Nos coups de coeur
Auteur, en compagnie de son épouse, d’une série d’ouvrages assez équilibrés consacrés à la Deuxième Guerre mondiale, à sa sociologie intellectuelle et aux personnalités ayant alimenté la «guerre civile» qui l’a accompagnée en France, l’historien Jean-Paul Cointet s’est piqué de Taine. Engouement sain et potentiellement fructueux quand on sait que sa vie couvre tout le XIXème siècle, de la fin du règne de Charles X à l’aube de l’affaire Dreyfus, qu’il fut un touche à tout profond, laborieux, passionné et que l’austérité de ses mœurs, son côté bourgeois n’empêchaient pas un certain bucolisme, voire une dromomanie accentuée par sa fonction d’examinateur itinérant en histoire et en allemand au concours d’entrée à Saint-Cyr. Professeur aux Beaux-Arts, outre la Grande-Bretagne, il voyagera aussi en Italie et publiera même à ses débuts un guide touristique des stations thermales des Pyrénées qu’à l’instar de toutes ses autres œuvres, il augmentera, remaniera pour faire tout à la fois un carnet de voyage, un livre d’humeur et de sociologie. Gardons à l’esprit que la majeure partie de sa volumineuse production, c’est le cas de le dire, parut en premier lieu dans des revues. A ces époques, les revues intellectuelles étaient lues et relues par toute une certaine intelligentsia et un grand public à l’esprit à la fois borné et cultivé : on avait des opinions arrêtées qui vous incitaient à vous pencher sur celles de vos pairs ou supérieurs, fusse pour vous en offusquer. En somme, Taine bénéficia de toute cette ambiance passionnée propre au XIXème qui faisait qu’on ne surfait nulle part mais qu’on contraire, on pratiquait la plongée en toutes choses. Le scaphandre était une épreuve, mais on remontait finalement de ses pensées et de ses lectures avec la satisfaction de la connaissance plus ou moins accomplie. Période de hautes eaux donc, comme le disait Pierre Chaunu au sujet de l’effervescence théologique qui présida aux guerres de religion au XVIème.
Alors, pourquoi nous faut-il aujourd’hui aimer ce Taine insaisissable tant dans sa personne que dans la qualification de sa doctrine ? D’abord, parce que ce normalien avait plus que du talent, parfois du génie, ce qui lui valu son échec à l’agrégation de philo. Ensuite parce qu’il ne pratiquait pas la ségrégation des matières : il lui était évident que ses idées en philosophie pouvaient se déduire (ou s’appuyer) plus ou moins de la science expérimentale de son siècle. Taine fut un esprit systémique et systématique qui prenait souvent le chemin de la HEB, la Haute Ecole buissonnière. De là, le caractère incertain de son registre, de son style et, même, on l’a sous-entendu plus avant, de ses idées philosophiques et politiques. Seules les vagues opinions religieuses de ce libéral-conservateur à l’anglaise, de ce progressiste pessimiste sont identifiables : elles correspondent à celles du protestantisme libéral de la fin du XIXème. Il faut à présent l’apprécier : en quelle matière s’avère-t-il le plus proche de la vérité ? En matière de critique esthétique, son déterminisme ‘‘bio-historique’’ (la race, le milieu, le moment) risque d’entacher son jugement. Dans le domaine philosophique pur, on a trop souvent vérifié que les doctrines faisant fi a priori de la croyance en un ordre invisible naturel (et/ou surnaturel) des choses et des hommes (que ces derniers seraient tenus de reproduire ou de respecter) – en somme, le platonisme, y compris ses avatars chrétiens – s’abîmaient concrètement en désastres pour ne pas constater qu’à l’expérience c’est tout simplement en Histoire que l’auteur des Origines de la France contemporaine a le plus de chance de perdurer. Demeure en toute hypothèse la vie privée : il n‘y a aujourd’hui pour faire mémoire de Taine pas d’acte plus recommandable que de fouiner au cimetière de Montmartre pour trouver la tombe d’Elise de Krinitz, son amour manqué, c’est-à-dire à qui il a manqué, plus connu sous son nom de romancière : Camille Selden. Elle fut liée aussi au poète (franco)allemand Heine. Pour rejoindre à présent Taine, il convient certes de le lire, non sans avoir fait le détour vers cette tombe sur laquelle planent les mânes du grand historien.
Hubert de Champris