LIBERTE POLITIQUE n° 42, automne 2008.
Par Pierre-Olivier Arduin. Aujourd'hui, la prise de position de Paul VI peut paraître prophétique : il a eu l'intuition qu'en dissociant complètement la sexualité de la reproduction, on créait les bases pour des transformations anthropologiques irréversibles (Emma Fattorini).
PROPHETIQUE. Le mot fut sur toutes les lèvres à l'occasion de la célébration du 40e anniversaire de la publication d'Humanæ vitæ . Leitmotiv d'un congrès international présidé par le recteur magnifique de l'université du Latran et nouveau président de l'Académie pontificale pour la Vie, Mgr Rino Fisichella, le terme se retrouve jusque dans les colonnes de Libération. Au cours de l'entretien qu'elle a donné au quotidien français depuis l'université de la Sapienza où elle enseigne, Emma Fattorini, la spécialiste italienne de l'histoire contemporaine de l'Église, qualifie ainsi l'encyclique publiée le 25 juillet 1968 : Aujourd'hui, la prise de position de Paul VI peut paraître prophétique : il a eu l'intuition qu'en dissociant complètement la sexualité de la reproduction, on créait les bases pour des transformations anthropologiques irréversibles . Dans le discours dense qu'il a accordé aux participants du congrès anniversaire, Benoît XVI est revenu lui aussi sur les enseignements de ce texte, saluant à son tour la clairvoyance avec laquelle le problème fut affronté .
Pourtant, Humanæ vitæ apparut dès sa promulgation comme un signe de contradiction a rappelé Benoît XVI, heurtant de plein fouet la révolution sexuelle en cours. Élaboré à la lumière d'une décision difficile, il constitue un geste significatif de courage , ajoutait-il.
Quel fut donc le contexte ecclésial et sociétal qui entoura l'élaboration de ce texte ? Jean XXIII avait créé en 1963 une commission pontificale d'études sur la population, la famille et la natalité chargée de préparer un document sur la problématique de la régulation des naissances et les moyens de l'envisager. Après lui, Paul VI l'étoffait en nommant plus de soixante experts en théologie, pharmaceutique, médecine, pastorale conjugale... Les divisions entre les membres ne permirent pas que le concile Vatican II se prononçât sur la question précise de la licéité de la contraception, d'autant que Paul VI avait explicitement souhaité se réserver la décision définitive.
L'époque est on ne peut plus tourmentée ; une crise morale sans précédent éclate, qui revendique la création d'une nouvelle société où la femme serait libérée de la dépendance affective d'une sexualité fondée sur le mariage et la fidélité. Le changement de cadre culturel est prodigieux. Privée de toute référence à la responsabilité et dégagée de toute norme éthique, la tempête contestataire porte au pinacle la libération sexuelle. Pour Evelyne Sullerot, féministe historique fondatrice du Planning familial, il n'y aucun doute, la véritable révolution de Mai 68 est la dissociation de la sexualité et de la procréation . Laquelle s'inscrit dans une stratégie élaborée de longue date.
Une nouvelle société
En France, la génération cette nouvelle société n'est pas tout à fait spontanée. La franc-maçonnerie est à la manœuvre pour attiser la braise. Bannir tout ordre naturel de notre horizon culturel est son mot d'ordre. Un témoignage de première main, livré par Pierre Simon, ancien président de la Grande Loge de France, dévoile en effet les grandes orientations du projet maçonnique dans son maître ouvrage, De la vie avant toute chose, aussitôt retiré des librairies dès sa publication en 1979 . Notons en outre que l'homme est co-fondateur du Planning familial français, ce qui montre l'alliance trouble entretenue entre le féminisme radical et la franc-maçonnerie. Ce féminisme s'abreuve lui-même aux thèses néomarxistes d'un Herbert Marcuse qui domine philosophiquement la scène universitaire des années soixante . Prophète de l'émancipation de la femme, Marcuse réclame qu'elle soit libérée, non pas des contraintes du travail, mais avant tout de la réalité naturelle de l'institution familiale reposant sur le mariage et le don total des époux. Les loges trouveront chez Marcuse (et d'autres penseurs de la libération sexuelle) un allié spontané dans leur idéologie de la contestation.
La bataille commence dès 1953, au sein d'une équipe de médecins libres-penseurs, dont l'objectif avoué est l'introduction de la contraception dans différents pays (dont la France avec Pierre Simon). Selon lui, la finalité de ce premier combat est très claire :
Nous sommes conscients que ce combat n'est pas seulement technique, mais philosophique. La vie comme matériau, tel est le principe de notre lutte. [...] La révision du concept de vie, induite par la contraception, transformera la société dans son intégralité.
Avec l'idée centrale du programme franc-maçon :
Poser le principe que la vie est un matériau, au sens écologique du terme, et qu'il nous appartient de la gérer, là est l'idée motrice. L'arme absolue, qui apporte le soutien populaire, c'est le viscéral. Peser sur le viscéral, gouverné par l'instinct, le désir et la raison, en s'appuyant sur l'intime, le quotidien, voilà ce qui est nécessaire.
