Depuis quelques jours, la sordide affaire Duhamel défraie la chronique. Une fois de plus, un témoignage glaçant met un coup de projecteur sur la corruption morale des élites dirigeantes, qui fixent par ailleurs depuis des décennies les canons de la bien-pensance à laquelle les citoyens français sont censés se soumettre.
Camille Kouchner, fille de l’ancien ministre Bernard Kouchner, publie un livre terrible, La Familia grande, dans lequel elle dénonce les agissements de son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, président, entres autres fonctions honorifiques, de la Fondation Nationale des Sciences politiques. On y découvre que le constitutionnaliste le plus en vue de la Ve République s’est rendu coupable de viol sur mineur, sur la personne du fils de sa femme, première épouse de Bernard Kouchner, à savoir le propre frère jumeau de Camille.
On pourrait exhiber ici la présomption d’innocence qui s’applique à tous, mais l’intéressé n’a pas cherché à démentir, et il s’avère que les faits étaient connus, et très largement, depuis des années, de tout le petit milieu. Tout le monde savait. Le couple Duhamel était en effet au cœur d’une sinistre compagnie d’intellectuels, politiques, journalistes très en vue, de gauche comme il se doit, qui gravitait autour d’eux, et se retrouvait épisodiquement dans leur belle demeure du Var pour des soirées « légères » interminables où la débauche était la règle. Aucune arrière-pensée, de la part de gens à qui tout réussit et qui passent leur temps à distribuer des bons et des mauvais points à la société toute entière. Aucune considération pour la pudeur de jeunes adolescents à peine sortis de l’enfance, et qu’ils mêlent sans scrupules à leurs jeux grivois.
Le témoignage de Camille est poignant, et nous vous en épargnerons ici les détails scabreux. Pour les deux adolescents qui essaient de se soutenir au cœur de cette déferlante, une question lancinante : est-ce que tout cela, c’est mal ? Chassez la morale, elle revient au galop. La réponse s’impose avec l’évidence de la vérité mais ne doit pas être formulée car les conséquences seraient pour eux trop lourdes à supporter. Ces enfants sont plongés, noyés au quotidien dans la culture soixante-huitarde d’une élite corrompue qui justifie tout. Il y a longtemps que le stade de la simple licence ou du libertinisme est dépassé, ils évoluent dans un milieu pétri de corruption et de pornographie devenues ordinaires, où la pureté de leur jeune âge est vilipendée et moquée.
Les dégâts sont là, mais comment s’en étonner ? La Familia grande est un nouveau fruit pourri, un de plus, du monde de mai 68. Bernard Kouchner, le père des deux jumeaux, savait. Il n’a rien dit. N’était-il pas l’un des signataires de la fameuse pétition en faveur de la pédophilie, parue dans les colonnes du Monde et de Libération en 1977, aux côtés de tout un tas de tristes sires, comme Sartre, Beauvoir ou Sollers ? Evidemment, nous pouvons nous féliciter de ce que la parole se libère, et que la lumière soit enfin faite. Mais les choses ne sont jamais si simples. Ironie du sort : Camille Kouchner peut se permettre cette efficace dénonciation du système précisément car elle a ses entrées dans le système, étant la compagne de Louis Dreyfus, qui a barboté et barbote encore dans les comités de direction du Monde ou de L’Obs. Elle a un nom qui fait qu’on l’écoute. L’Obs publie une interview de l’auteur. Tant d’autres victimes n’ont pas cette chance de se faire entendre.
Soyons lucides : au-delà de la souffrance évidente et du courage de Camille Kouchner à prendre la parole, il n’en reste pas moins que ce petit monde de gauche entend rester maître du jeu. Il fixe les règles de sa propre corruption et décide à l’avenant du moment adéquat pour siffler l’heure de la fin de la récréation. Dans les cris d’orfraie du milieu – Elisabeth Guigou, à la tête d’une commission sur l’inceste, proche du couple Duhamel, Frédéric Mion, directeur de Sciences Po, qui savait mais qui fait mine de ne pas avoir compris – il y a quelque chose de l’auto-critique stalinienne : une méthode de gestion et de pouvoir. C’est nous qui décidons comment, quand et jusqu’où nous dénonçons nos turpitudes. Il n’y a qu’à avoir les suites de l’affaire MeToo : le scandale de la décadence morale d’Hollywood dénoncée par ses promoteurs dans le sens qui les arrange, et surtout sans gratter trop loin, car la machine à rêves du cinéma américain repose précisément sur cette décadence savamment entretenue.
En tirant le fil, derrière le scandale Duhamel, on trouve toute une culture ayant érigée la sexualité comme son alpha et son oméga. Une culture profondément malsaine qui crée un terreau favorable à ces abus, mais n’est absolument pas remise en cause, voire est encouragée par ailleurs. De toutes parts, dans le discours officiel, sur les plateaux radio et télé, dans les séries, jusqu’à l’Education nationale, c’est la mise en avant de la sexualité précoce, de l’âge du consentement toujours plus bas, du sans tabou universel, ce sont les moqueries sur la pudeur et la pureté, le panégyrique de la famille recomposée, présentée comme un absolu d’épanouissement et de liberté. De tout cela, qui mène tout droit à des affaires Duhamel par centaines, rien n’est profondément remis en cause par le discours dominant. L’Eglise elle-même est bien touchée, victime elle aussi de mai 68, et pour certains de ses fils dans ces années noires, une victime consentante.
A la faveur d’une affaire comme celle-ci, l’édifice tremble sur ses bases. Mais ce n’est pas suffisant : si nous voulons espérer changer les choses, il faut le mettre à bas. Sachons ne pas être dupes de ces mea culpa temporaires, pour continuer à affirmer avec force notre idéal. Ne cessons pas de faire retentir nos trompettes de Jéricho : au septième jour, les murailles de la ville s’écrouleront.
Constance Prazel