LIBERTE POLITIQUE n° 42, automne 2008.

Par Thibaud Collin. L'encyclique de Paul VI apparaît toujours comme le symbole du divorce entre l'Église et la société. À la racine du conflit entre une Église visionnaire sur les enjeux de la libéralisation des mœurs et une conscience contemporaine sourde à sa parole, deux conceptions de la raison humaine.

 

QUI RELIT Humanæ vitæ quarante après sa promulgation, comme c'est notre cas aujourd'hui, éprouve un étrange sentiment. En effet, comment ne pas constater à quel point cette encyclique apparaît encore et toujours comme le symbole de l'intransigeance de l'Église, et du scandale qu'elle représente pour la conscience contemporaine en matière de mœurs en général et de sexualité en particulier {footnote}Pour une bonne mise en contexte historique de l'encyclique, Martine Sevegrand, Les Enfants du bon Dieu - Les catholiques français et la procréation au XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1995.{/footnote}? Et en même temps, comment ne pas être saisi d'admiration devant la clairvoyance des enjeux fondamentaux dont fait preuve Paul VI lorsqu'il prend position sur le mariage et la régulation des naissances ? L'étrange sentiment que nous cherchons à nommer a pour objet cette conjonction : lucidité prophétique d'un côté et incompréhension totale de l'autre. On pourrait dire qu'il s'agit alors d'un sentiment d'étonnement. Certes, mais malheureusement, quoi de plus normal que, du monde, les prophètes ne soient pas entendus ? La Bible n'est-elle pas remplie de cette conjonction et le Christ lui-même n'est-il pas le signe de contradiction par excellence ?
Nous voudrions cependant demeurer un temps dans cet étonnement afin qu'il nous permette d'entendre le mieux possible ce que révèle cette conjonction d'une Église prophétique et d'une conscience contemporaine résolument sourde à sa parole. Il nous semble que se joue là le conflit entre deux conceptions de la raison ; allons plus loin, que se révèlent là deux acceptions incompatibles du mot raison.
La doctrine d'Humanæ vitæ
Citons le cœur de l'encyclique dans laquelle Paul VI prend soin de situer son enseignement dans la continuité de Pie XII et du concile Vatican II :

Ces actes, par lesquels les époux s'unissent dans une chaste intimité, et par le moyen desquels se transmet la vie humaine, sont, comme l'a rappelé le Concile, "honnêtes et dignes" (GS, n. 49), et ils ne cessent pas d'être légitimes si, pour des causes indépendantes de la volonté des conjoints, on prévoit qu'ils seront inféconds : ils restent en effet ordonnés à exprimer et à consolider leur union. De fait, comme l'expérience l'atteste, chaque rencontre conjugale n'engendre pas une nouvelle vie. Dieu a sagement fixé des lois et des rythmes naturels de fécondité qui espacent déjà par eux-mêmes la succession des naissances. Mais l'Église, rappelant les hommes à l'observation de la loi naturelle, interprétée par sa constante doctrine, enseigne que tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie (n.11). Paul VI donne ensuite la raison anthropologique : Cette doctrine, plusieurs fois exposée par le Magistère, est fondée sur le lien indissoluble que Dieu a voulu et que l'homme ne peut rompre de son initiative, entre les deux significations de l'acte conjugal : union et procréation. En effet, par sa structure intime, l'acte conjugal, en même temps qu'il unit profondément les époux, les rend aptes à la génération de nouvelles vies, selon des lois inscrites dans l'être même de l'homme et de la femme. C'est en sauvegardant ces deux aspects essentiels, union et procréation, que l'acte conjugal conserve intégralement le sens de mutuel et véritable amour, et son ordination à la très haute vocation de l'homme à la paternité. Nous pensons que les hommes de notre temps sont particulièrement en mesure de comprendre le caractère profondément raisonnable et humain de ce principe fondamental (n.12). Enfin, après avoir réaffirmé la condamnation de l'avortement, le Pape explicite l'immoralité intrinsèque de l'intervention volontaire dans le processus naturel de la procréation. Est exclue également toute action qui, soit en prévision de l'acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation. Et on peut invoquer comme raisons valables pour justifier des actes conjugaux rendus intentionnellement inféconds, le moindre mal ou le fait que ces actes constitueraient un tout avec les actes féconds qui ont précédé ou qui suivront, et dont ils partageraient l'unique et identique bonté morale. En vérité, s'il est parfois licite de tolérer un moindre mal moral afin d'éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n'est pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu'il en résulte un bien, c'est-à-dire de prendre comme objet d'un acte positif de volonté ce qui est intrinsèquement un désordre et, par conséquent, une chose indigne de la personne humaine, même avec l'intention de sauvegarder ou de promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux. C'est donc une erreur de penser qu'un acte conjugal rendu volontairement infécond et, par conséquent, intrinsèquement déshonnête, puisse être rendu honnête par l'ensemble d'une vie conjugale féconde (n. 14). Le refus de la contraception est donc fondée sur une conception très cohérente de la sexualité humaine. Les deux significations de la relation conjugale, union et procréation, sont inscrites dans la différence du corps sexué masculin et du corps sexué féminin, différence ordonnée à la communion des personnes. Ainsi le don réciproque et libre des époux assume toute l'épaisseur corporelle de leur personne amoureuse. Nous ne reviendrons pas là-dessus tant Jean Paul II a admirablement explicité l'anthropologie sous-jacente à cette doctrine dans sa théologie du corps {footnote} Homme et femme Il les créa, Paris, Cerf, 2004. {/footnote}. Cette cohérence de la position magistérielle explique l'espoir de Paul VI que les hommes de notre temps soient particulièrement en mesure de comprendre le caractère profondément raisonnable et humain de ce principe fondamental .
Or c'est bien cet appel à la raison qui nous apparaît avec quarante ans de distance tout à fait significatif. Humanæ vitæ se présente à nous comme le texte qui révèle que la raison contemporaine, technicienne et instrumentale, n'est en fait que l'expression, souvent inconsciente, d'une volonté de maîtrise déraisonnable. Cette encyclique promulguée en cette emblématique année 68 est ainsi le révélateur que la raison moderne a perdu sa mesure et sombre progressivement dans le nihilisme et le relativisme.

