De l’unité et de la division

Le point de départ des conflits, des luttes, donc des divisions, qui entraînent une paix bien souvent ignorée ou quand elle existe, précaire, provient d’un manque chronique d’unité qui déchaine les passions, ou bien du chacun pour soi dans une fausse paix qui les anticipe.

 

De l’unité et de la division

La division est bien inscrite dans la nature humaine, la nature au sens de la présence de la matière : matière, fondement du corps, plus précisément cause matérielle et fondamentale du corps de l’homme, principe du devenir. Car « ce qui devient » implique nécessairement une cause propre : la matière. L’homme, appartenant à l’univers physique, s’inscrit dans cette perspective où règne la vie. Or la matière est par nature corruptible, divisible. Nous naissons et nous mourons, nous grandissons et nous vieillissons. Le bras, la tête, sont parties du corps. L’arbre est partie de la forêt. L’homme est partie de la société qui l’entoure, comme de l’ensemble du monde. C’est pourquoi la mondialisation se veut dépasser les divisions pour une unité, mais une unité inscrite dans la matière, fondée sur la matière, elle-même source de division, de divisions.

L’homme n’y arrivera jamais, s’il ne perçoit pas que la sagesse qu’il espère acquérir, la paix qu’il espère rencontrer, l’unité qu’il souhaite retrouver après l’avoir perdue, parce qu’enfant elle ne se posait pas comme telle à lui, même dans les pays en guerre, car la haine n’habite jamais le petit enfant. La philosophie n’est plus tournée vers la sagesse, parce que la sagesse de vie exige préalablement de distinguer ce qui est attaché à la matière et ce qui dépasse la matière, en ordonnant la matière à ce qui transforme et la perfectionne.

La réminiscence platonicienne offre un bien dans un détachement qui s’inscrit au-delà de l’exister. Mais le bien de l’homme, le bien d’une famille, le bien d’une nation ou de la totalité du monde n’apparaît en réalité et en premier lieu que dans la réalité elle-même tournée vers ce pourquoi elle est faite, ce pour quoi elle existe. Telle est la vraie question qui se pose. L’homme, comme toute communauté humaine, qu’elle soit politique, économique ou religieuse, ne pourra dépasser les divisions qui l’habitent qu’en découvrant la voie qui mène à l’unité, qu’en ayant saisi la distinction entre l’unité et la division.

Ne rejetons pas la matière, car elle fait partie de notre vie humaine. La division est inscrite dans notre corporéité, entre quantité, sa propriété, et qualité. Ce qui caractérise la quantité, c’est la divisibilité. Alors, ce qui caractérise la qualité est-ce l’unité ? Qualité et quantité sont des accidents, tels qu’Aristote les désignent dans les Catégories. L’homme, en tant que réalité, a son autonomie d’exister, sa « substance », ce qui demeure au-delà de tous les mouvements liés à la vie, donc du conditionnement lié à la matière. « Je suis », « j’existe », telle est ma détermination première. Je suis intelligent, j’aime une personne, telles sont mes déterminations secondaires, secondaires, car elles sont relatives à mon exister. Mais je suis unique, « un » dans mon exister. L’exister de mon ami, de mon voisin, n’est pas mon exister. L’unité n’est donc pas le propre de la qualité, mais de l’exister.

Le sage est celui qui saisit la distinction entre la vie et l’être, entre ce qui implique la matière et ce qui dépasse la matière. Il ne rejette pas la matière. Il la relativise. Il l‘ordonne entre matière et forme, liées à la vie, face à l’être, au « je suis », le « suis » face au « je », déterminant le « je », qui signifie le vécu de mon exister. Qu’est-ce que le vécu ? C’est tout le psychisme de l’homme, son histoire passée et présente avec son caractère si furtif. Le passé est mesurable, tandis que le présent est au-delà de toute mesure. La quantité se mesure. La qualité ne se mesure pas, l’être non plus bien entendu.

Le philosophe doit découvrir que l’unité est une propriété de l’être. Le bien en soi, l’un en soi, le beau en soi n’existent pas. Ils sont le fruit de l’imagination. La pensée imagine. La pensée divise et multiplie. L’être « est » au-delà de toute division. L’unité, comme le bien, sont toujours relatifs à une réalité existante, le bien en tant que finalité dans l’ordre de l’amour d’une personne et l’unité en tant que propriété de l’être. Aussi, la philosophie de la vie implique une philosophie de l’être, lumière de l’intelligence, le danger étant à l’inverse d’enfermer l’être dans le devenir, donc dans la pensée. Toute pensée réclame un exister. Je ne peux pas penser, si je n’existe pas. D’où la pensée est relative à l’être : d’où la vérité, relation entre « ce que je pense » et « ce qui est ».

L’unité en l’homme, l’unité entre les hommes, la paix entre les hommes provient de la recherche de la vérité et des actes qui en sont les fruits, paix qui unit l’homme à lui-même, puis aux autres, quels que soient les conditionnements, les vécus de chacun, l’histoire et les cultures.

Le philosophe, dans sa recherche profonde, part de l’expérience, non pas scientifique au sens des sciences exactes, mais réelle, qu’il reçoit par ses cinq sens. Il interroge pour connaître : ce qu’est la réalité, en quoi est-elle, d’où vient-elle et en vue de quoi existe-t-elle ? Au-delà de la réalité sensible, donc liée à la matière ou au corps pour l’homme, deux questions se posent au-delà de tout conditionnement : qu’est-ce que, en vue de quoi ? La première s’attache à la forme, la seconde à la fin. Mais toute forme est ordonnée à une finalité qui lui permet d’atteindre ce pourquoi elle est faite, ce pourquoi elle existe, donc sa perfection. Sans fin, la forme ne mène nulle part. Sans saisir la réalité pour elle-même en premier lieu, c’est-à-dire son exister, sans poser le jugement d’existence « ceci est », la pensée s’arroge un droit sur l’autre, un droit existentiel inaliénable par la domination de l’imaginaire, individuel ou collectif.

Seule une philosophie de l’être ordonnant tout devenir à sa fin, à sa perfection, peut donner une profonde stabilité à la vie, peut unir les hommes entre eux, puisque le jugement d’existence implique un respect foncier de l’autre au-delà de toute pensée, de tout formalisme, de tout pouvoir, de toute critique a priori.

L’unité réclame la diversité, puisque les hommes sont différents, multiples, mais l’unité exige la recherche de la vérité impliquant une philosophie de l’être au-delà de tous ses attributs : le bien, le beau ou l’un. La philosophie première ou « métaphysique » découvre deux principes ou « premiers » dans l’ordre génétique et de perfection : la substance dans l’ordre de la forme et l’acte dans l’ordre de la fin. Toute réalité, tout homme « est » et « agit » en vue d’une finalité qui est sa propre fin, s’il se met à l’école de la sagesse qui est donne sens à sa vie et qui est source d’unité. L’être n’est en rien relatif, puisqu’il ne peut être saisi par l’intelligence ou par la volonté qui est amour.

Aussi, il n’existe qu’une métaphysique, celle de l’être déterminée par ses deux principes, la forme perfectionnée par la fin, qu’Aristote analyse dans sa Métaphysique, au-delà de l’amour, du bien et de l’un. Atteignant ce sommet, le sage s’interroge enfin sur la source de l’être et découvre Dieu.