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Eugenio Corti,Caton l'ancien, Fallois/L'Âge d'Homme, 2005, 390 p., 20,90 €

Eugenio Corti,Caton l'ancien, Fallois/L'Âge d'Homme, 2005, 390 p., 20,90 €
  • Auteur : Eugenio Corti
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Caton l'ancien

lu par LAURENT MABIRE

 

 

 

Corti le Romain

 

La biographie d'un personnage célèbre révèle également la personnalité du biographe. On ne compte plus ces ouvrages qui, sous couvert d'examen d'une époque, jettent par contraste un regard cruel sur la nôtre.

La biographie est un exercice obligé dans la carrière de l'homo politicus à la française, moitié pour avoir l'adoubement des mandarins universitaires et se targuer d'être ainsi de la catégorie des intellectuels, moitié pour placer son action dans le prolongement historique de celui qui est passé sous la plume, parfois complaisante, du biographe.

 

Aucun de ces travers n'est à attendre avec cet ouvrage d'Eugenio Corti sur Caton l'ancien. Toute l'œuvre de Corti est placée sous le signe de l'exigence morale la plus haute et de l'accomplissement du devoir, traits qui caractérisent hautement la vie de Caton, symbole emblématique des vertus romaines à une époque de crise et de choc des cultures.

 

À travers l'évocation de la vie de Marcus Porcius Cato, l'auteur du Cheval Rouge montre comment un peuple de paysans magistralement doué pour le droit est devenu maître de tout le monde antique connu et dont l'organisation politique permettra la diffusion du christianisme (Corti y voit l'œuvre de la Providence). Par ailleurs, il met en lumière les trois plaies du "modernisme antique" contre lequel Caton luttait : la culture grecque dont la décadence menaçait le mode de vie romain, la popularité excessive de certains généraux, ce qui se vérifiera sous l'empire, et Carthage dont l'économie fondée sur le recours massif à l'esclavage menaçait les productions romaines. Son obstination contre Carthage est restée d'ailleurs proverbiale mais, dans la parole incantatoire du fameux "Delenda est Carthago", c'est surtout la primauté à l'économie qui est visée et cette harangue célèbre résonne de façon bien moderne, hélas !

 

Eugenio Corti s'attache à Caton, on le sent très clairement à travers son livre, même s'il le considère parfois comme "pointilleux", voire "hargneux". Sans complaisance à son égard, sa critique aurait pût aller plus loin. Caton, sur la fin de sa vie, tomba dans quelques travers qu'il combattait. De surcroît, ce n'était ni la charité ni la miséricorde qui guidaient ses actions, bien loin de là, en particulier avec ses propres esclaves. De ce strict point de vue, c'est le général romain Scipion l'Africain qui recueille une particulière estime et affection de l'auteur, qui le qualifie de "naturaliter christianus". Notons aussi son admiration, sans doute moins marquée, pour Hannibal, le génie militaire carthaginois, qui ne réussit pas à sauver de la ruine la patrie qu'il chérissait par-dessus tout.

 

Nouvelles Carthages

 

Caton, paysan, soldat, consul, censeur, orateur, avocat, historien et poète laisse sous la plume de Corti le portrait d'un homme portant au sommet les vertus d'une civilisation en mutation. Sachant l'inéluctabilité de l'Histoire, il jette les derniers feux d'une Rome ancienne en tentant de poser des jalons moraux pour les générations qui viennent. En ce sens, Corti et Caton se ressemblent très étrangement.

 

Dans quelle mesure la biographie ne se teinte-t-elle pas d'une autobiographie ? Les siècles en arrivent à se mêler étroitement sous la plume de l'auteur. La différence notable entre les deux époques antiques et modernes, ou païennes et chrétiennes, c'est la considération de la personne humaine acquise avec le christianisme. Il est à noter, et Corti le fait également très bien dans les quelques "médaillons" magistraux de son livre où il prend une hauteur considérable sur l'Histoire, que cette dignité est mise en péril dès que la primauté économique prend le pas. Sous sa plume, nous avons la désagréable sensation que les anciens pays chrétiens dans lesquels nous vivons sont en voie de devenir inéluctablement de nouvelles Carthage.

 

Évoquons le style littéraire d'Eugenio Corti. Ce livre est annoncé comme un roman mais ce qualificatif est tout à fait impropre. Corti l'identifie comme une "mise en image". C'est le premier ouvrage de ce type traduit en français mais le troisième de l'auteur après la Terre de l'Indien consacré aux réductions jésuites du Paraguay et l'Île du Paradis traitant des révoltés de la Bounty ) à Pitcairn, deux sujets où l'utopie se confronta au réel.

 

L'ouvrage sur Caton surprendra le lecteur dans sa forme mais la forma mentis occidentale, conditionnée par une civilisation de l'image, acceptera bien vite l'exercice que l'auteur lui impose. Car la mise en image se situe à la confluence du théâtre (que Corti connaît bien), du roman, de l'essai et de l'écriture cinématographique. L'image du cinéma est particulièrement frappante dans la manière de changer de scène : l'auteur évoque "l'objectif [qui] s'attarde sur... ou bien le "fondu".

 

Déroutante, la technique incite le lecteur à tomber au sein même de l'action, à suivre les personnages dans leurs dialogues, à abolir la distance que procurerait l'usage d'un autre style. Corti, dans son dépouillement des dialogues qui fait ressembler ce Caton l'Ancien à une tragédie antique, a le talent littéraire de faire revivre sous nos yeux et sans une once d'ennui, une vie marquée par l'exigence la plus dure et, plus qu'une vie, tout le contexte de la vie romaine. Formidable exercice littéraire en même temps que remarquable page d'histoire pouvant éclairer notre époque.

 

 

 

© Liberté politique, janvier 2006


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