Humanæ vitæ comme révélateur des enjeux fondamentaux
La question de la contraception porte en germe avec elle la question de l'avortement, de la procréation médicalement assistée, des mères porteuses, des manipulations sur les embryons ou encore de la revendication homosexuelle. Bref, se joue ici tout le rapport de l'homme avec son corps sexué et sa capacité de donner la vie. Soit la vie est un don médiatisé par la nature, soit la vie est un matériau de la volonté de l'homme médiatisé par la technique. Au nom du progrès médical et de la recherche du bonheur, on a assisté depuis quelques décennies à la radicalisation de la maîtrise de la nature par l'homme, maîtrise qui détermine en grande partie le projet moderne depuis Descartes. L'Église, face à ce projet, a cherché à discerner ce qui relevait du légitime développement de la nature cultivée au service de l'homme et ce qui relevait d'une exploitation de la nature aliénante pour l'homme lui-même.
Le discours du Magistère catholique, puisqu'il repose sur des principes anthropologiques et moraux immuables, est d'une constance et d'une cohérence très grandes, n'en déplaise aux médias qui, par définition, ne se réjouissent que de la nouveauté. En effet, la nature humaine créée par Dieu n'évolue pas dans son intégrité ; c'est là le fondement même de l'universalité de l'humanité et de l'égale dignité de tous les êtres humains, quelque soit leur condition sociale ou biologique.
C'est à l'aune de cette cohérence qui passe aux yeux de nombre de nos contemporains pour du fondamentalisme et du dogmatisme qu'il faut s'interroger a contrario sur les tourments de la conscience morale commune actuelle. La critique de la doctrine magistérielle est toujours faite au nom de l'exception voire de la transgression, c'est-à-dire au prix de contradictions internes. Ici la raison humaine est récusée au nom d'une rationalité instrumentale déterminée par les objectifs de la liberté ou du sentiment. Or comme la liberté et le sentiment sont inconstants et changeants, peu importe le respect des principes. Quelle est alors la racine d'une telle critique de la raison par l'irrationalité ? Autrement dit, d'où vient que le projet moderne, pourtant explicitement formulé au nom de la raison humaine, ait pour conséquence la chosification de l'être humain et la domination technicienne sur les corps ?
L'Église, experte en humanité , a nommé dans Humanæ vitæ la source de cette errance : si la raison humaine n'est plus mesurée par autre chose qu'elle-même, elle finit immanquablement dans le délire nihiliste et relativiste. Or sur tout ce qui touche la morale, c'est-à-dire la conduite de la vie humaine et l'orientation de l'action, la raison tire ultimement sa rectitude de son respect de la nature humaine, de ses inclinations vers son vrai bien. Certes, le terme nature apparaît pour beaucoup de nos contemporains comme incompréhensible. Loi naturelle désigne pour eux la loi du plus fort, et non pas la formulation par la raison des finalités inscrites dans la nature même de l'humanité. Mais derrière les malentendus qu'il faut chercher à repérer et à lever, inlassablement, se situe une alternative irréductible : soit la raison humaine reçoit son contenu du réel qui l'éclaire et lui permet d'orienter l'agir humain en vue du vrai bien de l'homme ; soit la raison construit non seulement son objet mais aussi les normes de l'action, elle est alors sa propre mesure. Dès lors, il est bien difficile pour elle de ne pas de proche en proche, légitimer l'arbitraire. On a beau décider d'encadrer les pratiques pour éviter les dérives, c'est finalement au prix de contradictions et de transgressions au terme desquelles la raison se retrouve exsangue ; et les êtres humains aussi.
On a donc avec Humanæ vitæ l'expression la plus directe et la plus simple de ce qui se joue dans nos sociétés depuis quarante ans au moins. Danièle Hervieu-Léger peut constater que la révolution contemporaine du rapport à la nature met radicalement en question la sacralisation magistérielle de l'ordre naturel, faisant entrer du même coup le discours de l'Église sur le mariage, la famille et la sexualité dans une "crise de plausibilité" sans précédent {footnote} Catholicisme, la fin d'un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 249.{/footnote} , il nous semble qu'elle en reste à la superficie sociologique du problème que pose Humanæ vitæ.
L'humanité est de plus en plus confrontée à ses immenses capacités technologiques de transformation de la nature et donc d'elle-même. Où va-t-elle puiser les raisons de se limiter dans son pouvoir d'auto-transformation ? Au nom de quoi va-t-elle interdire l'émergence d'une post-humanité ? Face au pourquoi pas ? post-moderne, il se pourrait que l'Église catholique fût la seule institution à donner une réponse totalement cohérente. Dans ce cas, on peut raisonnablement espérer que nombreux seront ceux qui dans les prochaines décennies se rapprocheront d'elle, saisis par l'angoissante tâche de préserver l'intégrité de l'espèce humaine et de continuer à former des hommes dignes de ce nom.

TH. C.*

* Philosophe. Dernier ouvrage paru : Individu et communauté, une crise sans issue ? Edifa-Mame, 2007.