra perfectionnés, offre à la désinformation un champ d'application illimité, Internet, le câble, les satellites et le numérique étant autant de canaux qui facilitent la fluidité et l'efficacité des messages sur une opinion publique de plus en plus réceptive. Depuis l'invention attribuée à Gutenberg, le message imprimé eut un rôle pionnier dans la désinformation. Volkoff voit dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert le " cheval de Troie de la Révolution française ". Mais dans le cadre de cette civilisation de l'écrit, comme l'ont bien montré les analyses de G. Le Bon , l'émetteur (le tribun, le meneur) a un rôle prépondérant, là où les récepteurs (le peuple) et le médium (à la fois support et idée) ne sont pas encore bien appréhendés. Tout change avec l'invention de Marconi. Les ondes de la TSF deviennent les supports indispensables aux grands désinformateurs du siècle qui arrosent les foules de manière calibrée : Goebbels, Staline, mais aussi Delmer, beaucoup moins connu. Ce dernier, agent secret anglais de la Seconde Guerre mondiale, émettait sans discontinuer les plus gros mensonges possibles (fausse épidémies, pseudo-opérations militaires...) pour déstabiliser l'ennemi, et avec succès.

 

Et l'image vînt

Pas plus que le procédé de Gutenberg, dont la Pravda fut la perversion la plus aboutie, celui de Marconi montrera vite ses limites. La désinformation trouvera son troisième et redoutable allié technologique avec la télévision, expérimentée pour la première fois à grande échelle sous le Reich hitlérien. Des images subliminales aux messages clandestins, les médias audiovisuels constituent la caisse de résonance idéale. " C'est vrai parce que je l'ai vu à la télé. " Qui n'a entendu cette tautologie martelée par toutes les " ménagères de moins de cinquante ans " du monde ?

Les avantages de l'image sont multiples : indéniable, elle sensibilise les cœurs et les tripes, elle se prête aux manipulations et enfin, elle s'adresse aux masses. À la TV, le règne de l'immédiateté autorise tous les abus, empêchant tout approfondissement de l'information et donc tout sens critique. Qu'on en juge : temps moyen du commentaire d'un spécialiste, 50 secondes ; relation d'un événement, 75 secondes ; reportage, 120 secondes. Sans compter les artifices élémentaires des apprentis sorciers de l'antenne : raccourcis, coupures et montages, ralentis, accélérations, prises de vues désavantageuses, etc. Tout comme l'œil de Méduse, l'étrange lucarne a les moyens de pétrifier les esprits les plus aguerris...

Rudimentaire ou sophistiqué, l'instrument ne fait pas la désinformation. Celle-ci véhicule toujours le mensonge et l'idéologie, elle s'appuie donc sur la complicité du plus grand nombre et le relais des minorités agissantes. Aujourd'hui, la désinformation est l'outil privilégié du politically correctness, pensée unique de l'humanitarisme abstrait, version contemporaine de ce qui fut le progressisme, le tiers-mondisme ou le culte de la raison... Après 1914-1918, " la guerre en soi apparaît comme un mal et ne se justifie que si l'adversaire est présenté comme un malfaiteur [...]. L'information et la désinformation, dès que leur importance se fait sentir, cherchent à créer un manichéisme fondamental où les bons sont tout bons est les méchants tout méchants. Informer ne vas pas sans déformer, et toujours dans le sens d'une simplification moralisatrice. Hélas. " Des " villages Potemkine " (1787) à l'affaire Pathé (1980), l'auteur cite ainsi une trentaine d'exemples de désinformation où l'" ennemi " fut — systématiquement — le christianisme, l'armée, le monde capitaliste, l'Amérique, les puissances coloniales, la Russie impériale, la Vendée, en somme tout ce qui n'allait pas dans le " sens de l'Histoire " des révolutionnaires nourris de la vulgate marxiste.

Quelques illustrations récentes marquantes : " l'Appel de Stockholm " (1950) destiné à lutter contre la bombe atomique et faisant passer les États-Unis pour une puissance belliciste ; l'" opération Swastika " (1957-60) visant à faire croire, à partir de provocations antisémites, à une résurgence du nazisme en Allemagne de l'Ouest ; l'" opération guerre biologique " (1968) laissant imaginer que les États-Unis préparaient une guerre bactériologique en Asie du Sud-Est. Trois campagnes, trois phobies, encore bien présentes dans les esprits : Hiroshima et l'holocauste atomique, Dachau et la " solution finale " et, peur ancestrale si il en est, l'épidémie, avec pour toile de fond le verdâtre quatrième cavalier de l'Apocalypse.

