Le dernier ouvrage publié par Alain Besançon pose avec netteté la question de la comparaison — et celle des conditions de cette comparaison — entre le communisme et le nazisme. Jusqu'alors, l'un de ces impératifs catégoriques dont la pensée contemporaine a le secret interdisait de mettre en balance ces deux idéologies dont notre siècle a été tant marqué.
Désormais le porche de la cité interdite s'est entrouvert, et si les forces qui tendent à le refermer demeurent vigoureuses, gageons que le mouvement de mise en lumière des atrocités commises n'est pas près de s'interrompre. C'est dire qu'il convient d'abord de saluer le courage de l'auteur qui ose tenter une évaluation comparée des deux phénomènes, et qui s'interroge sur l'une des questions récurrentes qui en découlent, celle de l'unicité de la Shoah. Si l'on peut raisonnablement avoir la conviction que ces réflexions se déploieront dans les années à venir, enfin débarrassées des tabous qui n'ont pas aujourd'hui perdu toute vivacité, le mérite de ceux qui les premiers saisissent le marteau pour ausculter les idoles non encore dépouillées de tous leurs ors, appelle assurément notre reconnaissance.
Dans les trois premières parties du livre, A. Besançon établit, en médecin des hommes et des sociétés, le diagnostic des destructions opérées par ces mouvements politiques : destruction physique, destruction morale, destruction du politique. Cette approche clinique du praticien de l'histoire nous oblige à un plus juste regard sur chacune des " expériences " à dépasser " la volonté générale d'amnésie du communisme et d'hypermnésie du nazisme " (p. 36) qui marque encore tant d'esprits contemporains. Cet angle privilégié de la destruction nous fait quitter d'emblée le champ, somme toute encore confortable, de la confrontation des idées. Cette dernière n'est pas éludée, mais sans cesse rapportées à ses conséquences pratiques, rejoignant par là les réactions les plus spontanées du sens commun des personnes. L'auteur justifie son angle d'approche : seule une littérature dissidente subsiste du nazisme et du communisme, le reste a été détruit. C'est " un champ de ruines à déblayer et à dépolluer. La destruction est matérielle : les hommes vivants ont été transformés en esclaves. Morale : les âmes honnêtes et raisonnables sont devenues criminelles, folles, stupides. Politique : la société a été arrachée de sa forme, renouvelée conformément au projet idéologique " (p. 21).
Le livre noir du totalitarisme
Il faut donc se risquer à un inventaire, sans prétendre qu'il soit définitif. Relevons-en seulement quelques notes. Chacun perçoit le caractère impropre de la comptabilité pour rendre compte des éliminations physiques. L'auteur reprend les chiffres avancés par le Livre noir du communisme (1997) de 85 à 100 millions de victimes. Ces chiffres sont significatifs, mais doivent être complétés. Par des considérations de durée : 80 ans pour le communisme, une douzaine pour le nazisme ; l'étendue : avant tout les Juifs et les Tziganes d'un côté, sans limitation de champ de l'autre ; les méthodes : la déportation est beaucoup plus élaborée dans le monde soviétique que dans l'Allemagne nazie et d'autres voies de destruction y sont utilisées, l'exécution judiciaire, la famine " qui compte pour plus de la moitié des morts imputables au système en U.R.S.S., pour les trois quart peut-être en Chine " (p. 35).
