Le diable se cache bien souvent dans des détails. En matière de législation sur la fin de vie, il y en est un qui pourrait se révéler désastreux en se retournant contre la loi Léonetti dont l'équilibre précaire serait une nouvelle fois remis en question.

L'affaire Pierra, du nom de ce jeune homme mort à la suite du débranchement de sa sonde d'alimentation, en est la triste illustration.

Les principes judicieux de la loi Leonetti

Pour y voir clair, rappelons en premier lieu que les principes généraux de la loi relative à la fin de vie sont tout à fait judicieux au regard d'une éthique respectueuse de la vie du malade. Pour cela, ils méritent d'être toujours mieux explicités en direction des professionnels de la santé en particulier et de l'opinion publique en général.

Le dispositif législatif n'ouvre aucun droit à la mort médicalement provoquée en maintenant fermement l'interdit fondateur du meurtre incompatible avec nos valeurs démocratiques. À aucun moment, la mission parlementaire présidée par le député et médecin Jean Leonetti n'a admis que la société assigne au corps médical la tâche d'administrer la mort à des malades. En parfaite consonance avec l'article 38 du code de déontologie médicale héritier du serment antique d'Hippocrate : Le médecin n'a pas le droit de provoquer délibérément la mort.

La commission sur l'accompagnement de la fin de vie l'avait d'ailleurs solennellement affirmé devant l'Assemblée nationale à l'occasion de l'exposé des motifs : Estimant que la dépénalisation de l'euthanasie remettrait en cause le principe de l'interdit de tuer, limite dont le franchissement n'a été revendiqué au demeurant par aucun professionnel de santé ni aucun juriste au cours de ses huit mois de travaux, la mission s'est attachée pour l'essentiel à codifier les bonnes pratiques. Par ailleurs, la loi proscrit toute obstination déraisonnable dans le champ des actes de soins, expression reprise de l'article 37 du code de déontologie médicale pour qualifier l'acharnement thérapeutique. L'article L. 1110-5 du CSP est ainsi modifié : Lorsque ces actes apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris. Certains ont parlé d'un droit au laisser mourir comme un premier pas en faveur d'une dépénalisation exceptionnelle de l'euthanasie. Cette appréciation est on ne peut plus fausse.

L'encadrement législatif est centré sur le concept pertinent de proportionnalité des traitements et vise bien au contraire à faire reculer l'arbitraire des décisions de limitation ou d'arrêt de traitement. Éviter une intervention médicale disproportionnée à l'évolution de la pathologie du malade relève des bonnes pratiques. Il est en effet parfaitement licite de ne pas débuter ou suspendre un traitement disproportionné puisque l'intention est de renoncer à l'acharnement thérapeutique qu'il induirait, contraire au bien du malade. Cela ne relève aucunement de la même appréciation morale que l'euthanasie. C'est le cas lorsque le médecin omet un traitement proportionné à l'état du malade dans l'intention première de le faire passer de vie à trépas ; on parle à juste titre d'euthanasie par omission. Ne pas empêcher quelqu'un de reculer dans le vide alors qu'on le pourrait constitue une faute morale de même nature que l'acte qui consisterait à le pousser, la distinction entre omettre et commettre n'ayant pas de pertinence éthique en matière d'euthanasie si le but est bien de tuer le malade. L'euthanasie est en effet l'acte ou l'omission réalisés par un tiers dont l'intention première est d'aboutir à la mort d'une personne malade pour supprimer ses souffrances.

Malgré cette approche éthique remarquable sur le plan général, la loi française introduit une modification regrettable dans le code de la santé publique dont plusieurs observateurs ont montré à l'époque qu'il s'agissait d'une bombe à retardement. Gilles Antonowicz, vice-président de l'ADMD et avocat de Chantal Sébire, dans sa logorrhée vindicative, a bien l'intention de la faire exploser en sortant ce 2 mai un livre intitulé Moi, Hervé Pierra, ayant mis six jours à mourir (Bernard Pascuito Éditeur).

La loi du 22 avril 2005 accorde effectivement au patient, qu'il soit ou non en fin de vie, la liberté de refuser n'importe quel traitement ainsi que le stipule le nouvel article L. 1111-4 du CSP dans lequel les termes un traitement sont remplacés par tout traitement . Selon certains, c'est ce tout petit mot qui fait la différence car il justifie pour eux l'arrêt de l'alimentation artificielle. D'autant que la mission parlementaire a bien pris soin de préciser dans son Rapport et l'exposé des motifs de la loi que les limitations et les arrêts de traitement s'appliquent à tout traitement, quel qu'il soit, y compris l'alimentation artificielle. Celle-ci est aujourd'hui en effet considérée par des médecins, par des théologiens et par le Conseil de l'Europe comme un traitement [1] . C'est le ressort intime de l'affaire Pierra dont s'est emparé Gilles Antonowicz.