Ceci nous démontre à quel point la manipulation du langage, des signes et des symboles, devient un impératif catégorique pour toute entreprise de désinformation. Dans sa somme sur la propagande politique, parue en 1952, Serge Tchakhotine insiste tout particulièrement sur le rôle du symbole dans les luttes politiques du XXe siècle ; s'inspirant de Freud (la symbolisation en tant que langue de l'inconscient) il fait remarquer que l'écriture est à l'origine le premier des symboles. Par la suite, les leaders politiques auront recours à de multiples variantes : rituels, jeux, mythes et archétypes, fascination, mimétismes, etc. Quelque soit le fond du message, son signifiant demeure capital. On connaît la formule de Mac Luhan : " Medium is message . " Ce peut être un médium direct, à forte charge idéologique (propagande communiste, agit-prop trotskiste), ou au contraire, un médium indirect et en cela plus pernicieux. C'est le cas de la fameuse " langue de bois ", si caractéristique des démocraties occidentales, dont l'une des particularités est de faire disparaître le " je " pour le remplacer par des tournures passives et impersonnelles (le " on ") ou bien encore ce Volkoff désigne sous le terme d'" objectivité d'apparence " dont le journal Le Monde est le champion toute catégorie.

Autres médiums fortement sollicités : les dictionnaires, grammaires et autres manuels scolaires. Nous sommes ici en pleine désinformation diffuse ; la cible privilégiée est l'enfant — malléable à merci — et le thème, la subversion généralisée, avec la remise en cause de l'autorité sous toutes ses formes. Ici, pas de désinformation produite par un service spécialisé (type KGB), mais plutôt le témoignage d'un état d'esprit collectif qu'un désinformateur pourra détourner à son profit. Et tout cela sous l'effet d'un idéalisme probablement sincère, et d'autant plus nocif ! Depuis le Mallet et Isaac, manuel engagé s'il en fut, les ouvrages pédagogiques ont largement surenchéri dans la culpabilisation, la démagogie ou le misérabilisme. L'historiographie est devenue une discipline paranoïde, où toute recherche sincère de la vérité se heurte au risque d'être accusé de révisionnisme.

Volkoff a recensé les invectives fétiches de nos Torquemadas modernes, conçues pour l'édification de nos chères têtes blondes : " intégriste " (quiconque a des opinions fermes qui ne sont pas les vôtres), " terroriste " (quiconque recourt à la force s'il n'est pas de votre côté), " raciste " (quiconque se permet de faire des distinctions qui ne vont pas dans votre sens)... La liste reste ouverte, la logomachie ne manquant pas d'imagination.

La manipulation du langage, prélude essentiel au trucage efficace de l'information, peut, selon Volkoff, se décliner de sept manières différentes. Un fait de base pourra être : affirmé, nié, passé sous silence, grossi, diminué, approuvé ou désapprouvé. L'opinion doit savoir, quoi qu'il en coûte. S'il est avéré que M. Dupont a battu sa femme, le journal X pourra soutenir plusieurs versions : 1/ c'était pour calmer une crise de nerf de Mme Dupont ; 2/ il ne l'a pas fait exprès car il était myope ; 3/ c'est impossible, l'épouse pesant un quintal ; 4/ cette dernière étant masochiste, elle le lui aurait demandé avec insistance, etc. C'est ainsi que par le phénomène d'amplification du médium, l'hypothèse — quelle qu'elle soit — devient la thèse.

 

Scoutisme = fascisme

Autre exemple, le conflit serbo-bosniaque dans lequel Vladimir Volkoff, Russe blanc et orthodoxe, voit un cas d'école particulièrement instructif et qu'il connaît bien. Il démontre à quel point cette guerre fut un véritable montage, raconte comment une agence professionnelle spécialisée dans la désinformation fut mobilisée qui eut recours à des études de marché de type publicitaire pour exploiter l'arme de l'affectivité et du nerf lacrymal. Attendons de l'auteur du Montage le décryptage de la guerre du Kosovo : sa grille d'analyse devrait être validée sans peine.

Face aux grandes ou petites manœuvres, la lecture volkovienne des manipulations de l'information s'applique à tous les cas de figure. Prenons l'exemple de l'émission Envoyé spécial du 17 juin dernier sur France 2, chaîne du " service public ", consacrée au scoutisme. Client : le lobby anti-catholique. Agents : les reporters acquis d'avance aux arguments du client. Support : l'émission elle-même. Relais : les journaux de télévision ayant fortement médiatisé l'émission. Thème : la suspicion à l'égard de quelques mouvements traditionalistes et des scouts d'Europe — le gros morceau — en toile de fond. Caisses de résonance : les responsables politiques en charge du dossier (en particulier Madame le ministre de la Jeunesse et des sports). Cible : les malheureux parents qui on commis l'imprudence d'inscrire leurs enfants dans des associations factieuses. Tous les ingrédients de la plus parfaite désinformation sont réunis. Le procédé ? Classique, avec les bonnes vieilles grosses ficelles qui ont fait leur preuve (le désinformateur fait rarement preuve d'innovation) : à partir d'un fait divers tragique, la noyade de quatre jeunes scouts marins l'été dernier, les animateurs de l'émission pratiquent tour à tour la généralisation, l'assimilation, l'aggravation ou la réduction des faits, et last but not least, la ridiculisation.

