Guillaume Bernard : "Pour grandir, La Manif pour tous doit échapper à la tentation partisane"

Politologue, maître de conférences à l’Institut catholique d’études supérieures (ICES-La Roche-sur-Yon), Guillaume Bernard est coauteur d’un Dictionnaire de la politique et de l’administration (PUF, 2011) et d’un essai sur les Forces politiques françaises (PUF, 2007). C’est de la droite que vient désormais la pression politique, tandis que la gauche réunifie libéralisme économique et libéralisme dans les mœurs. Pour La Manif pour tous, l’enjeu reste d’échapper aux clivages partisans.

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LIBERTE POLITIQUE. — Les commentateurs ont associé les Manifs pour tous à la droite. Mais de quelle(s) droite(s) sont-elles le nom ?

GUILLAUME BERNARD. — Plusieurs classifications de la droite ont été proposées. La plus connue est celle de René Rémond (droites contre-révolutionnaire, bonapartiste et orléaniste). Certains chercheurs du Cevipof (le centre de recherche sur la vie politique française de Sciences-Po Paris) utilisent la répartition suivante : droite religieuse, droite protestataire, droite libérale.

Toute classification a ses mérites et ses limites : montrer la réalité sous un certain angle. Pour ma part, je considère que la prise en considération des enjeux philosophiques de fond et, à la fois, des problématiques politiques récentes (identité nationale, construction européenne, questions de mœurs et de bioéthique) conduit à distinguer deux droites : la droite classique et la droite moderne. La seconde considère qu’il n’y a de corps sociaux (comme la famille ou la nation) qu’artificiels : ceux-ci n’existent qu’en raison d’une manifestation de volonté. La première adhère à la sociabilité naturelle : par leur volonté, les hommes font vivre les corps sociaux mais ceux-ci sont inscrits dans un ordre cosmologique des choses.

L’année dernière, l’UMP tentait de faire bonne figure devant le succès des premières Manifs pour tous qu’elle n’avait pas vu venir, ni peut-être même souhaitées... Dans quelle mesure les parlementaires de l’opposition sont-ils attirés par ce que Jean-Pierre Le Goff appelle le « gauchisme culturel » ?

Depuis la Révolution, la vie politique française a été marquée par le mouvement sinistrogyre (Albert Thibaudet) : les nouveaux courants sont venus par la gauche de l’échiquier politique et ont repoussé sur la droite ceux qui étaient nés antérieurement.

Ainsi, le libéralisme est-il passé de gauche (au XVIIIe siècle) à droite (au XXe siècle) après avoir incarné le centre (au XIXe siècle). Le même phénomène peut être illustré par l’évolution du radical-socialisme, au cours de la IIIe République, qui est passé de l’extrême gauche au centre gauche. Pendant deux siècles, la gauche a donc, petit à petit, colonisé intellectuellement presque toute la droite ; elle lui a imposé ses références et l’essentiel de ses valeurs.

Si ce gauchisme culturel est un néolibéralisme, entendu comme l’extension de droits individuels au détriment du bien commun, l’UMP qui est un parti néolibéral est-elle la mieux placée pour l’affronter ?

 Il y a, semble-t-il, en France, une vraie difficulté à comprendre le libéralisme, tant d’un point de vue intellectuel qu’institutionnel. Pour simplifier, celui-ci consiste dans une doctrine selon laquelle il n’existe pas de valeurs en soi mais uniquement la rencontre de volontés. Mais, s’opposer à la bureaucratie ou au fiscalisme et demander que l’État se limite aux fonctions dites régaliennes, n’équivaut pas à une adhésion au libéralisme.

Par ailleurs, le fait que, d’un point de vue interne, l’État soit pléthorique, n’empêche pas que, d’un point de vue international, il se soit rangé au libre-échangisme : critiquer le second point ne signifie pas une acceptation du premier. C’est d’abord à un effort de définition des concepts que les politiques doivent s’atteler de telle manière que les électeurs puissent être confrontés à des choix idéologiquement clairs. Seulement les partis n’y ont pas intérêt car la présence en leur sein de diverses sensibilités leur permet de capter (et d’additionner) des électorats disparates.

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« Les idées de droite regagnent du terrain et repoussent vers la gauche les idées qui occupaient son espace politique. »

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Or l’expansion des idées de gauche a connu un arrêt brutal. Désormais, c’est par la droite que vient la pression politique, ce que j’ai proposé d’appeler le « mouvement dextrogyre ». Celui-ci est né de la conjonction de plusieurs facteurs. L’événement fondateur a été l’effondrement du régime collectiviste soviétique.

Ensuite, le 11-Septembre (et la multiplication des attentats islamistes en particulier contre des lieux de culte chrétiens) a été cristallisateur : il a permis à la droite de substituer un ennemi à un autre, de remplacer l’anticommunisme par l’anti-islamisme.

Enfin, la révélation de l’impuissance à contrôler la mondialisation, aussi bien financière que migratoire, semble favoriser l’accélération du processus. Les idées de droite, qui jusqu’à présent avaient été comprimées par le sinistrisme, se redéploient, regagnent du terrain et repoussent vers la gauche les idées qui occupaient son espace politique.