La destruction morale, pour A. Besançon, relève surtout de " l'ineptie ". Comment comprendre que tant d'esprits se soient laissés séduire par des systèmes d'interprétation de morale aussi indigents ? C'est que " le dérèglement de la conscience naturelle et commune ne peut exister que si la conception du monde, le rapport au réel ont été préalablement perturbés " (p. 44). Côté nazisme, il s'agit de restaurer un ordre naturel corrompu par l'histoire. Peu importe que ce prétendu ordre naturel ne repose sur rien, qu'il soit en fait déduit du postulat idéologique et que ce soit en réalité une esthétique bien pauvre, il opère une " falsification du bien " qui obscurcit et dérègle les consciences. Selon A. Besançon, l'évidence de la perversité nazie et son caractère non universalisable expliquent que cette morale ait été moins contagieuse que le communisme et que la fine pointe, la destruction physique du peuple juif, ait été entourée d'un certain secret. L'adhésion au nazisme se mêlait de mobiles disparates — le nationalisme, la tradition du corps militaire — qui exigeaient que fût caché le terme de cette perversité. Sur ce point si débattu aujourd'hui — " tout le monde savait " —, l'auteur nuance par deux considérations. D'une part, " un secret connu de tout le monde n'est pas la même chose qu'une politique proclamée et un fait voulu " ; d'autre part, " le contenu du secret n'était pas crédible pour un esprit normalement constitué " et il justifie par là que nombre de Juifs qui pressentaient l'horreur de la solution finale n'y croyaient pas encore pleinement à l'arrivée dans les camps de la mort.
Au regard de la perversité du nazisme, celle du communisme eut plus d'impact, car sa falsification du bien prétendait à la moralité : " Le nazi se pense artiste, le communiste, vertueux. " (p. 54.) Il ne s'agit plus de rechercher une hiérarchie primitive inscrite dans un ordre naturel mais d'assurer le progrès naturel porté par le matérialisme historique et dialectique. Alain Besançon nous offre une clé de lecture très pertinente et éclairante qui renvoie aux schémas de réflexion de l'homme et du monde que les gnoses de tous les temps proposent à l'inquiétude de l'esprit humain : " Le léninisme, plus clairement encore que le nazisme, obéit au schéma gnostique des deux principes antagonistes et des trois temps. Au temps initial était la commune primitive, au temps futur sera le communisme et l'aujourd'hui est le temps de la lutte entre les deux principes. Les forces qui font "avancer" sont bonnes, celles qui "retardent", mauvaises. " (p. 56.) L'idéologie (scientifiquement garantie) désigne le principe mauvais. C'est bien une nouvelle morale qui est instituée, mais qui se sert des mêmes mots que l'ancienne qu'il s'agit de détruire. De là l'aveuglement de beaucoup, de là aussi l'erreur de ceux — et les chrétiens ne furent pas en reste — qui crurent pouvoir dialoguer avec les tenants de cette éthique nouvelle. Pourtant, relève l'auteur, il n'était guère difficile de démasquer l'imposture. La morale communiste prétendait se fonder sur la nature et l'histoire, c'était en fait " sur une nature qui n'existe pas et sur une histoire sans vérité ". En somme, c'est au bien qu'il faut rapporter les intentions du nazisme et du communisme : " L'intention nazie contredit l'idée universelle du bien. L'intention communiste la pervertit, car elle a l'air bonne et permet à bien des âmes inattentives de s'associer au projet. " (p. 62.) Au terme de cette deuxième analyse, A. Besançon conclut avec nuance : " Bien que l'intensité dans le crime ait été porté par le nazisme à un degré que le communisme, peut-être, n'a pas égalé, on doit cependant affirmer que ce dernier a entraîné une destruction morale plus étendue et plus profonde. " Ceci du fait d'une intériorisation plus forte de la morale communiste, qui laisse à sa chute une humanité durablement abîmée, un emprisonnement moral plus profond que celui du nazisme dont l'Allemagne est sortie comme d'un mauvais cauchemar. C'est bien cette falsification du bien moral — en termes de justice, de bonté, de bien ou de mal — qui donne au communisme la palme de la perversité. Que d'aucuns aujourd'hui revendiquent encore d'y appartenir ne fait qu'attester de la pérennité de l'emprisonnement.
La destruction du politique, en troisième lieu, est celle du lien de communauté que les hommes nouent entre eux à différents niveaux. Le sujet est peut-être mieux connu. Relevons la place de l'eschatologie dans chacune des démarches. Ce terme, qui fait appel aux fins dernières et qui est familier à la théologie chrétienne est tout à fait approprié à ces deux idéologies qui promettent à l'homme — l'aryen dans un cas et tout homme dans l'autre — l'avènement d'un temps messianique, étant entendu qu'il s'agit d'un messianisme purement temporel. A priori, les fins du nazisme n'étaient pas illimitées : le " nazisme dans un seul pays " était concevable en théorie, mais on a vu très vite, chez Hitler, comment la logique de guerre ne pouvait être restreinte en pratique. L'ambition communiste, en revanche, est d'emblée totale. Mais ici, l'échec rapide à l'intérieur de la construction socialiste justifie l'incrimination de l'extérieur et la spirale sans cesse ascendante de la répression en U.R.S.S. et de la subversion à l'extérieur. Ce sont autant de moyens de contrecarrer le phénomène d'autodestruction de chacun des mouvements. C'est la guerre qui met fin aux premiers et l'usure au second.