Florilège : sauter au-dessus d'un feu = " de futurs autodafés " ; aller à la messe = " bourrage de crâne " ; porter l'uniforme = " militarisme et violence " ; invoquer la tradition = " être facho ". Pour faire bonne mesure, on agrémente le reportage d'images du défilé du Front national devant la statue de Jeanne d'Arc (disqualification politique), de liturgie latine (disqualification religieuse) ou d'une mère de scout repentante (disqualification morale). Saisissante démonstration de l'agent : scoutisme = catholicisme = intégrisme = intolérance = fascisme. Autrement dit scoutisme catholique = sévices, brimades et au final, homicide involontaire.

Deuxième volet de la manipulation : qui dit " diabolisation " dit " angélisation ". Dévolution donc du rôle de l'ange à une association scoute laïque, exemplaire pour son ouverture d'esprit et sa mixité : grands et petits, filles et garçons, chrétiens et non chrétiens. De plus, des jeunes préoccupés par les droits de l'homme, la tolérance, l'antiracisme et leurs " devoirs citoyens ". En somme, la référence rêvée pour ceux qui étudie actuellement l'opportunité de la création d'un label scout qui sera décerné en fonction de son adhésion aux valeurs " républicaines ".

Nous sommes bel et bien, comme le déplore Volkoff, en " psychocratie ", or sous ce régime la vérité ne compte pas, à la limite elle n'existe pas, car n'existe que ce que l'on fait croire aux gens ou, mieux encore, ce qu'on leur fait croire qu'ils croient. Ceci mérite d'être nuancé. Tout en reconnaissant qu'" il y a du Méphistophélès dans toute psychocratie, fût elle mise au service des meilleures causes ", Volkoff nous met en garde- et nous partageons ce point de vue- contre ce que d'aucun nomment la " Théorie du complot ". Selon ce schéma, l'agent de la désinformation serait mû par un client occulte, sorte de franc-maçonnerie conspirante et tentaculaire, aujourd'hui Trilatérale ou Bildelberg, jadis Illuminati ou Sages de Sion. Or, ce que l'on soupçonnerait être le fruit vénéneux d'un unique et terrible cerveau, n'est souvent qu'une conjonction d'intérêts du moment, et les caisses de résonance que forment les intellectuels médiatiques, une sorte de cœur de pleureuses trouvant dans ses propres cris d'offrais une simple raison d'être. Dans notre monde surinformé, la désinformation a néanmoins de beaux jours devant elle, ne serait-ce que par les bien réels intérêts économiques et financiers qui sont en jeu. Que ce soit sous l'aspect militaire ou cybernétique, la bataille de l'information bat son plein et ce sujet mériterait un livre à lui seul . Nous commençons tout juste à entrevoir les effets réels de la guerre du Golfe.

La privatisation de la désinformation, là où la propagande était naguère l'apanage des États totalitaires et la publicité celle des industriels, est un événement inquiétant de cette fin de siècle. Que des lobbies, des groupes maffieux, des sectes ou des officines terroristes puissent commanditer des agences privées spécialisées dans la manipulation de l'opinion est inquiétant. Les pires abus sont devant nous. Le meilleur mensonge s'achetant au prix fort, les valeurs les plus cotées du marché de la désinformation se négocient à l'aune des pires compromissions. Facteur aggravant, l'actuel mouvement de concentration mondial entre les groupes de presse ou de multimédia et les intérêts liés aux complexes militaro-technologiques.

Face à ces Leviathans modernes, il reste de bien minces moyens matériels pour les défenseurs de la vérité qui devront décupler leur énergie spirituelle et morale. Disciple de Soljénitsyne l'indomptable, Volkoff reprend à son compte les arguments du trop vite oublié Discours de Harvard , qui critiquait ouvertement les systèmes d'information de l'Occident : faiblesse du jugement, nivellement des opinions, influence des " intérêts de groupe ", tiédeur des propos et des convictions. Tocqueville prophétisait déjà qu'en démocratie, le danger ne serait pas tant de se voir interdire de parler que de ne pas parvenir à se faire entendre...

Face à l'édredon de la pensée unique et aux armes sophistiquées de la " psychocratie ", que sont donc les parades ? Volkoff suggère quelques règles de bon sens : ne pas se laisser obnubiler par la surinformation ambiante, recouper ses informations, pratiquer l'esprit de contradiction. Et par dessus tout : refuser de pratiquer l'autocensure.

j.-d. m.