Bien entendu, l’influence intellectuelle et médiatique de la gauche n’a pas disparu. Toutefois, la droite n’a plus honte d’elle-même. Qui plus est : l’innovation intellectuelle et/ou la poussée électorale viennent de la droite. Cela ne signifie nullement que le mouvement dextrogyre soit le monopole de la droite radicale : il l’englobe, mais il la dépasse très largement.

Qu’ils en approuvent ou non les conséquences, le mouvement dextrogyre met les hommes politiques devant une alternative : adapter leurs programmes pour maintenir leur créneau électoral sur l’échiquier politique ou accepter de glisser sur leur gauche s’ils entendent maintenir leur discours.

Cela est naturellement vrai pour les politiques classés à droite : les campagnes présidentielles de Nicolas Sarkozy illustrent la première option, l’actuelle stratégie de François Fillon semble incarner la seconde.

Mais, ceux de gauche sont eux aussi rattrapés par le déplacement des idées : l’évolution du discours de François Hollande illustre le mouvement dextrogyre. Si le libéralisme a basculé à droite par opposition au collectivisme qui s’est développé dans la seconde moitié du XIXe siècle, il est de nouveau en train de glisser mais, cette fois-ci, de la droite vers la gauche de l’échiquier politique. Avec ce processus, il tend vers sa réunification, le libéralisme dans les mœurs étant, pour l’essentiel, resté à gauche, tandis que le libéralisme économique était passé à droite.

Les droites peuvent-elle se reconstruire en ignorant La Manif pour tous ?

 Il est certain que la Manif pour tous ne se réduit pas aux catholiques, mais ils y ont été tout de même très largement majoritaires. Or l’analyse de la sociologie électorale doit conduire à rester les pieds sur terre.

Numériquement, les catholiques pratiquants (ceux qui vont au moins une fois par mois à la messe) ne représentent qu’environ 6,5 millions d’électeurs (sur 45 millions) soit au mieux 15 % du corps électoral (les « messalisants », c’est-à-dire les cathos pratiquants chaque dimanche, n’étant que 4 %). Il s’agit donc d’une minorité. Celle-ci est indispensable à la constitution d’une majorité pour un candidat de droite (puisqu’ils votent à près de 80 % pour les diverses tendances de droite), mais elle ne lui garantit pas la victoire. Ces électeurs ne comptent que pour un quart des voix obtenues par Sarkozy tant au premier qu’au second tour de 2012.

Penser que l’UMP pourrait être doctrinalement influencée de l’intérieur relève de la naïveté. Mais surtout, la faiblesse politique des cathos vient de ce que leur vote est extrêmement prévisible : parmi les facteurs expliquant le vote, l’enracinement culturel et l’attachement à des valeurs morales sont l’un des plus prégnants. Les partis politiques ne les craignent donc pas.

Pour la droite, ils sont un électorat acquis envers lequel il n’est nul besoin de tenir des promesses pour obtenir ses suffrages. Les catholiques ne peuvent espérer peser sur la politique qu’à la condition de devenir un électorat flottant, c’est-à-dire changeant son bulletin en fonction des enjeux et de l’offre.

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« Pour faire grandir son influence, La Manif pour tous devra se transformer en un authentique lobby sans état d’âme partisan. »

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 En fait, le risque est moins pour l’UMP que pour La Manif pour tous. Va-t-elle, par exemple, garder son indépendance ? Ce qui a fait sa force, c’est qu’elle a su rassembler des personnes aux appartenances partisanes diverses qui ont mis leurs différences de côté pour, ensemble, défendre une cause et agir sur l’ensemble de la classe politique. Sa force politique (outre sa capacité à réunir des foules) ne se réalisera concrètement que si elle refuse tout compromis avec l’ensemble des partis politiques. Elle ne doit se rallier à aucun d’eux car elle aurait tort de croire qu’elle peut attendre autre chose d’un parti qu’une volonté de canaliser électoralement ses sympathisants (par exemple, en offrant des postes à ses « anciens » cadres).

Croire qu’elle pourra faire de l’entrisme, obtenir la reconnaissance de ses revendications en « plaçant » certains de ses membres dans un parti, c’est ne pas connaître le fonctionnement (cynique) de la vie politique. Hormis le cas de personnalités (nationales ou locales), un candidat a besoin, pour être élu, d’une étiquette. Des cadres de La Manif pour tous l’obtiendront sans grandes difficultés, en particulier s’il s’agit d’un scrutin de liste (chaque parti devant avoir des représentants des différents créneaux électoraux). Le « piège » se refermera alors sur eux. Car, pour être réélus, il leur faudra l’investiture du parti qu’ils n’obtiendront, cette fois, qu’en acceptant de mettre leurs idées trop « clivantes » dans leur poche.

Pour faire grandir son influence, La Manif pour tous devra se transformer en un authentique lobby n’ayant strictement aucun état d’âme partisan : elle doit prendre tous les partis sans exclusive comme des interlocuteurs, mais aussi comme des cibles. Elle trouvera, toujours, sans qu’elle ait besoin de compromis, des parlementaires (convaincus ou en mal de notoriété) prêts à reprendre une proposition de loi fournie, discrètement, clef en main.