Disposer librement du corps comme d'un simple objet en changeant son statut personnaliste, tel est le but affiché. Cette évolution des mentalités conduit à considérer le corps de la femme comme un matériau à gérer. Ce qu'a analysé avec une grande intelligence Benoît XVI à plusieurs reprises, à la suite de Jean-Paul II. D'abord dans le n. 5 de Deus caritas est :
La constitution de l'être humain [est] à la fois corps et âme. L'homme devient vraiment lui-même quand le corps et l'âme se trouvent dans une profonde unité ; le défi de l'eros est vraiment surmonté lorsque cette unification est réussie. Si l'homme aspire à être seulement esprit et qu'il veut refuser la chair comme étant un héritage simplement animal, alors l'esprit et le corps perdent leur dignité. Et si d'autre part il renie l'esprit et considère donc la matière, le corps comme une réalité exclusive, il perd également sa grandeur [...]. La façon d'exalter le corps à laquelle nous assistons aujourd'hui est trompeuse. L'eros rabaissé simplement au sexe devient une marchandise, une simple chose que l'on peut acheter et vendre ; plus encore l'être humain devient une simple marchandise [...]. L'homme considère maintenant le corps et la sexualité comme la part seulement matérielle de lui-même qu'il utilise et exploite de manière calculée [...]. Nous nous trouvons devant une dégradation du corps humain, qui n'est plus intégré dans le tout de la liberté de notre existence, qui n'est plus l'expression vivante de la totalité de notre être mais qui se trouve comme cantonné au domaine purement biologique .
Le Saint-Père a naturellement poursuivi sa réflexion devant les participants du congrès international sur Humanæ vitae :
En l'absence de cette unité, [...] dans une culture soumise à la domination de l'avoir sur l'être, la vie humaine risque de perdre sa valeur. Si l'exercice de la sexualité se transforme en une drogue qui veut assujettir le conjoint à ses propres désirs et intérêts, sans respecter les temps de la personne aimée, alors ce que l'on doit défendre n'est plus simplement le véritable concept d'amour mais en premier lieu la dignité de la personne elle-même .
C'est aussi l'époque où le pouvoir politique va prendre à son compte les idées du monde maçonnique, tout en s'appuyant sur l'autorité du pouvoir médical. C'est ainsi que Pierre Simon affirme :
Si la société ne cesse de peser sur l'objet même de la médecine, celle-ci en retour façonne tous les jours un peu plus le visage et le destin des sociétés modernes... Cette intervention politique des médecins est rendue toujours plus nécessaire : à ne plus se donner pour seul projet d'assurer la survie des humains mais à se mêler de changer leur condition, donc de bousculer leur morale, les médecins, comme les autres scientifiques, participent désormais très concrètement au pouvoir.
Propos parfaitement illustrés par la législation libéralisant la contraception en France, la fameuse loi Neuwirth votée le 28 décembre 1967 . Reconnaissant la contraception comme un droit, elle inaugure une longue série de droits iniques qui opèrent une mutation culturelle et sociale inédite : loi sur le divorce, l'avortement, la bioéthique,... Lucien Neuwirth, son auteur, concentre tous les pouvoirs comme le demandait Pierre Simon : il est franc-maçon, médecin et député.
Nonobstant ce que l'on entend parfois, Mai 68 n'avait pas pour finalité de prendre le pouvoir dans un idéal révolutionnaire de type marxiste. Mai 68 signe bien au contraire la fin des mythologies révolutionnaires pour porter l'avènement d'un esprit bourgeois qui renie tout fondement transcendant à la morale. C'est le diagnostic passionnant d'Augusto Del Noce (1910-1989), philosophe italien proche du mouvement Communion et Libération, dont Jean-Paul II appréciait les thèses. Repoussant la révolution communiste qui serait dévastatrice pour elle, la société bourgeoise veut dissoudre l'éthique fondée sur le respect de la famille et de la vie en rejetant par le pouvoir démocratique légitime toute valeur chrétienne qui pourrait mettre en discussion son modèle de vie sociale. Ce que confirme Daniel Cohn-Bendit, un des leaders de la contestation : Le désir d'émancipation avait besoin d'un espace politique normalisé , autrement dit, il fallait que ce soit le pouvoir politique démocratique qui entérine la révolution sexuelle. Nous le voyons aujourd'hui, l'État lui-même parachève ce que Mai 68 a initié.
Un exemple récent. Roselyne Bachelot annonce un plan contraception de plus de 6 millions d'euros pour 2008-2009 avec spots publicitaires sur les TV, radios jeunes, Internet. Des millions de SMS baptisés Sexto seront envoyés avec la bénédiction des opérateurs téléphoniques pour inonder les portables des jeunes. Conseils sur le choix de la pilule, du stérilet ou du préservatif, sur la manière de se procurer en toute sécurité le Norlevo ou pilule du lendemain, etc. La révolution culturelle est aujourd'hui relayée complaisamment par le ministère de la santé !
Bien sûr, le mouvement philosophique qui imprègne les esprits à cette époque sera décuplé par le progrès scientifique. La pilule contraceptive sera l'instrument technique qui rendra effective le concept de licence sexuelle, privée de responsabilité. On peut d'ailleurs dire que la nouvelle culture a besoin de la recherche pharmacologique dont les progrès consolident en retour ses acquis intellectuels. La découverte en 1956 aux USA de la pilule par Grégory Pincus et son collaborateur catholique John Rock, a été en partie permise par les financements du puissant Planning familial américain fondé par Margaret Sanger, dont Pierre Simon a révélé qu'il fut son disciple. C'est elle qui a pu dire dans les années cinquante que l'avenir de notre civilisation dépendait de l'invention d'un contraceptif simple et bon marché .
L'empire de la technique
Sans la pilule hormonale (domaine de la science), sans la loi Neuwirth qui la dépénalise...
[Fin de l'extrait. Pour lire l'article en entier, avec les notes de bas de page, se reporter à la version papier. Nous vous remercions de votre compréhension.]