L'euthanasie d'Hervé Pierra

Hervé Pierra est un jeune homme au terrain psychologique fragile. Consommation régulière de cannabis, diagnostic d'une schizophrénie débutante à la fin des années quatre-vingt-dix. Après une hospitalisation bénéfique, sa famille pense voir le bout du tunnel : Il allait mieux, confie son père. Il faisait son service militaire, avait repris le sport, était sorti major du peloton d'élèves gradés et voulait devenir sergent (Le Monde, 19 mars 2008). Mais il y avait un gros hic : les médicaments qu'il prenait pour sa schizophrénie l'avaient rendu impuissant.

Le 30 mai 1998, c'est son père, capitaine de sapeurs-pompiers à Paris, qui le découvre pendu. Avec ses collègues, il parvient à le sauver mais le manque d'oxygénation du cerveau le laisse dans un état comateux. Pour qualifier la condition de ces malades dont le coma se prolonge au-delà d'une année, les spécialistes parlent d'état végétatif persistant. C'est le cas d'Hervé Pierra qui est transféré dans une unité de soins au long cours. Les parents font preuve de beaucoup de sollicitude dans l'accompagnement de leurs fils. L'idée de mettre fin à ses jours nous a bien sûr effleurés, reconnaît la maman, mais nous savions que nous n'aurions pas pu survivre à ce geste.

Vint alors la discussion sur la fin de vie qui bat son plein suite à l'euthanasie de Vincent Humbert le 30 septembre 2003. Affaire qui semble faire vaciller les convictions des époux Pierra qui vont suivre dans les moindres détails les développements de cette histoire, puis les travaux de la commission parlementaire sur la fin de vie (Le Monde, ibid.). Ils s'inscrivent conjointement à l'ADMD et à l'association fondée par Marie Humbert : Faut qu'on s'active. Nous avions plein d'espoir pour la libération d'Hervé , avoue le papa.

Dès la promulgation de la loi Leonetti, il demande avec sa femme que la sonde d'alimentation du jeune homme lui soit retirée. Pourtant, l'équipe médicale qui a en charge Hervé refuse catégoriquement la requête de ses parents, rappelant que l'alimentation assistée relève d'un soin de confort et non d'un traitement. La débrancher équivaudrait à une euthanasie, martèlent-ils. Au terme d'une confrontation qui durera plus de quatorze mois, la famille fera intervenir un médecin consultant extérieur à l'établissement comme la loi le permet. En l'occurrence, le docteur Régis Aubry, président du Comité national du développement des soins palliatifs qui remettra un rapport favorable à la demande des époux Pierra.

Comme Terry Schiavo aux USA, Hervé Pierra mettra six jours pour mourir de faim. Décès précédé par de violentes convulsions qui bouleverseront durablement son entourage. On crie alors au scandale de la mort sale que permet la loi Leonetti. Incompétence médicale ? Défaut de sédation ? On a beau jeu aujourd'hui d'accuser l'équipe soignante de tous les maux alors qu'on lui a forcé la main pour retirer la sonde gastrique. Le débat n'est pas à ce niveau. C'est bien le statut de l'alimentation artificielle qui est au cœur de ce nouveau drame et non point l'application plus ou moins réussie de la loi autorisant son arrêt.

L'alimentation artificielle est un soin toujours dû

De nombreux bioéthiciens, n'en déplaise à la mission sur la fin de vie, contestent le fait de ranger l'alimentation artificielle parmi les traitements. Si la procédure relève en effet initialement de la technique médicale, son but est de répondre à un besoin élémentaire de nourriture qui permet en définitive la dispensation d'un soin de base. Une fois la sonde posée, l'alimentation devient de l'ordre de la gestuelle des soins. Plusieurs auteurs classent l'alimentation assistée dans une niche spécifique pour signifier qu'elle représente un acte technique sans pour autant être réductible à un traitement thérapeutique classique. Ils suggèrent de la renommer nutrition médicale afin d'insister sur son caractère ordinaire pour la conservation de la vie.

En effet, l'alimentation assistée ne cherche pas tant à contrecarrer une pathologie organique touchant cette fonction qu'à pallier un problème simplement mécanique en répondant à un besoin de base de l'organisme. Le recours à ce geste permet de contourner un défaut de déglutition – patent dans la situation d'une personne en état végétatif – sans que cela n'équivaille à une incapacité d'assimiler les nutriments. En aucun cas, on ne peut parler d'obstination déraisonnable ou de traitement disproportionné au sens de la loi Leonetti puisque justement l'alimentation médicale peut être poursuivie longtemps sans effet secondaire majeur et avec une grande efficacité pour soutenir la vie du patient dans le coma : c'est exactement la définition d'un soin proportionné !