Puisqu’elle a mis en place une charte pro-famille à destination des candidats aux élections, La Manif pour tous pourrait, par exemple, se focaliser sur la mise en place d’un réseau ayant pour but de contribuer à faire élire ceux qui l’ont signée, et battre ceux qui l’ont refusée et ce, quels que soient les partis concernés. En politique, il n’y a pas de pire ennemi que les faux amis…

Lorsqu’on aborde la question européenne avec des députés très engagés contre le « mariage pour tous » ou la théorie du genre, ils esquivent la question. Pourtant, le « gauchisme culturel » est très présent dans le droit européen. Dès lors, n’est-ce pas aussi la question du positionnement par rapport à l’UE qui se pose à l’UMP ?

L’UMP est effectivement divisée sur la construction européenne entre un courant favorable au processus d’intégration et un autre souverainiste. Puisque la droite s’est constituée par sédimentation, il existe inévitablement en son sein des incompatibilités entre les idées initialement de droite et celles classées à droite mais antérieurement de gauche. Cela n’exclut naturellement pas qu’il puisse y avoir des rencontres.

Mais, à cause de la constitution du paysage politique sous l’influence du mouvement sinistrogyre, les plus forts clivages idéologiques passent plutôt au sein de la droite qu’entre celle-ci et la gauche. Jusqu’à la chute du mur de Berlin, la droite pouvait trouver, par pragmatisme, un semblant d’unité par rejet du camp socialiste et en se contentant de lui opposer un discours sur le réalisme économique. Depuis la disqualification du régime soviétique, les causes de fracture interne ressurgissent.

À l’inverse, on a très peu entendu le Front national sur le « mariage pour tous ». Pour Marine le Pen, c’est un sujet de diversion pour faire oublier l’économie. Jean-Marie Le Pen n’aurait sans doute pas agi de la même façon. Comment l’expliquez-vous ? Était-ce une erreur tactique du FN ?

Il est certain que la position du FN sur cette question est quelque peu ambiguë : d’un côté, il n’a  pas appelé à manifester (même si certains de ses membres éminents ont participé aux cortèges, tout en n’étant jamais invités sur la tribune, ce qui est assez étonnant) et, de l’autre, il est le seul parti à s’être engagé pour une abrogation de la loi Taubira.

Il est assez vraisemblable que Marine Le Pen n’avait pas envisagé l’étendue de la mobilisation et qu’elle s’en est désintéressée. Contrairement à d’autres, elle n’a pas voulu avoir l’air de prendre le train en marche. En outre, il est possible qu’elle ait préféré ne pas heurter de front les homosexuels (qui, dans leur majorité, n’ont d’ailleurs pas, semble-t-il, l’intention de se marier), considérant qu’ils étaient susceptibles de se rallier au FN par peur et /ou hostilité à l’islam.

Enfin, et surtout, elle sait sans doute que le ressort du vote FN n’est pas lié aux valeurs religieuses. Qu’il soit ou non croyant et pratiquant, l’électeur qui se prononce pour le FN le fait pour d’autres raisons : par réaction contre les insécurités physique et matérielle, économique et sociale, culturelle et identitaire.

Il n’en reste pas moins que, d’une part, une partie certainement non négligeable des manifestants LMPT vote FN et que, d’autre part, même si la recension des têtes de listes aux municipales qui ont signé la charte LMPT n’a, à ma connaissance, pas été encore publiée, il semblerait que le FN soit omniprésent.

Face aux Manifs pour tous, le président de la République a plié. C’est en tout cas ce qu’on lit dans la presse. Croyez-vous aux annonces faites par François Hollande concernant le retrait ou, au moins, le report de la loi Famille ? 

Pour apaiser l’opinion publique, le gouvernement a annoncé qu’il renonçait ou s’opposerait à certaines modifications législatives. Mais la tactique est bien connue. Il va d’abord laisser passer les prochaines élections. Puis il est assez vraisemblable qu’il reviendra à la charge, mais de manière plus discrète, pour éviter la mobilisation de ses adversaires.

Il peut, par exemple, décider de faire de la vente à la découpe, c’est-à-dire morceler un texte de loi en plusieurs dispositions qui sont intégrées dans d’autres textes attirant moins l’attention.

De même, pour diminuer sa responsabilité politique, le gouvernement peut fournir à des parlementaires de sa majorité des textes pré-rédigés ou bien laisser ceux-ci présenter des propositions de loi ou des amendements. Cela permet de faire voter des dispositions en se cachant derrière le paravent de la démocratie (représentative).

Étant donné que la gauche est divisée sur les questions économiques, il est peu probable qu’elle ne cherche pas à retrouver son unité sur les sujets dits sociétaux, ceux pour lesquels elle considère être l’incarnation du sens de l’histoire et du progrès. Pour parodier une célèbre réplique cinématographique : les idéologues, ça ose tout ; c’est même à cela qu’on les reconnaît…

 

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

 

© Photo : LMPT/JBonnafont - DR

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