Éternelles hérésies
Nous venons de voir que les analyses d'Alain Besançon se réfèrent très directement au bien, à sa contradiction ou à sa subversion. C'est dire que l'historien ne peut accéder à une compréhension des idéologies de ce siècle sans recourir à la référence d'une morale naturelle ou commune. Sans doute n'y a-t-il rien là de surprenant pour quiconque s'est penché sur le phénomène des idéologies athées qui ont fleuri en Europe depuis deux siècles. Mais cette référence nous rappelle que les phénomènes d'ordre politique, les idées et les faits, sont aussi fondamentalement des phénomènes d'ordre moral, au sens classique du terme, c'est-à-dire qu'ils se référent aux fins poursuivies par l'homme et au discernement qu'il opère ente le bien et le mal. Exprimé négativement, ceci revient à dire qu'à se priver de toute référence à une morale naturelle on s'interdit toute intelligibilité des idéologies de ce siècle.
Alain Besançon va plus loin encore. En intitulant " Théologie " la quatrième partie du livre, il affirme que la référence religieuse, au-delà encore de la référence strictement morale, est incontournable. Il faut en revenir à " l'expérience des hommes ". Or, " devant l'excès d'iniquité, ils ont éprouvé que le cœur chavire et que la raison est débordée ; que le précédent historique faisait défaut, qu'ils étaient en face d'une bête nouvelle et inconnue. Les grands témoins de ce XXe siècle ont pour la plupart crié vers le Ciel " (p. 93). Les bourreaux ou les zélateurs " paraissent être sortis de l'humanité commune ", le tyran lui-même déroge à l'acceptation classique de celui qui n'agit qu'en vue de son bien propre, " il était lui-même tyrannisé par quelque chose d'un ordre supérieur ". C'est ainsi que, presque spontanément, les esprits, qu'ils fussent ou non religieux, ont été tentés de percevoir " la direction d'un ordre différent. Ce n'était pas seulement le poids de l'injustice, la proximité du mal, mais l'impuissance à les référer à quoi que ce soit de connu qui les poussait à interroger le Ciel " (p. 97). Nombreux furent les martyrs — les témoins — qui ont envisagé " l'action d'un ordre suprahumain "angélique", capable d'exercer un pouvoir direct... Dans cette intuition, le tyran ultime n'est ni Hitler, ni Lénine, ni Mao, mais le Prince de ce monde en personne " (p. 98).
La référence judéo-chrétienne au démon, à la source de tout mal est d'autant moins déplacée que chacune des idéologies en cause se démarque, en la caricaturant, de la Révélation judéo-chrétienne. Chacune prétend sauver le monde, le conduire au salut — par des moyens purement humains —, annonce l'avènement d'un " homme nouveau ". A. Besançon reprend ici sa thèse du nazisme comme perversa imitatio du judaïsme — le salut pour et par un peuple — et du communisme comme perversa imitatio du christianisme — le salut pour tous par le prolétariat qui ouvre au monde la porte de sa libération —. Dans ces contrefaçons de l'Ancienne ou de la Nouvelle Alliance, il voit une résurgence des déviances hérétiques qui jalonnent depuis leurs origines les chemins du judaïsme et du christianisme. Le gnosticisme, d'abord, dont on a déjà parlé, qui a fait de la gnose politique du communisme une tentation si séduisante. Le marcionisme ensuite, qui dénie toute continuité entre les deux Alliances et qui a alimenté la frénésie anti-juive du nazisme. Le millénarisme enfin, commun aux deux, qui annonce la venue des temps messianiques.