L'intention de laisser advenir une mort par inanition contre laquelle on pourrait lutter avec la perspective d'un succès durable au plan du maintien de la vie, et donc ne pas vouloir l'empêcher alors qu'on le pourrait, n'est ni plus ni moins qu'une euthanasie. En définitive, la mort, qui est la conséquence directe d'une suspension dans l'administration des nutriments chez un patient qui ne peut s'alimenter seul, est souhaitée ici pour elle-même afin de supprimer une personne dont on juge la qualité de vie insupportable. Y consentir relève bien d'un geste euthanasique. Plutôt que de parler de soin disproportionné, ne faut-il pas plutôt admettre que c'est la vie de ces malades qui nous semble disproportionnée en raison de leur faible qualité ? Le professeur d'éthique canadien, Hubert Doucet, l'affirme clairement : Cette position se fonde sur la reconnaissance que dans ce cas, la mort est meilleure que la vie. Elle porte en soi une dynamique de discrimination et d'euthanasie. Si la condition mentale et physique délabrée est à l'origine de la prise de décision, n'est-ce pas de la discrimination ? Si cette personne est privée de nourriture parce que sa mort apparaît moins misérable que sa vie, c'est une forme directe d'euthanasie. Les conséquences sociales d'une telle position sont extrêmement inquiétantes [...]. Dans ce cas, il n'y a pas de différence entre tuer et laisser mourir quelqu'un. Le Centre d'éthique clinique de l'hôpital Cochin le concède également à propos du cas d'Hervé Pierra, par la voix de sa directrice, le docteur Véronique Fournier : Si la loi a explicitement refusé les pratiques euthanasiques, de telles pratiques peuvent pourtant avoir lieu sous son couvert [...]. Un arrêt d'alimentation et d'hydratation peut ainsi être décidé avec pour intention de faire mourir (Le Monde, 19 avril 2008). C'est bien ainsi que l'avait interprété l'équipe médicale d'Hervé Pierra qui refusait d'obtempérer à la demande des parents, comme de nombreux soignants français d'ailleurs, si l'on en croit l'article cité.

Stratégie pro-euthanasie

Tout ceci n'est pas le fruit du hasard. La question brûlante du retrait de l'alimentation médicale est depuis longtemps une ressource stratégique pour aboutir à une dépénalisation de l'euthanasie. Dès septembre 1984, l'australienne Helga Kube, au cours de la Ve Conférence mondiale des associations pour le droit de mourir dans la dignité, dévoile publiquement le plan de bataille à observer pour légaliser l'euthanasie dans des pays culturellement réfractaires : Si nous pouvons obtenir des gens qu'ils acceptent le retrait de tout traitement et soin, spécialement l'arrêt de toute nutrition, ils verront quel chemin douloureux c'est de mourir et accepteront alors, pour le bien du malade, l'injection létale .

On ne s'étonnera pas aujourd'hui que l'ADMD fasse main basse sur ce détail de la loi française. Marie Humbert également a toujours joué sur ce tableau dans son combat pro-euthanasie en stigmatisant les faux-semblants de la loi Leonetti : Peut-on tolérer, sans avoir honte, la souffrance de ceux que la médecine a maintenus artificiellement [...] ? Doit-on débrancher et refermer la porte ? Peut-on les laisser mourir de faim ou de soif sous le regard de leurs parents, comme Terry Schiavo aux Etats-Unis ? C'est pourtant ce que prévoit la loi Leonetti, votée le 22 avril 2005, qui protège les médecins laissant mourir leurs patients (Le Figaro, 20 mars 2006). La stratégie des militants pro-euthanasie vise ici à dénoncer l'ambiguïté de la loi pour faire le choix mortel de l'euthanasie légale sensée y remédier. Le législateur se retrouve pris au piège d'approximations qui font le jeu de ses adversaires. Il s'est donné en quelque sorte le bâton pour se faire battre et ne peut aujourd'hui que constater les dégâts. Avec beaucoup d'à-propos, Xavier Mirabel, président de l'Alliance pour les droits de la vie, qualifie cette tendance lourde de la législation d'euthanasie à la française dans l'avant-dernière livraison de Liberté politique (n° 39, hiver 2008).

Peut-on espérer que la nouvelle mission d'évaluation qui vient de débuter ses consultations remette sur la table des discussions cet aspect controversé de la loi ? Jean Leonetti vient de déclarer à la journaliste qui lui demandait son sentiment sur l'affaire Pierra : Maintenir durant plusieurs années une nutrition artificielle chez une personne en état végétatif prolongé, est-ce un traitement disproportionné ? À mon sens, oui... (La Croix, 7 avril 2008).

*Pierre-Olivier Arduin est responsable de la commission bioéthique du diocèse de Fréjus-Toulon.

[1] Respecter la vie, accepter la mort , Rapport n. 1708, tome 1, Assemblée nationale, juillet 2004, p. 250. On ne voit pas très bien à quels théologiens se réfère le rapport parlementaire, le magistère de l'Église catholique se distinguant par une remarquable continuité doctrinale. Le dernier document en date est l'avis éthique rendu en août 2007 par la Congrégation pour la doctrine de la foi, approuvé par Benoît XVI, qui conclut que l'administration de nutriments et d'eau, même par voie artificielle, constitue en règle générale un moyen ordinaire et proportionné de maintien de la vie. Elle est donc obligatoire dans la mesure et jusqu'au moment où elle montre qu'elle atteint sa finalité propre qui consiste à hydrater et nourrir le patient (Réponses et commentaire aux questions de la conférence épiscopale des États-Unis concernant l'alimentation et l'hydratation artificielles).

 

 

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