L'Europe ne nous laisse que les citrouilles d'Halloween. C'est en ces termes que le cardinal Bertone, secrétaire d'État du Vatican, a commenté l'arrêt rendu le 3 novembre par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) contre l'Italie au sujet des crucifix exposés dans les écoles publiques.

À dire vrai, quand on parle d'Europe, il faut préciser qu'il s'agit ici du Conseil de l'Europe, et de l'application des conventions conclues en son sein [1], non des institutions bruxelloises de l'Union européenne. Mais les deux institutions ne sont pas sans lien, puisque la Charte européenne des droits, annexée au traité de Lisbonne qui va entrer en vigueur, se réfère directement à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi qu'à son application par la CEDH. L'affaire en acquiert donc une grande importance.

Le crucifix, un symbole attaqué pour lui-même
Mme Lautsi, la requérante, est une italienne d'origine finlandaise. Après avoir épuisé les recours juridictionnels internes jusqu'au conseil d'État italien qui lui avait donné tort, elle a attaqué l'État italien devant la CEDH au motif que l'apposition des crucifix dans les classes des écoles publiques, qui est générale et constante depuis des décennies, était contraire à son droit d'assurer l'éducation de ses enfants et de leur donner un enseignement conforme à ses convictions philosophiques. Selon elle, la seule présence de ce symbole religieux donne le sentiment que l'État adhère à une croyance religieuse déterminée et exerce une pression sur les mineurs confiés à ses soins.

Au vu de la jurisprudence passée de la CEDH, sa plainte aurait dû être rejetée. En effet, la présence des crucifix dans les salles de classe n'implique ni une quelconque prise de position des enseignants ni un contenu déterminé des programmes dont tout le monde reconnait la neutralité en matière religieuse ; elle n'entrave nullement la liberté d'adhérer ou non à une religion, la requérante ne se plaignant d'aucune gêne ni discrimination à cet égard ; elle ne constitue pas davantage une ingérence active de l'État italien en faveur de tel ou tel culte ; tous motifs qui sont habituellement ceux retenus par la Cour pour juger qu'il y a atteinte à la liberté de religion et à la responsabilité première des parents dans l'éducation des enfants.

Non, c'est au symbole lui-même que Mme Lautsi s'attaquait.

L'athéisme érigé en norme commune
Infléchissant sa jurisprudence traditionnelle, c'est par une décision de principe que la Cour lui a donné satisfaction. Celle-ci déclare en effet, dans un considérant de portée très générale :

La liberté négative (celle de ne pas croire) n'est pas limitée à l'absence de services religieux ou d'enseignement religieux. Elle s'étend aux pratiques et aux symboles exprimant [...] une croyance, une religion ou l'athéisme. Ce droit négatif mérite une protection particulière si c'est l'État qui exprime une croyance ou si la personne est placée dans une situation dont elle ne peut se dégager, ou seulement en consentant des efforts et un sacrifice disproportionnés (cf. texte intégral ci-dessous).

Il est déjà audacieux de parler d'efforts ou de sacrifices disproportionnés en pareille affaire pour justifier la solution ; il est surtout faux d'établir une symétrie entre les religions et l'athéisme. En effet, cette symétrie n'existe pas puisque l'athéisme s'exprime d'abord par l'absence de religion et le rejet de ses symboles.

Mais en établissant cette fausse symétrie et en déclarant que la liberté de croire ou de ne pas croire est affectée par la simple présence d'un crucifix parce qu'il est un symbole religieux, le juge considère que la protection de cette liberté implique nécessairement l'interdiction de tout symbole de cette nature dans l'espace public. En pratique, et parce que seul l'athéisme peut se satisfaire de ce vide, cela revient à dire qu'il a seul droit de cité. C'est ainsi que se faufile un nouveau totalitarisme par un biais juridique abusif. Voilà comment une certaine vision de la laïcité, qu'on qualifierait mieux de laïcisme militant, aboutit à ne laisser comme symboles acceptables dans l'espace public que les citrouilles d'Halloween et autres manifestations mercantiles similaires. Et l'on se plaindrait ensuite des méfaits du désert spirituel imposé à nos sociétés européennes ?

Si cet arrêt devait faire jurisprudence, on aurait tout à craindre dans de nombreux pays européens : en France même, le concordat qui s'applique en Alsace-Moselle et qui comporte un certain nombre de dispositions sur la présence de symboles religieux dans les écoles publiques serait directement menacé, malgré l'attachement que lui vouent les populations des trois départements concernés et qui a fait plier la IIIe République elle-même lors de leur retour dans le giron français en 1918.

L'Europe soumise au gouvernement des juges
L'État italien avait pourtant fait valoir l'ancienneté de la tradition qui fonde la présence des crucifix dans les écoles, et montré ses fondements bien établis jusque dans le droit constitutionnel. Il avait rappelé quelle importance la religion catholique avait eue dans la formation de l'identité italienne, et qu'elle a encore dans l'héritage culturel qui imprègne la nation, sans que cela implique pour autant une quelconque prise de position officielle en sa faveur. Les juridictions internes elles-mêmes avaient considéré que la croix était devenue un symbole et une expression des valeurs humanistes incorporées dans la vie civile.

