L'Europe une âme puis des états

Dans cette première partie, Hubert de Champris montre qu’il n’est pas présomptueux d’alléguer que l’Europe n’est pas une réalité uniquement géographique. Où l’on devinera in fine que cette «consistance» de l’Europe, loin d’avoir augmenté depuis son origine, a, au contraire, si l’on peut dire, progressivement régressé jusqu’à nos jours.

La naissance de la France peut prêter à discussions, voire à controverses. On retiendra la date de la conversion de Clovis Ier , 496, où un roi païen suit son peuple dans sa religion dominante, le christianisme et non pas l’arianisme (alors qu’on connaissait généralement le processus inverse). Ou bien l’année 843, date du Traité de Verdun, où apparaît en langue germanique le mot France. Ou bien encore 1215, date du retour des chevaliers de la bataille de Bouvines, qui verrait apparaître le sentiment de l’appartenance nationale. Il y a ainsi dès ces époques là un Etat en formation, un peu de nation et beaucoup de religion - peu (l’arianisme des barbares, les Lombards) ou très (la terre des Francs) - chrétienne. L’Europe sourd entre ces repères. Car il  y a une présence insistance, entreprenante, à la fois envahissante et, pourtant, elle-même, d’elle-même à l’origine de la très moderne séparation du religieux et de l’Etat, qui dit son mot et souhaite dicter sa loi - la loi de Dieu, méta ou supra civile, comme on voudra -. Cette très puissante instance n’est autre que l’Eglise. Le grand spécialiste de la chose qu’est Michel Rouche mérite ici plus encore qu’ailleurs d’être médité : «La dialectique entre le charisme prophétique et l’institution, même si Charlemagne essaya de privilégier la seconde en cassant le premier, allait enclencher un processus de création sociale tout à fait original : l’Europe.» [1]

Les mots capitaux

Les mots sont en l’espèce capitaux, nonobstant le fait que Rouche qualifie plus loin l’Europe de ‘‘nouveau concept’’. Si la délimitation de l’Europe par la pure géographie physique est insuffisante pour définir ce concept, nous devons toutefois prendre note que les mots ci-dessous qui ont présidé à son apparition nous en disent déjà beaucoup sur ce qu’elle est et, devrons-nous ajouter, sur ce qu’elle ne peut pas ne pas être pour mériter cette appellation. L’Europe est donc une création, elle n’est pas une entité sui generis. Mais cette création, comme l’est la nation, est une création, qui, pour être, pour naître de l’homme, n’en est pas moins une création naturelle, non pas artificielle. Ce dernier adjectif renvoie aux notions de construction, de constructivisme, d’arbitraire, de « pur produit de la volonté humaine ». Cette création est donc sociale : c’est en vue de l’édification d’un type bien compris de société qu’elle a été entreprise. Ce type de société est celui promu par la chrétienté, terme qui n’existait pas en tant que tel à la fin de la dynastie mérovingienne parce qu’il était inutile : les pays, les gens se confondaient avec l’Eglise. C’est une société chrétienne, sujette à l’observance des canons de l’Evangile et à la double régence du roi (ou de l’empereur) et de l’Eglise dont il s’agit. L’institution sous-entendue par Michel Rouche n’est autre que l’Eglise. Le charisme prophétique visé est le sien. Elle en use particulièrement en faveur des pauvres ; c’est aussi le charisme rédempteur attaché aux pauvres en quelque sorte, charisme que l’Eglise souligne, pauvres qu’elle assiste.

 Union sans confusion

« L’union dans la distinction » de l’Eglise et de l’Etat est comparable, non assimilable, à la l’union sans confusion des deux natures, humaine et divine, du Christ. Ce sont les papes Grégoire le Grand et son successeur Boniface IV (qualifié par saint Colomban de «tête de toute les Eglises de l’Europe entière») qui, les premiers, donneront un contenu de civilisation, et non plus de simple description physique, à l’Europe. Celle-ci, le voyons-nous, a partie liée, et liée bien serrée avec l’Eglise, la défense des pauvres, l’éradication de la barbarie et de l’arianisme des peuples et peuplades barbares qui ont ravagé l’époque mérovingienne. Et si on discerne alors pas seulement en pratique, mais aussi de plus en plus dans la théorie, l’existence d’un Etat et sa distinction par rapport à l’Eglise, il n’en demeure pas moins que cette fine séparation, non seulement ne correspondra jamais à l’hostilité, si ce n’est même à l’aversion que l’Etat, à l’époque contemporaine, pourra manifester à son encontre, bien mieux, que cette Eglise, en la personne des papes, tel Jean VIII, reçoit le titre de « recteur de l’Europe », titre accordé précédemment à Charlemagne. Nous constatons ainsi une sorte de passage de relais. L’Europe a charge d’âmes, celles-ci se meuvent sous le regard averti de l’Eglise, celle-là, en bonne étymologie, est dirigée, gouvernée par le pape et l’Eglise du Christ.

L’empire carolingien voit la confusion de l’universalisme romain [antique] et de l’universalisme chrétien. «Désormais la Rome des consuls fait un avec la Rome des martyrs», ajoute notre historien. Ainsi, prenant pleinement conscience de ces conditions d’apparition de l’Europe en sa qualité de civilisation, ne devrions-nous pas nous dire, au vu de l’Europe actuelle et de la poursuite de sa prétendue «construction», qu’il y a peut-être, comme qui dirait, un léger malentendu.

à suivre...       

 

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[1] Michel Rouche, Les racines de l’Europe – Les sociétés du haut Moyen-Âge, 568-888, Fayard