Nos coups de coeur
Compte tenu de l’actualité particulièrement chargée de ces dernières semaines, avec les polémiques autour de l’élection américaine, les discussions sur le vote par correspondance, les débats sur son possible rétablissement en France, l’ouvrage de Patrice Gueniffey sur la Révolution française et les élections s‘avère être une salutaire lecture de circonstances, alors même qu’il s’agit d’une réédition de son travail de thèse, présenté en 1989.
La place du vote et des élections dans le processus révolutionnaire n’avait pour l’instant que très peu été analysée : elle est pourtant essentielle, car c’est par la pratique du vote que naît le peuple, et que la citoyenneté s’incarne. Comme l’écrit Furet dans sa préface, « le principe électif a été au cœur de la Révolution française, comme le moyen légitime et légal du gouvernement du peuple par lui-même ». Le paradoxe étant que la Révolution met à l’honneur et institutionnalise le vote, tout en l’utilisant finalement très peu dans l’ensemble de son processus, au profit d’autres mécanismes politiques faisant la part belle à la violence et à l’arbitraire : pour faire simple, la Révolution place le vote au cœur de son modèle politique, mais se fait pour ainsi dire sans lui. Le vote suit « une force historique qui va », il n’en est quasiment jamais à l’origine. Pourquoi ? C’est ce que Patrick Gueniffey s’attache à démontrer dans une longue et passionnante enquête, qui ne rebutera pas le lecteur habitué aux raisonnements exigeants mais demandera quelques efforts au dilettante de l’histoire. La Révolution institue en fait un « absolutisme représentatif », utopie désincarnée soumise au bon vouloir d’une oligarchie tempérée par les agissements insurrectionnels qui, eux, manifestent la démocratie directe en action.
L’histoire de la Révolution est donc l’histoire de la tension entre les principes, l’idéal, et l’incarnation, les aléas du réel. Comme aujourd’hui, le pire ennemi d’un régime reposant sur le vote est l’abstention, de la part d’un peuple qui ne comprend pas les enjeux et peine à s’identifier à un régime organisé sur des bases abstraites, à mille lieux de ses enracinements familiers. Par ailleurs, le système électif mis en place par la Révolution, interdit toute candidature, tout débat d’idées contradictoire, et vise simplement à faire émerger, dans une circonscription donnée, « le meilleur d’entre tous », faisant confiance à un unanimisme social irréalisable. La conclusion de Gueniffey est implacable : la Révolution française a institué l’élection, sans programme, sans candidat et sans électeur… Elle s’est donc elle-même placée dans une impasse politique, ce qui permet d’expliquer sans mal la fin de l’expérimentation révolutionnaire induite par le coup d’Etat du 18 Brumaire.
Une lecture fascinante, d’une actualité redoutable.