Le fondement divin de la différence
Dans la dernière partie de l'ouvrage, Alain Besançon se penche sur la mémoire contemporaine des deux événements en privilégiant l'angle religieux. Il stigmatise d'abord certains " oublis " de cette mémoire, en particulier l'oubli chrétien du communisme, dont l'auteur relève qu'il tient moins du pardon miséricordieux que de la conscience douloureuse d'une complicité active ou passive. Selon lui, tous les chrétiens ne sont pas encore " totalement purgés des idées communistes mélangés dans leur esprit avec les idées humanitaires " (p. 121). S'agissant de la mémoire juive du nazisme, A. Besançon souligne que la plupart des Juifs, et bien d'autres qu'eux, ont conscience d'une " différence irréductible " entre ce qui leur est arrivé et ce qui est arrivé aux autres peuples. Même pour ceux qui ont choisi l'assimilation, même pour ceux qui ne vivent pas les prescriptions de la Torah, on constate que " l'identité juive, même si l'on ne voit plus sa légitimité en droit, continue par les voies les plus étranges, d'exister en fait " (p. 129).
D'un autre côté l'attitude est très répandue qui attribue à la Shoah une unicité absolue dans une perspective exclusivement historique. Selon A. Besançon, l'inconvénient de cette dernière attitude est de donner une sorte de primauté à la victime juive sur les autres victimes, et par là de donner une idée fausse du judaïsme. Et nous rencontrons ici l'interrogation la plus importante : si l'on écarte la dimension divine — le peuple élu par Dieu — de l'identité juive, comment rendre raison de l'exception de la Shoah, sauf à avancer une sorte de " différence d'essence " entre les Juifs et les autres ? Pour retourner l'interrogation, ne dirons-nous pas que c'est la vocation particulière d'Israël, " vocation sacerdotale au service de l'humanité commune " (p. 132), qui fonde cette " différence irréductible " entre le génocide des Juifs et celui des autres peuples ? Cette situation mérite d'être regardée en face, car elle nous montre, dans le climat laïciste contemporain, que l'éradication du religieux ne permet plus de rendre raison de l'exception d'un phénomène capital en notre siècle.
S'interrogeant sur la mémoire chrétienne du nazisme, A. Besançon relève, en se référant aux récents écrits du père Blet, s.j., que deux points demeurent irrésolus. D'une part, les Juifs pendant la guerre ne semblent pas avoir été regardés comme les victimes autres que celles à qui était dû un devoir général d'humanité et de charité. Il faut attendre Jean-Paul II pour qu'ils soient regardés par les chrétiens comme leurs " frères aînés " dans la foi. D'autre part, et le livre du père Blet est à cet égard sans équivoque, l'Église ou à tout le moins une fraction de son personnel ne semble pas avoir pris la mesure de la nouveauté du nazisme. Cela n'exclut en aucune façon que quantité de chrétiens soient restés étrangers à toute tentation de compromission avec le nazisme mais cela relève plus, selon notre auteur, de la droiture morale que de la lucidité de l'intelligence. La meilleure compréhension par l'Église catholique de la place d'Israël hier et aujourd'hui dans le dessein divin, conduit à reconnaître l'unicité de la Shoah, et donc sa différence spécifique, sans préjudice de la justice à rendre aux peuples qui ont subi des épreuves comparables. Dans le génocide des Juifs, le chrétien voit la persécution multiséculaire du peuple qui a reçu, sans retour, l'élection, celui duquel le Messie est advenu dans le monde. Sans doute les Juifs ne peuvent reconnaître pareille analyse qui relève de la théologie chrétienne ; les chrétiens eux, ne peuvent désormais en faire l'économie.
C'est une réflexion à la fois concise et riche que nous propose A. Besançon, et elle met en lumière le fait qu'on ne peut exclure toute référence morale ou religieuse dans la compréhension des événements de ce siècle. Elle éclaire les consciences et permet de mieux comprendre les initiatives prises aujourd'hui par Jean-Paul II qui appelle tous les chrétiens à un examen de conscience historique à l'approche du jubilé de l'An 2000.
Fr. D.