L'État italien avait également rappelé à la Cour la nécessaire prudence qui devait être la sienne dans un domaine particulièrement sensible, celui de la laïcité, où les pratiques nationales sont variables, et où les États doivent bénéficier d'une grande marge d'appréciation afin de tenir compte des données complexes de la culture et de l'histoire de chaque pays.

Qu'à cela ne tienne ; la CEDH a enjambé toutes ces objections pour s'ériger en censeur de ce qui doit ou non forger le consensus national. Est-elle légitime à le faire ? Non. D'ailleurs, l'unanimité des réactions négatives enregistrées en Italie (à l'exception remarquable du Parti communiste) [2] démontre, s'il en était besoin, que les arguments de l'État italien étaient parfaitement fondés, et que les juges ont abusé de leur pouvoir juridictionnel.

Il fut un temps où l'on se méfiait du gouvernement des juges : on pense par exemple au XVIIIe siècle français ou aux débats qu'a suscités l'institution des cours constitutionnelles. Il ne s'agissait pourtant que de juges nationaux qui, peu ou prou, ont toujours des comptes à rendre, ne serait-ce qu'au travers des équilibres politiques et par le moyen des constitutions que les peuples se donnent. À l'inverse, en raison de leur statut et des règles du droit international qui font prévaloir les traités sur les normes juridiques internes, les juridictions internationales ne rendent compte à personne. Elles devraient donc s'imposer une grande prudence. Ce fut longtemps le cas.

Mais, fascinées par le concept d'état de droit devenu le paradigme de nos sociétés depuis plusieurs décennies, les juridictions supranationales européennes (qu'il s'agisse de la CEDH, comme ici, ou de la Cour de justice de l'Union européenne que l'on a déjà eu l'occasion d'épingler à plusieurs reprises) se départissent de cette prudence. S'instituant juges universels, elles déroulent implacablement une logique qu'elles construisent elles-mêmes à partir des traités qui les ont instituées. On voit ainsi s'édifier une nouvelle forme de gouvernement des juges dont on doit tout craindre. Qui les arrêtera ? Qui corrigera leurs débordements ? Personne : ces juridictions sont au-dessus des lois et des constitutions. L'état de droit dérive vers un concept abstrait auto-centré et auto-justifié, confié sans contrôle à un aréopage de juges déracinés de leur terreau culturel et enfermés dans leur propre logique.

L'État italien a fait appel de cet arrêt devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'homme qui est l'instance suprême. Les autres États membres du Conseil de l'Europe auront alors la possibilité d'intervenir à son soutien et de faire valoir tout ce que cet impérialisme juridictionnel a d'excessif. Espérons qu'ils le feront et qu'ils seront entendus ; mais sans trop d'illusion.

On ne se trompera sans doute pas en estimant qu'en réalité, la seule logique à l'œuvre qui soit au-dessus de toute contestation est désormais la logique anti-religieuse. Et l'on voudrait nous convaincre que l'Europe est en train de construire le meilleur des mondes ?

 

[1] Le Conseil de l'Europe est une institution distincte de l'Union européenne. Cette organisation intergouvernementale, créée par le traité de Londres en 1949 et dont le siège est à Strasbourg, compte aujourd'hui 45 membres dont plusieurs pays non européens, y compris la Turquie. Elle s'est spécialisée dans la protection des droits de l'homme par l'adoption d'une série de conventions, dont la plus connue et la plus importante est la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales signée en 1950. Les violations de cette convention peuvent faire l'objet de recours juridictionnels devant la Cour européenne des droits de l'Homme dont les décisions contraignent les États membres, et qui a développé une abondante jurisprudence.
[2] Cf. les réactions à l'arrêt de la CEDH en Italie et au Vatican (Le Fil, 4 novembre 2009) : Crucifix interdits : L'Europe ne nous laisse que les citrouilles

