Il est le plus grand technicien de l'histoire du cinéma, l'équivalent d'un Alberti, d'un Michel-Ange, ou d'un Bramante. Hitchcock se promène dans toutes les dimensions du temps et de l'espace, à la vitesse du son et de la lumière, de l'histoire et de la matière.

La contraction de l'espace dans la Corde, la variation de l'éclairage, si discrète et implacable, tient du prodige. Et en marge de cette maîtrise technique digne d'un génie de la Renaissance, et qui rend le septième art fascinant comme une toile de Léonard ou une gravure de Dürer, il y a cette corde que justement Hitchcock ne lâche jamais, et qui s'appelle la culpabilité. Et le pis est qu'Hitchcock tient toujours à châtier les coupables, tout en divertissant son public : castigat ridendo mores, disait-on de la comédie ; ici on châtie les crimes en terrifiant et en amusant.
Prenons les Oiseaux : la maîtrise de la narration, des graphismes, des péripéties est exemplaire. Mais de quoi parle l'histoire ? De la fin du monde, de l'Apocalypse vue à tire d'aile ? Oui, mais... l'histoire parle surtout d'amour, d'une riche héritière désœuvrée qui s'en va voir un avocat à Bodega Bay. Pourquoi cette demoiselle poursuit-elle comme dans un conte du Graal son chevalier peu servant ? Parce qu'elle est amoureuse ? Après tout, elle amène deux oiseaux d'amour, des lovebirds ; et dans la littérature courtoise la femme est associée au perroquet ou à l'épervier.
Mais la relation est plus complexe : l'avocat a vu la belle dans un tribunal et il l'a tancée dans l'oisellerie. Il sait qu'elle aurait commis telle faute sur la voie publique, il y a quelque temps... à Rome. Notre coupable s'en va donc le voir avec ses oiseaux d'amour comme pour se rédimer. Et elle déclenche l'apocalypse ou l'apocalypse accompagne sa démarche, et elle est horriblement mutilée... dans un grenier plein de souvenirs. Pas une seconde on ne sent un plan inutile, une parole en l'air. Ici tout est nécessaire. On est dans une cathédrale.
Tout est nécessaire, comme dans un texte sacré, parce que tout sert le propos originel : celui justement sur le péché originel.
Voyons Psychose : en dix minutes, l'héroïne est coupable d'avoir des relations hors mariage... et de vol. La libertine escroque, allégorie coquine de la femme libérée de la société de consommation, prend la fuite et elle est tuée, elle le personnage principal, au bout d'une demi-heure de projection, d'ailleurs par un voyeur. Ce châtiment rapide est unique dans l'histoire du cinéma.
Grâce au ciel, Hitchcock ne s'en prend pas qu'aux femmes. Je pense encore à la Corde, un des plus grands pamphlets contre le fanatisme idéologique. Deux dandies tuent sur ordre de la déesse Raison, fille de Nietzsche et aussi des Lumières, qui les a décrétés supérieurs pour la seule raison qu'ils se sont décrétés supérieurs. Jamais l'inanité du discours arrogant de l'époque moderne n'a été si habilement démontée. On pense aux dernières guerres contre l'Irak, à la prochaine contre l'Iran, à toutes les boucheries héroïques de la révolution, de l'Empire et du XXe siècle toutes produites au nom de discours et non de nécessités.
La folie rationnelle
C'est la folie rationnelle qui est ainsi dénoncée dans ce film magistral, qui narre le progressif délitement psychique des deux pitoyables intellos criminels. Les coups de feu tirés dans la rue à la fin du film par leur naïf inspirateur couronne leur geste ridicule mais ô combien copiée tout au long des derniers siècles, lorsque les hommes, depuis la Réforme et Cromwell, se mirent dans l'esprit de tuer pour des idées et des abstractions. Nous avons des vices communs, les femmes et le vin, disaient les partisans du roi d'Angleterre à ceux de Cromwell, mais vous avez celui bien pire des idées. Entre le communisme, le fascisme, le nationalisme et aujourd'hui l'humanitarisme (qui est depuis vingt ans la cause de toutes les guerres), nous n'avons pas fini d'en souper, des satanées idées.
L'un des opus plus les fascinants d'Hitchcock, catholique amateur de bons vins et de bonne chère, gentleman francophile et francophone, farceur et Mister Hyde, comme il se définissait lui-même, est bien sûr Fenêtre sur cour. Ici un autre péché est à deux doigts d'être châtié, celui de voyeurisme. James Stewart paralysé photographie tout le temps ses voisins et l'un d'eux, un assassin, finit par le défenestrer. Le plus criminel des deux est certes l'assassin mais le photographe peeping Tom (voyeur), comme dit sa sage femme de ménage, est aussi un criminel d'un genre nouveau, celui de la société médiatique, obsédé par la connexion, le people, le téléphone portable, l'ordinateur jetable, tout ce vide-ordures globalisé où l'homme, comme le prévoyait déjà un penseur de l'époque baroque, allait se vider par son œil . Il est stupéfiant de voir combien à chaque fois Hitchcock a fait mouche, quand il s'en prenait à nos fautes...
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