Arrêt de chambre 1
Lautsi c. Italie (requête n° 30814/06)
CRUCIFIX DANS LES SALLES DE CLASSE :
CONTRAIRE AU DROIT DES PARENTS D'ÉDUQUER LEURS ENFANTS SELON LEURS CONVICTIONS ET AU DROIT DES ENFANTS À LA LIBERTÉ DE RELIGION
Violation de l'article 2 du protocole n° 1 (droit à l'instruction) examiné conjointement avec l'article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention européenne des droits de l'homme.
En application de l'article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue 5 000 euros (EUR) à la requérante pour dommage moral. (L'arrêt n'existe qu'en français.)
Principaux faits
La requérante, Mme Soile Lautsi, est une ressortissante italienne, résidant à Abano Terme (Italie). Ses enfants, Dataico et Sami Albertin, âgés respectivement de onze et treize ans, fréquentèrent en 2001-2002 l'école publique Istituto comprensivo statale Vittorino da Feltre , à Abano Terme. Toutes les salles de classe avaient un crucifix au mur, et notamment celles ou les enfants de Mme Lautsi suivaient leurs cours, ce qu'elle estimait contraire au principe de laïcité selon lequel elle souhaitait éduquer ses enfants. Elle informa l'école de sa position, invoquant un arrêt de 2000 de la Cour de cassation, qui avait jugé la présence de crucifix dans les bureaux de vote contraire au principe de laïcité de l'État. En mai 2002, la direction de l'école décida de laisser les crucifix dans les salles de classe. Une directive recommandant de procéder ainsi fut ultérieurement adressée à tous les directeurs d'écoles par le Ministère de l'Instruction publique.
Le 23 juillet 2002, la requérante se plaignit de la décision de la direction de l'école devant le tribunal administratif de la région de Vénétie, au motif qu'elle portait atteinte aux principes constitutionnels de laïcité et d'impartialité de l'administration publique. Le ministère de l'Instruction publique, qui se constitua partie dans la procédure, souligna que la situation critiquée était prévue par des décrets royaux de 1924 et 1928. Le 14 janvier 2004, le tribunal administratif accepta la demande de la requérante de saisir la Cour constitutionnelle, afin qu'elle examine la constitutionnalité de la présence du crucifix dans les salles de classe. Devant la Cour constitutionnelle, le Gouvernement soutint que cette présence était naturelle, le crucifix n'étant pas seulement un symbole religieux mais aussi, en tant que drapeau de la seule Eglise nommée dans la Constitution (l'Eglise catholique), un symbole de l'État italien. Le 15 décembre 2004, la Cour constitutionnelle se déclara incompétente, au motif que les dispositions litigieuses étaient réglementaires et non législatives. La procédure devant le tribunal administratif reprit et, le 17 mars 2005, celui-ci rejeta le recours de la requérante. Il jugea que le crucifix était à la fois le symbole de l'histoire et de la culture italiennes, et par conséquent de l'identité italienne, et le symbole des principes d'égalité, de liberté et de tolérance ainsi que de la laïcité de l'État. Par un arrêt du 13 février 2006, le Conseil d'État rejeta le pourvoi de la requérante, au motif que la croix était devenue une des valeurs laïques de la Constitution italienne et représentait les valeurs de la vie civile.
Griefs, procédure et composition de la Cour
La requérante alléguait en son nom et au nom de ses enfants que l'exposition de la croix dans l'école publique fréquentée par ceux-ci était contraire à son droit de leur assurer une éducation et un enseignement conformes à ses convictions religieuses et philosophiques, au sens de l'article 2 du Protocole n° 1. L'exposition de la croix aurait également méconnu sa liberté de conviction et de religion, protégée par l'article 9 de la Convention.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l'homme le 27 juillet 2006.
L'arrêt a été rendu dans par une chambre de sept juges composée de :
Françoise Tulkens (Belgique), présidente,
Ireneu Cabral Barreto (Portugal),
Vladimiro Zagrebelsky (Italie),
Danutė Jočienė (Lituanie),
Dragoljub Popović (Serbie),
András Sajó (Hongrie),
Işıl Karakaş (Turquie), juges, ainsi que de Sally Dollé, greffière de section.
Décision de la Cour
La présence du crucifix - qu'il est impossible de ne pas remarquer dans les salles de classe - peut aisément être interprétée par des élèves de tous âges comme un signe religieux et ils se sentiront éduqués dans un environnement scolaire marqué par une religion donnée. Ceci peut être encourageant pour des élèves religieux, mais aussi perturbant pour des élèves d'autres religions ou athées, en particulier s'ils appartiennent à des minorités religieuses. La liberté de ne croire en aucune religion (inhérente à la liberté de religion garantie par la Convention) ne se limite pas à l'absence de services religieux ou d'enseignement religieux : elle s'étend aux pratiques et aux symboles qui expriment une croyance, une religion ou l'athéisme. Cette liberté mérite une protection particulière si c'est l'État qui exprime une croyance et si la personne est placée dans une situation dont elle ne peut se dégager ou seulement en consentant des efforts et un sacrifice disproportionnés.
L'État doit s'abstenir d'imposer des croyances dans les lieux où les personnes sont dépendantes de lui. Il est notamment tenu à la neutralité confessionnelle dans le cadre de l'éducation publique où la présence aux cours est requise sans considération de religion et qui doit chercher à inculquer aux élèves une pensée critique.
Or, la Cour ne voit pas comment l'exposition, dans des salles de classe des écoles publiques, d'un symbole qu'il est raisonnable d'associer au catholicisme (la religion majoritaire en Italie) pourrait servir le pluralisme éducatif qui est essentiel à la préservation d'une société démocratique telle que la conçoit la Convention, pluralisme qui a été reconnu par la Cour constitutionnelle italienne.
L'exposition obligatoire d'un symbole d'une confession donnée dans l'exercice de la fonction publique, en particulier dans les salles de classe, restreint donc le droit des parents d'éduquer leurs enfants selon leurs convictions ainsi que le droit des enfants scolarisés de croire ou de ne pas croire. La Cour conclut, à l'unanimité, à la violation de l'article 2 du Protocole n° 1 conjointement avec l'article 9 de la Convention.

 

 

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